En fait, c’est un Benoît XVI de fiction, le protagoniste d’un roman au sujet fascinant paru en 2014, « Renuncio ».

« La papauté est une épreuve terrifiante, que peu de saints savent remplir : on est plus proche de Dieu, mais aussi plus proche de Satan. Ma renonciation était une demande : qui croyez-vous que je suis ? Que croyez-vous que l’Église est ?
Le roman contient un livre dans le livre, les Dernières Pensées de Benoît XVI, dans lesquelles le « pape émérite », dans son isolement, décrit avec une force émouvante et radicale sa propre vision théologique et se livre à une critique sévère du pouvoir papal et du système curial. Mais les Pensées de Benoît XVI génèrent chez ceux qui les lisent des méditations ambiguës, des obsessions équivoques, cultivant l’hérésie.
(Quatrième de couverture)
Dans les derniers mots du Benoît XVI de Renuncio, il y a une conviction précise, bien que difficilement déchiffrable à première vue, exprimée il y a bien longtemps, mais que seule sa renonciation personnelle pouvait réaliser de façon dramatique.
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C’est le contenu d’une célèbre conversation radiophonique de Noël 1969, qui depuis lors revient régulièrement en temps de crise pour l’Église et concerne sa survie dans l’avenir, exprimée à travers l’image apocalyptique d’un « petit troupeau ».
Les dernières pensées de Benoît XVI
Quel pape les cardinaux ont-ils élu en choisissant l’augustinien Robert François Prévost ? Les analyses sur sa personne, qui n’ont le plus souvent qu’un caractère d’indices, abondent. Personnellement, je pense qu’il faut surtout tenir compte de ses origines à Chicago, un diocèse difficile mais façonné par le magistère de deux protagonistes importants de l’Église postconciliaire aux États-Unis : les cardinaux Joseph Bernardin (1928-1996) et Francis George (1937-2015).
La curiosité face à un pape nouvellement élu est compréhensible, mais il faut mettre de côté les catégories limitatives, par exemple les catégories politiques, comme si le conclave était un parlement qui élit un membre de tel ou tel parti à des fonctions publiques.
L’Église catholique ne fonctionne pas de cette manière. C’est ce que le cardinal George, justement, expliqua dans une célèbre homélie, publiée plus tard sous forme d’essai :
Ce qui compte, « c’est tout simplement le catholicisme, dans toute sa plénitude et sa profondeur, une foi capable de se distinguer de toute culture et pourtant en mesure de les impliquer et de les transformer toutes, une foi joyeuse de tous les dons que le Christ veut nous faire et ouverte au monde entier pour le salut duquel il est mort .
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La foi catholique façonne une Église qui laisse une large place aux différences d’approche pastorale, à la discussion et au débat, à des initiatives aussi diverses que les personnes que Dieu aime.
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Mais, plus profondément, la foi façonne une Église qui connaît son Seigneur et qui connaît sa propre identité, une Église capable de distinguer ce qui s’inscrit dans la tradition qui l’unit au Christ et ce qui est un mauvais départ ou une thèse déformée, une Église unie ici et maintenant parce qu’elle est toujours une avec l’Église de tous les temps et avec les saints du ciel.
La curiosité est inévitable car, comme l’a expliqué l’écrivain milanais Davide Brullo (né en 1978), on sent dans le ministère pétrinien l’exercice d’un pouvoir spécial, intemporel dans la mesure où il préexiste à celui du gouvernement et qu’il est authentique, et non éphémère comme celui d’un parlement, parce qu’il concerne les choses spirituelles.
L’occasion est celle de la publication de son roman Rinuncio [Renoncement], une réflexion tourmentée sur la figure du pape qui a su intéresser le jury du Premio Campiello en 2014 [ndt: l’un des principaux prix littéraires en Italie], frôlant même l’obtention du prix.
Davide Brullo n’a jamais cessé de penser que
« depuis ses origines ancestrales, la littérature italienne se préoccupe de Dieu (Dante) ; la littérature moderne, ensuite, est née avec celui qui utilise magistralement l’expédient du »manuscrit perdu et retrouvé » (Alessandro Manzoni [l’auteur de I promessi sposi, le plus grand classique de la littérature italienne du XIXe]). Au risque d’être avant-gardiste, je suis de ceux qui s’allient à la tradition. Je ne comprends pas pourquoi les littéraires italiens ont oublié Dieu, thème incontournable de la littérature« .
Rinuncio raconte le geste de gouvernement le plus retentissant de Benoît XVI, sa démission, et la difficile cohabitation avec son successeur François, en évitant soigneusement de cultiver les doutes récurrents sur la légitimité des deux papes : des doutes qui n’ont résolu ni le caractère problématique de la situation, ni la crise de la foi dans laquelle se débat l’Église.
