En 2013 paraissait en Italie, sous la plume d’un des principaux philosophes italiens contemporains Giorgio Agamben (né en 1942 – j’ai traduit dans ces pages un certain nombre de textes issus de son blog Quod Libet, en particulier ceux consacrés à la gestion de la « pandémie » covid dont il a été l’une des rares voix à dénoncer le caractère totalitaire) un « petit livre » au titre intrigant (Il mistero del male. Benedetto XVI e la fine dei tempi). Le livre a été traduit en français, et publié chez Bayard en 2017.
Je suis tombée récemment par hasard sur une recension du blog The Remnant. S’appuyant sur Saint Augustin, Agamben propose une interprétation inédite de la renonciation de Benoît XVI – auquel il vouait une grande admiration.

Dans son petit monastère au centre du Vatican, le vieux pape émérite s’est comporté comme la lumière sur la montagne. Le philosophe italien Giorgio Agamben y voit même un katechon, un barrage, sur la base de la deuxième lettre de l’apôtre Paul aux Thessaloniciens. Le terme katechon est également interprété comme un « obstacle ». En effet, quelque chose ou quelqu’un fait obstacle à la fin des temps. Selon Agamben, Ratzinger, alors jeune théologien, dans une interprétation de saint Augustin, faisait la distinction entre une Église des méchants et une Église des justes. Depuis le début, l’Église est inextricablement mixte. Elle est à la fois l’Église du Christ et l’Église de l’Antéchrist. De ce point de vue, la démission de Benoît XVI a inévitablement conduit à la séparation de la « bonne » Église de l’Église « noire », à la séparation du bon grain de l’ivraie.

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Peter Seewald, entretien avec Nico Spuntoni, 2023
/www.benoit-et-moi.fr

Présentation de l’éditeur

En accomplissant son « grand refus », Benoît XVI n’a pas fait preuve de lâcheté, mais, bien au contraire, d’un courage qui prend aujourd’hui un sens et une valeur exemplaires. Sa décision attire l’attention sur la distinction entre deux principes essentiels de notre tradition éthico-politique, dont nos sociétés semblent avoir perdu toute conscience : la légitimité et la légalité. Si la crise que traverse actuellement notre société est si grave et si profonde, c’est parce qu’elle ne remet pas seulement en question la légalité des institutions, mais aussi leur légitimité ; pas seulement, comme on le répète trop souvent, les règles et les modalités de l’exercice du pouvoir, mais aussi le principe même qui le fonde et le légitime.

Le philosophe s’interroge sur les principes de légitimité et de légalité qui ordonnent la politique en s’appuyant sur l’exemple de Benoît XVI et son refus de jouer le rôle qui lui était attribué. Le « mystère du mal » dont parle l’apôtre Paul n’est pas un sombre drame théologique qui retarde la fin des temps, paralysant et rendant toute action énigmatique et ambiguë, mais un drame historique où le Dernier Jour coïncide avec le moment présent et où chacun est appelé à jouer son rôle sans réserves et sans ambiguïtés.

(www.amazon.fr)

La renonciation de Benoît XVI et le « mysterium iniquitatis ».

remnantnewspaper.com
Robert Lazu Kmita 
6 juillet 2024
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The mysterium iniquitatis and Pope Benedict XVI’s Resignation: Giorgio Agamben’s Interpretation

Le livre de Giorgio Agamben Le mystère du mal. Benoît XVI et la fin des temps contient un message dont les implications sont rarement vues dans un ouvrage écrit par un universitaire.

En fait, comme nous allons le voir, l’auteur italien propose une interprétation de fond de la crise sans précédent qui a conduit à la démission du pape Benoît XVI.

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Sorti en Italie en 2013, le petit volume de Giorgio Agamben a été traduit en anglais par Adam Kotsko et publié quatre ans plus tard, en 2017. Et il n’est pas surprenant que le livre ait été édité pour le monde anglo-saxon par Stanford University Press, étant donné que l’auteur est connu dans les cercles universitaires italiens comme un important théoricien politique et penseur spéculatif. Dans ce livre, Agamben propose une interprétation substantielle de la crise sans précédent qui a conduit à la démission du pape Benoît XVI.

