A propos de la triste exhibition d’avant-hier dans la basilique papale, Andrea Gagliarducci, qui avoue « une sensibilité particulière pour le langage des symboles » s’efforce d’épargner le pape, c’est-à-dire de le comprendre et/ou de le plaindre. Et il tire de son sujet de prédilection une réflexion qui vaut pour toute l’Eglise, donc aussi pour le prochain pape. « Tout, dans le Saint-Siège – dit-il -, est symbole, et chaque symbole compte (…) Et celui qui prendra cet héritage devra avoir le courage de revenir aux symboles, sinon la révolution sera complète. Ainsi, le pape ne sera pape que par le charisme qu’il dégage, tandis que la dignité des symboles sera ravalée au rang de folklore ».
« L’homme est-il, par sa volonté, supérieur à l’institution qu’il incarne ? Peut-il à son gré se priver des signes de sa dignité et les exhiber comme des oripeaux inutiles ?
Le pape malade et le langage des symboles
Andrea Gagliarducci
vaticanreporting.blogspot.com
Je voudrais d’abord dissiper tout malentendu : il y a une réflexion que j’ai faite lorsque j’ai vu le pape à Saint-Pierre, le 10 avril dernier, sans même un insigne épiscopal, vêtu d’un T-shirt blanc, d’une sorte de couverture ou de poncho quelque peu loqueteux et d’un pantalon noir de jésuite, et qui découle directement d’une expérience personnelle. Et cette expérience personnelle m’amène à parler d’un livre – ou plutôt d’une série de livres – que j’ai écrits et qui m’ont ouvert un monde sur ces questions.

Je suis donc peut-être partial, au risque de faire de l’autopromotion. Mieux vaut donc le dire franchement, photos à l’appui.
Le dernier livre, paru il y a une quinzaine de jours, s’intitule « I Riti Scomparsi dei Linguaggi Pontifici » (Rites disparus des langages pontificaux) et est le dernier d’une trilogie écrite avec Mgr Stefano Sanchirico et entièrement consacrée aux langages pontificaux. Le premier volume s’intitulait « Linguaggi Pontifici » (Langages pontificaux) et le second « La Carità del Papa » (La Charité du Pape). Ces livres sont la suite naturelle d’un cycle d’interviews sur les langages pontificaux commencé il y a quelques années, amplifié et approfondi par d’autres informations historiques. Et je suis très reconnaissant à Mgr Sanchirico de m’avoir ouvert les yeux sur ce monde, en me montrant, en fin de compte, que tout dans le Saint-Siège est un symbole, et que chaque symbole compte.
Bref, il est évident que j’ai une sensibilité particulière pour le langage des symboles. C’est pourquoi cette apparition quelque peu impromptue du pape François ne pouvait que me laisser songeur.
On pourrait dire qu’il s’agit d’une personne âgée, malade, et qu’il faut donc aussi comprendre son désir de vivre normalement. Et je le comprends. Mais le fait est que le pape, et tout ce qu’il fait, a de l’importance. Benoît XVI le savait, lui qui, dans le doute, n’a jamais quitté sa soutane blanche de pape émérite et qui, en tant que pape, n’a renoncé à aucun de ses symboles. Jean-Paul II le savait, qui fut aussi le pape représenté en pyjama à Gemelli, mais qui ne s’est jamais laissé voir dans une apparition publique sans aucun signe de sa dignité. D’autre part, Jean-Paul II fut l’archevêque de Cracovie qui, lors de sa messe d’installation, alla chercher dans la sacristie tous les ornements les plus anciens et les plus précieux, pour dire au gouvernement communiste, d’un simple geste, que l’Église avait été là avant eux et qu’elle resterait là, proche du peuple.
D’aucuns font remarquer que le premier à mettre en veilleuse les symboles du Saint-Siège a été Paul VI, lorsqu’il a réformé la Préfecture de la Maison pontificale, supprimé certaines nominations historiques et renoncé à la tiare. Mais Paul VI a maintenu un lien profond avec la tradition. Il n’a pas déconstruit, il n’a pas négligé les liens historiques. Au contraire, il a démondanisé, ce qui, dans le sens donné plus tard par Benoît XVI, signifie séparer et réunir, donner une nouvelle vie.
Je me souviens bien qu’au début du pontificat, je me trouvais dans un pool [groupe de journalistes] avec un journaliste aujourd’hui bien connu, et j’essayais de lui expliquer la signification des gardes suisses dans la [Chapelle] Clémentine, de la garde d’honneur accueillant les chefs d’État, de la procession des gentilshommes de Sa Sainteté accompagnant [les hôtes] vers la Bibliothèque du Pape. Il répondit que tout pouvait être changé, car ce n’était pas de la doctrine. Il est aujourd’hui l’un des journalistes qui prône le plus la révolution dans l’Eglise.
Mais en soulignant que tout ce qui n’est pas doctrine peut être changé, il a aussi montré le revers odieux de la médaille. Le mépris total de l’histoire, l’idée d’une nouvelle ère qui doit effacer l’ancienne, parce que tout doit être renouvelé et moderne.
Et oui, je peux aussi comprendre que le pape François ait d’autres symboles, d’autres langages, d’autres références, parce qu’il vient d’Amérique latine, c’est un jésuite argentin, et là, il est plus important pour le prêtre de se montrer en chemise rayée comme un descamisados et d’être au milieu du peuple, que de montrer les signes du pouvoir, qui, justement, ont une signification négative.
