L’escalade des conflits, en Ukraine, et au Moyen-Orient est l’occasion de rappeler que pour l’Eglise catholique, « frapper d’abord pour anticiper une éventuelle attaque est contraire à la conception ecclésiale de la juste défense » (Giuseppe Nardi). C’est ce qu’explique ici un éminent prélat (émérite) de la Curie romaine, Mgr Mauro Cozzoli, dans un article publié cette semaine par l’Osservatore Romano. Lequel exprime certes son opinion personnelle, mais le média officiel utilisé est peut-être un indice sur l’orientation de la diplomatie vaticane sous Léon XIV.
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Et la réponse de Sandro Magister (cf. annexe)
katholisches.info
26 juin 2025
Face à l’escalade des conflits au Proche-Orient et en Ukraine, les médias du Vatican prennent position sur la théorie de la guerre préventive. Certes, la récente frappe israélienne contre l’Iran n’est pas explicitement mentionnée, mais elle constitue le contexte évident. La justification de telles attaques par des officiels israéliens et des médias occidentaux présente des contradictions.
Dans une interview accordée aux médias du Vatican, Don Mauro Cozzoli, professeur émérite de théologie morale à l’Université pontificale du Latran et ex-consultant de la Congrégation pour la doctrine de la foi, explique que l’Eglise catholique est clairement opposée, d’un point de vue éthique, à une guerre préventive : frapper d’abord pour anticiper une éventuelle attaque serait contraire à la conception ecclésiale de la juste défense.
Giuseppe Nardi
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L’inadmissibilité de la guerre préventive du point de vue de l’Eglise catholique
L’Osservatore Romano
Guiglielmo Gallone
24 juin 2025

« Frapper d’abord pour empêcher une hypothétique attaque de l’ennemi n’est pas éthiquement défendable ».
C’est par ces mots que Don Mauro Cozzoli résume la position de l’Eglise catholique sur le thème de la guerre préventive .
Le terme a une longue histoire : en 1758 déjà, Emer de Vattel l’introduisait dans son ouvrage « Le droit des gens », où il remplaçait le concept de « guerre juste » par celui de « défense » – une idée qui s’est retrouvée au cœur du débat, notamment à la suite de la guerre d’Irak de 2003, menée par les Etats-Unis et leurs alliés.
Plus de vingt ans plus tard, l’idée de guerre préventive est plus que jamais d’actualité au vu de la situation internationale – et ce au milieu d’un changement profond dans l’anthropologie, la société et la géopolitique, qui remet en question les convictions fondamentales des générations précédentes. Le monde a changé : Les grandes démocraties ont aujourd’hui été remplacées par de grandes puissances, au sein desquelles la volonté de puissance de certains États prime souvent sur le droit international – et où il n’est pas rare que la force des armes prenne le pas sur le dialogue.
Gugliemo Gallone: Le Catéchisme de l’Eglise catholique prévoit la légitime défense. Mais que pensez-vous de la possibilité d’une attaque préventive ? Un État peut-il, du point de vue moral de l’Église, agir avant qu’une menace ne se soit concrétisée ?
Don Cozzoli: L’Eglise catholique ne se réfère pas explicitement à la question de la guerre préventive. D’ailleurs, cette notion n’est apparue que très récemment. On peut toutefois tirer un enseignement d’autres thèmes, comme la légitime défense, sur lesquels l’Église s’est clairement prononcée.
La légitime défense est un principe de raison que la tradition morale de l’Église enseigne depuis toujours. Je me réfère ici à deux documents de l’Église d’aujourd’hui qui font autorité.
Le premier est Gaudium et spes, la constitution du Concile Vatican II sur le monde contemporain. Je cite textuellement :
Tant qu’il existe un risque de guerre et tant qu’il n’y a pas d’autorité internationale compétente dotée de forces armées efficaces, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique, les gouvernements ne peuvent se voir refuser le droit à la légitime défense (…) C’est une chose d’utiliser les armes pour défendre les justes droits des peuples, et c’en est une autre d’imposer sa propre domination sur les autres nations. Le pouvoir des armes ne légitime pas leur usage militaire ou politique.
Le deuxième texte est le Catéchisme de l’Église catholique, qui définit précisément les conditions de la légitime défense en temps de guerre. Parmi celles-ci, il n’y a pas de place pour les interventions préventives. La violence de l’agresseur doit être en action et non en attente. Personne n’interdit la possibilité d’organiser une défense, de se doter de systèmes de défense modernes et contemporains. Cependant, il n’est pas éthiquement acceptable de frapper en premier pour éviter une hypothétique attaque ennemie.
Gallon: Dans quelles conditions le catéchisme autorise-t-il le recours aux armes ?
Don Cozzoli: Pour être licite, la légitime défense doit remplir quatre conditions très précises, énumérées par le Catéchisme de l’Eglise catholique.
- La première : « que le dommage causé par l’agresseur au peuple ou à la communauté des peuples soit durable, grave et certain ». Nous trouvons ici immédiatement une délégitimation directe de la guerre préventive : on parle de « dommage causé » donc une attaque « durable, grave et certaine » doit être en cours, et non en attente.
- Deuxième condition : « que tous les autres moyens pour y mettre fin se soient révélés impraticables ou inefficaces ». Traduction : La défense ne peut pas être la première justification.
- Troisième condition : « il existe des chances raisonnables de succès », sinon il y a un risque de dommages supplémentaires pour la population et le pays.
- Dans cette optique, quatrième condition : « que le recours aux armes ne provoque pas un mal et un désordre plus grands que le mal à éliminer ».
D’où l’on peut déduire le caractère illicite de la guerre préventive.