Ce n’est pas nouveau : déjà à l’époque du Grand Schisme (1378-1417), plus d’un pape s’est disputé l’élection au trône de Pierre, tout en comptant sur le soutien d’hommes et de femmes d’Église faisant autorité, tels que sainte Catherine de Sienne et saint Vincent Ferrer, et des meilleurs esprits de l’époque, comme le juriste Baldo degli Ubaldi, jusqu’au geste de renonciation de Grégoire XII (1415), mais sans qu’on ait affronté cette nécessaire réforme des mœurs et des coutumes dont, un siècle plus tard, le protestantisme s’est facilement emparé, sous le règne d’un autre pape Léon, le dixième du nom (1475-1521), fils de Laurent le Magnifique, banquier et seigneur de Florence.
L’expédient littéraire utilisé dans Rinuncio est la publication d’un manuscrit basé sur les dernières pensées de Benoît XVI, composées dans la cellule du couvent des frères servites de Prestinone, dans la vallée d’Ossola, où Davide Brullo imagine que le pape émérite a été enfermé par son successeur François, gardé à vue par trois frères, et où il est censé être mort neuf mois seulement après sa renonciation.
Les pensées inédites de Benoît XVI n’ont pas échappé à un novice, significativement appelé Justus, qui devait les publier après sa mort avec la collaboration d’Abisag (« comme la femme qui consolait le roi David à la fin de son règne »), une jeune fille chargée de ranger la cellule du pape émérite, choisie pour sa foi vaudoise, afin de ne pas être attirée par l’intense spiritualité qui émane encore de Joseph Ratzinger.
La publication n’échappe pas à François, car entre-temps la diffusion des dernières pensées de Benoît XVI inspire une petite communauté, dite des «renunciatori/ renonçants », dirigée par Guido et Abisag eux-mêmes, mais qui très vite est en conflit avec l’évêque du diocèse de Prestinone.
Renuncio rapporte une lettre apocryphe de François ordonnant la suppression immédiate des « renunciatari ». Malgré le ton littéraire, sa condamnation des « renunciatori », de fait à peu près un an après son élection, reflète parfaitement l’autoritarisme caractéristique du pontificat de François [le vrai?]:
« En fait, ils sapent le dogme et ne reconnaissent pas mon rôle. Cela suffirait pour excommunier et exiler les hérétiques de la communauté chrétienne.
Mais nous ne sommes pas au Moyen-Âge et nous n’avons pas besoin de faire trop de bruit : le vice prolifère comme un virus si on le rend digne d’attention. Il étouffe les désobéissants sans provoquer d’incendie : les gens sont attirés par les flammes, par la gloire née de la perversion.
Si tu arrives à les tenter, ils se liquéfieront.
Je te demande d’éprouver la foi de ces intempérants : le loup et le tigre sont des carnivores, tu verras qu’ils se détourneront de la prière et du désert pour affronter les dents du monde. Quant à moi, je ne renonce pas à apprendre de ceux qui nous défient. L’hérésie renforce la droiture, les ennemis éclairent nos intentions, sans la chute d’Adam, la proximité plus vive avec Dieu, accordée par la résurrection, ne serait pas possible, le mal oblige à choisir le bien.
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Mais quelles ont été les dernières pensées de Benoît XVI, selon Renuncio ?
Après sa démission, beaucoup lui ont été attribuées, non moins fantaisistes que celles de Rinuncio, par ses amis comme par ses adversaires, oubliant que le pape émérite s’exprimait régulièrement, par des écrits manuscrits publiés en divers lieux, intervenant dans les affaires où il jugeait opportun et nécessaire de le faire (« Je continuerai à accompagner le chemin de l’Église avec la prière et la réflexion », a-t-il dit lors de sa dernière audience), mais presque jamais on ne lui a accordé l’importance qu’il méritait.
Davide Brullo imagine que Benoît XVI a noté ses dernières pensées sur les livres trouvés dans sa cellule ; parmi eux, à la dernière page d’un exemplaire de La Cité de Dieu de saint Augustin :
« Le renoncement est le geste qui suit celui de s’en remettre à Pierre. Le disciple qui trahit trois fois et qui est condamné à être le chef de l’Église enseigne que la trahison est fondamentale pour comprendre qu’il faut réparer, que l’on ne vit pas pour soi mais seulement en vertu de ce que l’on aime. Et que cet amour doit être tempéré par la honte, forgé dans le désintéressement ».
Benoît semble être sûr, en démissionnant, de pouvoir jouer un rôle différent, plus inédit, à certains égards non moins incisif, de guide et de phare de la chrétienté :
« En quittant le trône papal, j’ai décidé d’interrompre mon dialogue avec Dieu, en attribuant cette possibilité à son [mon ???] successeur. Depuis lors, Dieu ne m’a plus parlé. Peut-être est-ce parce qu’il m’a éloigné, peut-être est-ce parce qu’il est en moi : je suis devenu le trône, la demeure où il siège, guidant la civilisation, l’étincelle des siècles ».