Ainsi, un évêque en Amérique latine doit adapter ses insignes, sa façon de faire, sa présence parmi les gens au style, aux symboles et à l’histoire de l’Amérique latine. Et il en va de même sur d’autres continents, ou dans d’autres églises particulières. Mais de la même manière, un pape doit adapter son langage, sa manière d’être, ses symboles au langage de la papauté, à l’histoire, aux symboles qui en font partie, car sinon la conséquence n’est pas de renouveler, mais simplement de détruire. Une division est créée, il ne peut y avoir de communion, parce qu’il n’y a pas de langage commun. Privés de la possibilité de se comprendre, les hommes eurent Babel.
Bref, tout cela pour dire qu’au-delà de tout, j’ai trouvé dans la présence du pape sur la place Saint-Pierre, dans cette tenue de fortune, une sorte de clôture sépulcrale de l’expérience des symboles de la papauté. Une sorte de césure.
Je reprends ici les mots de Francesco Colafemmina, que je suis depuis l’époque de Fides et Forma [un formidable blog ami qui a malheureusement disparu depuis plusieurs années et dont j’ai traduit à l’époque de Benoît XVI de nombreux articles], et dont l’acuité et la profondeur avec lesquelles il examine les concepts ne peut être le fait que d’un expert en histoire et en philosophie.
Colafemmina écrit :
« Si l’on considère que personne ne transporterait son grand-père, même malade, avec une chemise d’hôpital et une couverture, et que la responsabilité de cette exposition incombe donc à ceux qui ont accepté de le transporter ainsi, il reste un grand thème : le thème des signes et de la dignité ».
Et il demande :
« L’homme est-il, par sa volonté, supérieur à l’institution qu’il incarne ? Peut-il à son gré se priver des signes de sa dignité et les exhiber comme des oripeaux inutiles ? Qui est le plus compréhensible, le chef d’une institution millénaire qui se promène au centre du catholicisme en pantalon et en maillot de corps ou bien ses prédécesseurs qui affichaient leur souffrance sans renoncer aux signes de leur dignité? «
Colafemmina affirme ensuite :
« N’y a-t-il pas un nihilisme subtil à considérer la dignitas et ses insignes comme quelque chose d’insignifiant et de non essentiel, précisément de la part de ceux qui, sans dignitas et sans insignes, n’auraient pas pu accéder à ce poste ? ».
Et il conclut :
« Vous savez, nous vivons la fin d’un monde, la fin de symboles et de structures de pouvoir, la fin d’une vision de l’homme et de ses références idéales. Franchement, je ne suis pas tant inquiet du motus in fine velocior de la fin d’un monde que de la nature des forces qui construiront le prochain ».
Pour ce qu’elle vaut, je ne peux que souscrire à cette réflexion. Avec un aparté.
Aucune époque, aucun mouvement philosophique, mais aussi aucune personne qui, pour affirmer sa bonté, doit détruire ce qui était là avant ou ce qui est là autour, ne peut apporter quoi que ce soit de bon. La bonté des choses, et leur nouveauté, vient de la compréhension du passé. Dans certains cas, il évolue, dans d’autres non, mais rien ne peut signifier une destruction totale. La destruction, la césure, crée toujours un conflit, une guerre.
Nous avons aujourd’hui le paradoxe d’une Église qui parle de paix, mais qui vit intérieurement un conflit de langage né de l’idée même que tous les symboles peuvent être changés. Il y a eu beaucoup de mépris pour l’histoire – par exemple, la réforme de la Curie retire l’Aumône apostolique [ex-Denier de Saint-Pierre] de la famille papale et la bureaucratise, en en faisant un dicastère, et en effaçant la tradition séculaire de la charité personnelle du Pape – et il y a eu aussi beaucoup d’ignorance.
Il ne s’agissait pas de tout changer pour que rien ne change, comme il est dit dans Le Guépard, mais de tout changer pour déplacer les centres de pouvoir. Je ne sais pas dans quelle mesure le pape en était conscient. Peut-être était-il simplement pris par le désir de changer les choses, et il l’a fait avec ses propres moyens et outils, en rejetant le langage papal parce que celui-ci était associé au pouvoir – du moins dans sa vision de la périphérie.
Je spécule ici, mais on peut se demander dans quelle mesure l’Église n’a pas réussi à expliquer l’histoire, ses symboles, ses traditions, et dans quelle mesure elle n’a pas approfondi les raisons qui l’ont rendue vivante et présente dans le monde. Au début de son pontificat, on a parlé de la « poussée propulsive » du pape François, puis on s’est demandé si elle ne s’était pas épuisée au moment où le pape a commencé à répéter des concepts, alors qu’autour de lui tout changeait et qu’il continuait entre-temps à gouverner de manière personnelle.
Mais une réforme ne s’épuise que si elle n’a rien à dire, que si elle se contente de vivre en opposition au passé, que si elle doit effacer ce qui était là avant pour vivre l’avenir.
Celui qui prendra cet héritage devra avoir le courage de revenir aux symboles, sinon la révolution sera complète. Ainsi, le pape ne sera pape que par le charisme qu’il dégage, tandis que la dignité des symboles sera ravalée au rang de folklore. Mais l’histoire ne peut être que folklorique si elle n’est pas examinée en profondeur.
En effet, l’Église a maintenu une liturgie constante parce qu’elle a toujours cru profondément qu’avec Jésus-Christ tout était révélé, et que tout devait renvoyer à ce moment où Jésus s’est fait corps et sang et a donné sa vie pour nous. Il ne s’agit pas d’une nostalgie du passé. C’est une façon de vivre dans le présent. Le comprendrons-nous ?
Tout cela m’est venu à l’esprit. Et je le dis avec toute l’affection possible pour un pape qui souffre, qui est malade et qui, après tout, a besoin d’être accompagné dans certains choix. Mais si ceux qui l’accompagnent ne sont pas conscients de la dignité des insignes du pape, qui saura vraiment défendre la papauté ?
Mots Clés : Pape-en-poncho