Fabio Fazio, le présentateur de l’émission dans laquelle le pape est venu faire la promotion commerciale de son dernier livre, est à peu près inconnu en France. Donc l’analyse qui suit, publiée sur le blog de Sabino Piaciolla, peut sembler une affaire purement italienne. Et donc, au niveau plus large, une anecdote de peu d’intérêt pour nous.
Mais ce n’est pas le cas. En plus de mettre en évidence des aspects de la personnalité de celui qui préside aux destinées de l’Eglise sur terre, à présent connus de tous, mais apparemment pas de la majorité des journalistes (à savoir: ce qui intéresse ce pape, ce n’est pas Le Pape, mais Jorge Mario Bergoglio), l’article met en évidence comment les médias manipulent ceux qui croient se servir d’eux pour assurer leur propre promotion:
Bien que les apparences suggèrent que l’autorité est Bergoglio, la véritable autorité est incarnée par Fazio, qui, dans son programme pseudo-cultivé et progressiste, se préoccupe précisément de certifier l’autorité de quiconque est assez disposé à se plier aux logiques faziesques pour le mériter.
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Une autorité que le système médiatique confère et peut facilement révoquer à sa guise, et certainement pas à celle de l’interviewé.
Pourquoi François se fait-il interviewer par Fazio ?
Mattia Spanò
Parmi les invités de Che Tempo Che Fa, la troisième interview de Fabio Fazio avec Bergoglio est aussi la première en dehors de la Rai – l’émission est passée à Nove, une chaîne de Warner Bros distribuée en Italie par Sky – c’est-à-dire en dehors du périmètre, même nominal, du service public. Ce qui intéresse François, c’est Fazio lui-même, et non la télévision d’État et sa coterie institutionnelle.
Obnubilé par l’événement – une interview du pape, un fait qui n’a aujourd’hui plus rien d’exceptionnel – on risque de laisser de côté des questions plus importantes et des réponses plus révélatrices. Par exemple : pourquoi Fazio ?
Partons d’un postulat : un entretien avec un pape n’est pas un entretien avec n’importe quel personnage. Or, l’effet premier de la plupart des interviews est celui-ci : réduire n’importe qui à un personnage quelconque. L’interview est abondamment utilisée par les hommes politiques et les artistes qui ont besoin de se faire connaître et de promouvoir leur œuvre éventuelle à un niveau populaire, qu’il s’agisse d’un programme électoral, d’une polémique sur l’actualité, d’un disque, dans le cas de Bergoglio, de son autobiographie, Spera.
L’interview, en particulier l’interview télévisée, fonctionne comme un examen de la personne et de ses intentions passées, présentes et futures. Elle doit, ou devrait, faire ressortir le « non-dit » qui sous-tend la plupart des initiatives personnelles, la partie « animique » [relative à l’âme] en quelque sorte. Rien de tout cela ici, comme on peut facilement le constater. Il s’agit tout au plus de divagations pilotées.
Ce non-dit est généralement artificiel, plus artificiel que le produit qu’il est censé promouvoir. Une image mystifiée est donnée de l’interviewé, qui est censé apparaître comme une personne normale, serviable, accessible. L’interview fonctionne comme l’ironie pirandellienne, pour avertir du contraire : plus la personne est importante, plus elle doit paraître ordinaire. L’effet est déstabilisant : on se souvient parfois que Tizio [Untel] a donné une interview et qu’il a dit des choses, mais pas un iota de ce qu’il a dit. Dans ce cas, c’est le pape qui parle : tout le monde se fiche de ce qu’il dit. Le co-auteur – l’interviewé – phagocyte son propre travail en le cachant dans son ombre.
Le contenu de l’interview est différent d’une opinion – plus ou moins compétente – exprimée sur un sujet d’intérêt. L’interview est le contraire logique de l’autorité. Il s’agit d’une divagation légère, d’un flux de conscience qui n’a rien de mémorable. L’interviewé parle plus ou moins de choses qui ne sont pas de sa compétence.