La démission de Joseph Ratzinger a fait couler beaucoup d’encre et suscité de nombreux débats. Il n’est guère d’auteur ou de groupe d’orientation conservatrice ou traditionnelle qui n’ait sa propre interprétation de cet événement presque sans précédent. Mais pourquoi devrions-nous nous intéresser à l’opinion d’un intellectuel sophistiqué, dont les auteurs préférés – Simone Weil, Martin Heidegger, Walter Benjamin, Michel Foucault (pour n’en citer que quelques-uns) – le désignent comme un penseur postmoderne ? La réponse est que dans son livre, Agamben se révèle non seulement comme un intellectuel qui admire sincèrement le pape Benoît XVI, mais aussi comme un penseur intéressé – au moins dans sa maturité – par les grandes questions de la théologie chrétienne.

Il faut d’ailleurs noter que cet universitaire a risqué sa réputation et sa carrière pour dénoncer le déroulement des événements lors de la pandémie du Covid 19. Giorgio Agamben est en effet l’un de ceux qui ont développé les analyses et les critiques les plus approfondies tant sur les choix politiques que sur le comportement d’un public prêt à accepter une vie privée des libertés les plus élémentaires. Il a notamment dénoncé la facilité avec laquelle la plupart des gens acceptaient une vie appauvrie simplement « au nom d’un risque qui ne pouvait être spécifié ». Les textes d’Agamben ont eu un tel retentissement qu’il a été invité à prononcer un discours devant le Sénat italien. Bref, grâce au discernement dont il a fait preuve, il s’est révélé être l’un des rares penseurs dont les interprétations ne peuvent nous laisser indifférents.

Revenons maintenant au livre d’Agamben sur la démission de Benoît XVI. Il s’agit plus précisément d’un petit ouvrage contenant deux conférences données par l’auteur, dont l’une, intitulée Mysterium iniquitatis. L’histoire comme mystère, a été prononcée le 13 novembre 2012 à l’Université de Fribourg (Suisse) à l’occasion de la remise d’un doctorat honoris causa en théologie. Outre ses textes, Agamben a inclus quatre documents en annexe : la déclaration d’abdication du pape Célestin V, la déclaration d’abdication du pape Benoît XVI, deux fragments de la Règle d’interprétation de l’Apocalypse de Ticonius, et enfin un fragment – le livre XX, chapitre 19 – du De civitate Dei contra paganos de saint Augustin. Tout cela offre au lecteur l’occasion de réfléchir sur le passage le plus commenté des épîtres de l’apôtre Paul, à savoir la deuxième épître aux Thessaloniciens, où il utilise l’expression mysterium iniquitatis (2.7).

Dans l’ensemble, les conférences et les textes rassemblés dans le livre visent à établir le cadre d’une interprétation cohérente de l’acte formidable qu’est la démission du pape Benoît XVI. Ce cadre, suggéré à Agamben par la formation du jeune Ratzinger, est celui de la philosophie augustinienne de l’histoire, développée autour du texte extraordinaire et des règles d’interprétation de l’Apocalypse proposées par Tyconius. Mais quelle est la particularité de ce texte ?

Fruit d’une réflexion systématique sur l’Apocalypse de saint Jean, l’interprétation proposée par Tyconius identifie le mysterium iniquitatis à la croissance, au sein de l’Église, d’une masse d’imposteurs chrétiens. En d’autres termes, il s’agit de ceux qui, tout en professant de vive voix l’enseignement chrétien, le renient par leurs actes, leur comportement et leur vie. Avant le jugement final associé à la seconde venue du Christ Sauveur, cette masse d’imposteurs, ayant atteint un point critique, sera révélée en même temps que la manifestation de l’Antéchrist, qui, selon Tyconius, émergera de l’intérieur même de l’Église.

Un détail extrêmement significatif, comme le montre Agamben, est la réflexion que le pape Benoît XVI a consacrée à Tyconius – qu’il a qualifié de « grand théologien » – lors de l’audience générale du 22 avril 2009 [cf. www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/audiences/2009].

Deux mois avant de déposer le pallium sur la tombe de Célestin V, Benoît XVI a attiré l’attention sur l’interprétation de Tyconius, selon laquelle il y a dans l’Église une partie, constituée par ceux qui sont vraiment fidèles à ses enseignements, qui appartient au Christ Sauveur, et une partie, constituée par tous les faux chrétiens qui suivront l’Antéchrist lorsqu’il commencera à proclamer ses hérésies, qui appartient au diable. En d’autres termes, c’est le blé pur mélangé à l’ivraie à l’intérieur de ce même champ qu’est l’Église. Et vers la fin de l’histoire, dans cette période caractérisée par la manifestation de l’Antéchrist, aura lieu la grande séparation : d’un côté le reste fidèle à l’Évangile, de l’autre ses traîtres, les faux chrétiens.