Et écrivant à la mystérieuse Abisag, tandis qu’elle refait sa chambre :
« On ne renonce qu’à ce que l’on aime profondément, plus qu’à sa propre vie. Le renoncement exalte donc l’amour. En ce sens, le renoncement n’est pas une défaite, une absence, un abandon, mais au contraire la forme la plus haute de l’amour. Un sacrifice nécessaire pour que cet amour devienne inoubliable. Sinon, le destin de l’homme est de consumer tout ce qu’il touche.
Un renoncement similaire est celui de la virginité. J’aime tellement que je sacrifie mon corps, précisément pour rendre mon amour saint et incorruptible. Mais dans ce choix, le corps n’est ni effacé ni émietté, au contraire, son importance extrême est exprimée ».
Les raisons que le Benoît XVI de Renuncio laisse entrevoir semblent marquées par un mysticisme (ce n’est pas un hasard si l’on évoque sainte Hildegarde de Bingen et Meister Eckhart) qui néglige les conséquences qu’entraîne toute action de gouvernement.
Comment un esprit aussi brillant que celui de Benoît XVI a-t-il pu se laisser entraîner à ce point ? Peut-être son dessein était-il plus profond que celui que lui attribuent certains de ses exégètes et Renuncio tente de l’expliquer ainsi :
« Mon renoncement est une forme de conversion : je souhaite que le christianisme germe à nouveau véritablement. Et cela n’est possible qu’en s’exilant à nouveau, en réduisant Saint-Pierre à un désert, à une tente. J’espère avoir exterminé les tièdes, les hérauts de la bien-pensance, les disciples du diable ».
Certes, après sa renonciation, geste de faiblesse aux yeux du monde, beaucoup sont sortis à découvert. Pas mal, pour un « renunciatore » que l’on peut inscrire à juste titre parmi les disciples de Justus et d’Abisag, inspirés par un « christianisme nu, pauvre, d’une furieuse naïveté et d’une violente faiblesse » et qui s’imagine persécuté par François.
Dans les derniers mots du Benoît XVI de Renuncio, il y a une conviction précise, bien que difficilement déchiffrable à première vue, exprimée il y a bien longtemps, mais que seule sa renonciation personnelle pouvait réaliser de façon dramatique. C’est le contenu d’une célèbre conversation radiophonique de Noël 1969 [ndt: la fameuse « prophétie de Ratzinger », à la Bayerische Rundfunk], qui depuis lors revient régulièrement en temps de crise pour l’Église et concerne sa survie dans l’avenir, exprimée à travers l’image apocalyptique d’un « petit troupeau ».
Jésus n’a jamais promis que ses disciples seraient la majorité ou que le Royaume de Dieu serait accueilli par tous. Au contraire, il a prévenu qu’ils seraient persécutés, rejetés et mis à l’épreuve – dans un monde qui s’opposerait à eux. Le « petit troupeau » représente donc les fidèles qui, même au milieu des crises – internes et externes à l’Église – restent inébranlables dans la foi, l’espérance et la charité, unis au Christ, au Magistère authentique et à la Tradition vivante. C’est un symbole de persévérance, de fidélité silencieuse.
En outre, le Catéchisme de l’Église catholique enseigne expressément qu’avant le retour du Christ, l’Église doit passer par une épreuve finale qui ébranlera la foi de beaucoup (cf. n° 675). Cette épreuve prendra la forme d’un grand abandon de la foi – une apostasie.
Le professeur Joseph Ratzinger expliquait à l’époque :
« De la crise d’aujourd’hui sortira une Église qui aura beaucoup perdu. Elle deviendra petite et devra recommencer plus ou moins depuis le début. Elle ne pourra plus habiter nombre des bâtiments qu’elle avait construits dans la prospérité. Le nombre de ses fidèles diminuant, elle perdra aussi une grande partie de ses privilèges sociaux. Contrairement à une période antérieure, elle sera davantage perçue comme une société volontaire, dans laquelle on n’entre que par une décision libre. En tant que petite société, elle exigera beaucoup plus de l’initiative de ses membres individuels. Elle sera une Église plus spirituelle, qui ne s’arrogera pas un mandat politique en flirtant tantôt avec la gauche, tantôt avec la droite. Elle y parviendra difficilement. En effet, le processus de cristallisation et de clarification la rendra pauvre, il en fera une Église des petits, le processus sera long et ardu, car il faudra éliminer les étroitesses sectaires et les obstinations pompeuses. Mais après l’épreuve de ces divisions, une grande force émergera d’une Église intériorisée et simplifiée. Les hommes qui vivent dans un monde totalement planifié connaîtront une solitude indicible. S’ils ont complètement perdu le sens de Dieu, ils ressentiront toute l’horreur de leur pauvreté. Et ils découvriront alors la petite communauté des croyants comme quelque chose de totalement nouveau : ils la découvriront comme une espérance pour eux-mêmes, la réponse qu’ils avaient toujours cherchée en secret ».
C’est-à-dire, « tout simplement, le catholicisme ».