C’est d’autant plus efficace que l’autre co-auteur – l’intervieweur – a l’art de faire dérailler l’interviewé. La nouvelle, c’est un pilote de Formule 1 qui parle de cuisine, pas de course automobile. Personne ne se souviendra qu’il l’a fait, mais tout le monde se souviendra du pilote.
L’hypothèse est qu’il est plus intéressant de filtrer la personnalité de la personne qui exprime une opinion quelconque : non pas CE qu’elle pense, mais QUI le pense, et quelle fonction elle occupe. L’interview célèbre la personne interrogée, suggérant qu’elle est une personne peu commune avec des pensées communes, une expérience commune à beaucoup, voire à tous, des désirs et des objectifs communs au reste de l’humanité.
L’interview, si elle est bien menée, dépouille quiconque de son autorité en le jetant dans le magma de la banalité la plus incandescente. Il est manifestement faux de dire que le pape est «uno de noantri» [l’un de nous]. De même, on prétend que si le pape parle du biorythme des hamsters, il le fait avec l’autorité que lui confère sa qualité de pape. Le résultat est la falsification d’une falsification.
De ce point de vue, la grisaille onctueuse du colossal professionnel qu’est Fazio pour feindre la grisaille onctueuse fait de lui l’intervieweur idéal pour celui qui a besoin de se mettre en valeur, c’est-à-dire d’agiter son propre néant avec un culot et une forme de plaisir à infliger au public qui semble croire que le pape est un homme ordinaire alors qu’il ne l’est pas.
Fazio est émoustillé par un torrent d’évidences, faisant passer le dispensateur de ces évidences pour un géant de notre temps. Qu’il s’agisse d’un chanteur pop, d’une journaliste vedette, d’un célèbre footballeur [interviewés par Fazio] ou du pape, devant Fazio n’importe qui est gigantesque.
Le reste du contenu, ce sont des gens qui, sortis de leur contexte, parlent de tout et de rien sur le ton du bavardage, disant des choses que n’importe qui pourrait dire, amplifiées par le médium qui, comme l’a dit McLuhan, EST le message.
Alors pourquoi le pape devrait-il se prêter et se prosterner devant Fazio ? Si la brève [!] introduction que j’ai faite peut être acceptée, la conclusion est que Bergoglio ne se soucie pas du pape François et beaucoup de l’homme Jorge Mario. Il accepte donc volontiers de se dépouiller pro tempore des obligations et des oripeaux de la fonction qu’il occupe afin d’attirer l’attention sur lui-même, sur ce qu’il pense, sur ce qu’il écrit, sur ce qu’il croit. De plus, il semble suggérer au public, catholique ou non, que Bergoglio est plus intéressant que le pape. Si, de fait, le pape et ce qu’il dit n’intéressent que les catholiques, Bergoglio peut, au moins sur le papier, intéresser tout le monde.
Il pense probablement que c’est la bonne façon d’atteindre tout le monde. Mais comment, et surtout, QUI touche-t-il ? Rien. Je défie quiconque de citer de mémoire un petit bout d’interview du bon Fazio. Dans la réalité, qui est toujours plus crue que nos bonnes intentions, tout se résume à la spectacularisation de la misère humaine. Au point que le pape en est réduit à présenter sa propre autobiographie – qui est en soi la pantomime d’une confession terminale – comme l’auteur d’un quelconque livre de recettes, se pliant au jeu éditorial de l’intervieweur Fazio.
Bien que les apparences suggèrent que l’autorité est Bergoglio, la véritable autorité est incarnée par Fazio, qui, dans son programme pseudo-cultivé et progressiste, se préoccupe précisément de certifier l’autorité de quiconque est assez disposé à se plier aux logiques faziesques pour le mériter.
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Une autorité que le système médiatique confère et peut facilement révoquer à sa guise, et certainement pas à celle de l’interviewé.