Manifestement bouleversé par les conséquences du geste de Benoît XVI et ses significations possibles, Agamben s’abstient de tirer des conclusions définitives. Hésitations et mises en garde – il faut bien le dire – sont dues précisément au cadre augustinien d’interprétation de l’histoire, qui exclut la possibilité d’identifier définitivement l’Antéchrist. Pourquoi ? La raison principale, selon saint Augustin, découle du verset suivant de l’Évangile de Marc :

Quant au jour et à l’heure, personne ne les connaît, pas même les anges du ciel, pas même le Fils, mais seulement le Père (Marc 13, 32).

Par conséquent, si seul Dieu le Père connaît l’heure de la fin de l’histoire, aucun homme ne peut identifier l’Antéchrist – car cela impliquerait également la détermination, bien qu’approximative, de l’heure de la seconde venue de Dieu le Fils, Jésus-Christ. C’est pourquoi saint Augustin s’abstient de proposer des interprétations « fortes » de la fin de l’histoire, et Agamben le suit.

Cependant, dans le dévoilement du « mysterium iniquitatis », il y a un passage dans lequel Agamben fait des déclarations claires qui semblent suggérer une situation véritablement apocalyptique pour le monde. Voici ce passage dans son intégralité :

Le dévoilement de ce mystère coïncide avec la manifestation de l’inopérabilité de la loi et de l’illégitimité essentielle de tout pouvoir à l’époque messianique. (Et, apparemment, c’est ce qui se passe sous notre nez aujourd’hui, lorsque les pouvoirs de l’État agissent ouvertement en dehors de la loi. En ce sens, l’ánomos ne représente rien d’autre que le dévoilement de l’anarchie qui définit tout pouvoir constitué aujourd’hui, au sein duquel l’État et le terrorisme forment un seul et même système).

Ce passage n’est-il pas extraordinaire? Mais qu’affirme Agamben ici ? Précisément, il affirme que la raison de la démission du pape Benoît XVI est liée à l’impossibilité objective de manifester son autorité pontificale par l’application de la loi. En d’autres termes, puisque l’anarchie (l’équivalent du mot grec ánomos, un adjectif qui caractérise à la fois l’Antéchrist et ceux qui le suivent) est devenue dominante et a atteint de telles proportions que les criminels (y compris les hiérarques, cardinaux et évêques catholiques, coupables de délits moraux et sexuels) ne peuvent être punis, nous sommes confrontés à un état de chaos : les lois fondées sur les dix commandements et l’Évangile ne sont plus appliquées. Dans ce contexte, la démission du pape Benoît XVI est un acte extrême, destiné à attirer l’attention de « ceux qui ont des yeux pour voir » sur une situation sans précédent.

Effrayé par les conséquences de sa propre interprétation et conscient des risques de telles déclarations, Giorgio Agamben s’est efforcé d’en atténuer l’impact :

Je me rends compte que je suis moi-même en train de spéculer, comme ceux dont Augustin stigmatise l’arrogance. Il sera donc, sinon plus prudent, du moins plus utile de se concentrer sur la structure du temps eschatologique dont il est question dans l’épître.

Nous pouvons également tirer un enseignement de cette affirmation du penseur italien. A savoir : les verdicts sur le sujet de la prophétie et de l’eschatologie doivent être prononcés avec une très, très grande prudence. Comme je l’ai dit dans d’autres articles, en dehors de révélations privées d’origine surnaturelle certaine, la pleine connaissance et la compréhension de ces mystères sont inaccessibles.

C’est pourquoi nous devons rejeter fermement la multitude de fausses prophéties, de faux signes et de fausses interprétations actuels (y compris Medjugorje).

En même temps, nous ne pouvons pas nier que la situation actuelle est l’une des plus chaotiques jamais vues dans l’histoire. C’est pourquoi, avec prudence et patience, nous devons relire les livres prophétiques de l’Ancien et du Nouveau Testament, en examinant – comme le fait Giorgio Agamben – les interprétations des saints et des docteurs de l’Église. Je suis absolument certain que tous les événements et personnages cruciaux sont gravés dans le tissu même de notre histoire et qu’ils sont également entièrement reflétés dans les livres prophétiques des Saintes Écritures.

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