Gallone: L’armement nucléaire est au cœur de nombreux conflits actuels. L’Eglise comprend-elle les raisons juridiques et historiques pour lesquelles certains pays disposent d’armes nucléaires depuis la Seconde Guerre mondiale ? Et pourquoi d’autres pays, qui se sentent menacés, devraient-ils se priver de cette possibilité ?
Don Cozzoli: Parce que l’escalade nucléaire qui se produirait alors serait inéluctable. Et ce serait une escalade très inquiétante pour deux raisons.
- Premièrement, parce que la guerre ne serait plus menée avec des armes dites conventionnelles, mais avec des armes de plus en plus puissantes.
- Deuxièmement, parce que nous voyons les conflits armés se déplacer des champs de bataille vers les agglomérations humaines. Cela se produit déjà avec des armes conventionnelles, imaginons ce que ce serait avec des armes nucléaires ou chimiques, qui risquent de massacrer les populations.
Le Catéchisme de l’Eglise catholique. énonce:
L’utilisation des armes ne doit pas provoquer plus de mal et de désordre que le mal à éliminer. Dans l’évaluation de cette condition, la puissance des moyens modernes de destruction a un énorme poids
Gallone: Dans le monde complexe dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui, il devient de plus en plus difficile de dialoguer et de renoncer à ses propres intérêts au profit du bien commun. Quelles sont les alternatives à la violence proposées par la conception chrétienne du réalisme ?
Don Cozzoli: L’Eglise ne fournit pas d’alternatives stratégiques – c’est le rôle de la politique. Mais ce qu’elle offre, ce sont des bases éthiques et de valeurs qui doivent précéder toute stratégie.
Je voudrais souligner deux de ces alternatives – formulées par les deux derniers papes: Fratelli tutti, l’encyclique du pape François sur la fraternité universelle, et l’idée de paix « désarmée et désarmante » du pape Léon XIII.
Fratelli tutti n’est pas un slogan, mais une haute conscience morale qu’il faut toujours cultiver, d’autant plus aujourd’hui dans un monde globalisé. Mais cette globalité n’est pas seulement un fait sociologique, médiatique ou économique. Elle doit devenir une tâche à accomplir. C’est ce que signifie être « fratelli tutti » : développer en chacun de nous une conscience qui annule la logique de l’ennemi, crée des relations et des rencontres et favorise le dialogue afin de surmonter les oppositions. Telle est l’alternative, mais elle a besoin, pour se réaliser, d’une valeur en amont et d’un contenu éthique qui efface la logique de l’autre, considéré comme un ennemi.
C’est là qu’intervient le dialogue, qui est la voie vers une paix « désarmée et désarmante », comme nous le disait le pape Léon : une paix qui investit de fait dans l’armement et qui repose sur l’équilibre des armements est une paix masquée. Qui ne garantit rien.
Gallone: De Saint Augustin à Saint Thomas d’Aquin, la tradition théologique morale de l’Eglise s’est beaucoup intéressée aux questions de guerre et de paix. Le Catéchisme de 1992 est également important, tout comme les écrits pontificaux tels que Pacem in terris de Jean XXIII : quelle est, selon vous, la contribution la plus importante et pourquoi ?
Don Cozzoli: Elles sont toutes importantes, mais je voudrais en souligner une autre, à savoir Gaudium et spes : une Église qui, comme nous le lisons dans les mots d’introduction du document, « participe aux joies et aux espoirs, aux préoccupations et aux angoisses des hommes d’aujourd’hui ».
Une Eglise qui participe : c’est le principe de l’incarnation. Et qui, poursuit Gaudium et spes, « compte tenu de l’horreur et de la cruauté de la guerre, énormément accrues par le progrès des armes scientifiques », nous invite à « considérer le thème de la guerre avec une mentalité entièrement nouvelle, mens omnino nova« .
Cela signifie qu’une culture et une civilisation de la paix, avant même de s’exprimer dans des stratégies de paix commandées aux politiques, doit mûrir dans les consciences, devenir une culture, un mens, une mentalité.
Il s’agit d’une maturation faite de principes et de valeurs comme la dignité humaine, la fraternité universelle, le droit et la justice qui, s’ils sont évangélisés, proclamés et cultivés, conduisent à des pensées et à des décisions de paix.
Annexe
Dans le dernier billet de son blog Settimo Cielo, Sandro Magister publie la contribution que lui a envoyée un universitaire italien (souvent invité dans SC), Pietro de Marco, qui prend clairement une position opposée.
Le titre: La diplomatie vaticane à l’épreuve des conflits en Iran et à Gaza. Une opinion à contre-courant [ah bon?]
Comme l’article est très long, et pas facile, je vous propose le résumé de l’IA (ChatGPT), qui est, vérification faite, une bonne synthèse du texte d’origine.
Le texte analyse les conflits actuels (Ukraine, Proche-Orient) comme des guerres hybrides et idéologiques, échappant aux mécanismes traditionnels d’arbitrage ou de droit international. Ces guerres visent la destruction de l’ennemi moral, pas la résolution politique de différends. Le droit international apparaît impuissant face à des conflits où les valeurs, l’endoctrinement et la guerre asymétrique dominent.
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Dans ce contexte, Israël est vu comme agissant en légitime défense préventive, surtout face aux menaces du Hamas ou de l’Iran. Le droit, bien que nécessaire, doit s’adapter à l’état de nécessité de certaines interventions.
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Concernant le rôle du Saint-Siège, l’auteur critique les positions purement humanitaires et les prises de parole inefficaces. Il appelle à un discours clair, fondé et courageux, capable de désigner les véritables responsables (comme le Hamas ou l’Iran) et de dépasser une compassion naïve pour retrouver la rationalité et la lucidité diplomatique traditionnelles du Vatican.