Ou quand le pape se distancie d’un texte émanant de la CDF et se sert d’un couple de journalistes (très proches) amis Elisabeth Piqué et Gerard O’Connell pour faire passer ses idées (ce n’est pas la première fois). Révélations inédites et très bonne analyse par Giuseppe Nardi.

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Angélus, 21 mars

LE PAPE FRANÇOIS « PREND SES DISTANCES » PAR RAPPORT A LA REPONSE DE LA CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI SUR L’HOMOSEXUALITE

La stratégie de Sainte-Marthe : ménager la chèvre et le chou

Giuseppe Nardi
katholisches.info
22 mars 2021
Traduit de l’allemand par Isabelle

(Rome) François, lors de l’Angelus de dimanche dernier, a-t-il pris ses distances par rapport à la déclaration de la CDF qui rappelle qu’une bénédiction des unions homosexuelles par l’Eglise est impossible, vu que Dieu « ne peut bénir le péché » ? C’est en tout cas ce qu’affirment des journalistes très proches de François. Qu’en est-il exactement ?

La défense ferme de la doctrine et de la morale traditionnelles sur un thème aujourd’hui controversé est un événement qui s’est fait plutôt rare ces dernières années. La position prédominante du mainstream est homophile. Pour cette raison, les dignitaires de l’Eglise hésitent à s’exprimer sur l’homosexualité et s’opposent fort peu à l’homosexualisation galopante. Le pape François, de son côté, se montra probabiliste quant à un éventuel changement de l’attitude de l’Eglise envers l’homosexualité lorsque, fin juillet 2013, il prononça la phrase la plus célèbre et la plus commentée de son pontificat : « Qui suis-je pour juger [un homosexuel] ? »

Le 15 mars dernier, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a répondu à un dubium qui lui avait été soumis (une question soulevée par des pasteurs et des fidèles qui ont besoin d’une clarification de principe sur un sujet controversé) :

Question : L’Eglise dispose-t-elle du pouvoir de bénir des unions de personnes du même sexe ?

Réponse : Non.

En outre, la CDF a publié une note explicative, signée par le cardinal-préfet Luis Ladaria Ferrer sj et par son secrétaire, Mgr Giacomo Morandi, qui porte la date du 22 février. Comme c’est l’habitude, le texte a été au préalable soumis à l’approbation du pape régnant ; c’est pourquoi on lit à la fin de la note :

Le Souverain Pontife François, au cours d’une audience accordée au Secrétaire signataire de la Congrégation, a été informé du « Responsum ad dubium » en question, avec la « Note explicative » annexée, et a consenti à leur publication.

Deux articles qui attirent l’attention

Après l’allocution pontificale de dimanche dernier lors de l’Angélus, deux articles méritent que l’on s’y attarde. Tous deux donnent à croire que François a critiqué la mise au point de la CDF et qu’il a pris ses distances vis à vis d’elle, exactement comme s’il était un « prisonnier » du Vatican qui n’aurait rien à voir avec le récent rappel sur l’enseignement de l’Eglise en matière d’homosexualité. La CDF, même sous la tutelle du cardinal jésuite Ladaria, travaille-t-elle contre François et a-t-elle ouvert, avec sa déclaration, un « tir ami » sur le pontife ?

L’un de ces articles émane du vaticaniste irlandais Gerard O’Connell et a été publié dans la revue jésuite américaine America. L’autre est de la plume d’Elisabeth Piqué, de nationalité argentine mais née en Italie, et a paru dans le quotidien argentin La Nación. L’amitié étroite entre la vaticaniste Piqué et le pape date d’avant son élection sur le trône de Pierre. Biographe du pape, Piqué est une bergoglienne fidèle qui dispose en plus de contacts étroits avec Sainte-Marthe.

Ce qui est curieux, dans ces deux articles, c’est que François n’a mentionné hier ni l’homosexualité ni la déclaration de la CDF. Et le piquant de l’affaire c’est que O’Connell et Piqué sont mari et femme.

Dans le passé déjà, des articles de Piqué ont servi à interpréter, rectifier ou défendre des déclarations, des gestes et des décisions du pape. Avec le double coup médiatique d’hier, en anglais et en espagnol, les époux semblent avoir définitivement troqué leur profession de journaliste contre celle d’activiste.

Les deux articles affirment se fonder sur trois sources vaticanes, mais sans en mentionner aucune. Les relations étroites avec Sainte-Marthe permettent de penser, sans gros risque de se tromper, qu’une de ces sources soit le pape François lui-même. Cela résulte aussi du fait, bien attesté, que les deux vaticanistes soutiennent, par leur travail d’information, le pontificat actuel et en sait plus que d’autres collègues sur la véritable position du pape.

Les « relations publiques » de Bergoglio

On sait que François, lorsqu’il était encore archevêque de Buenos aires, convoquait des journalistes pour leur donner des informations à la condition de n’être pas nommé personnellement. Piqué fut, elle aussi, par le passé, la destinataire et la propagatrice de telles informations. Le philosophe et journaliste argentin Omar Bello publia, peu après l’élection de François, la biographie El verdadero Francisco (« Le vrai François », Edicones Noticias, Buenos Aires 2013). Belo, qui mourut dans un accident de voiture en 2015, se présente dans cet ouvrage comme « ami et confident » du cardinal Bergoglio et comme « le philosophe qui connaît le mieux Bergoglio ». Il décrit comment, lorsqu’il travaillait pour l’hebdomadaire argentin Perfil, Bergoglio lui avait accordé une interview, avec des directives claires :

« Tu viens, tu m’interroges mais tu ne le dis à personne. Tu écris, sans raconter dans Perfil que tu m’as interrogé. Tu écris comme si c’étaient tes propres impressions. Compris ? »

La même chose s’est produite avec Piqué en 2013. Quelques jours à peine après la surprenante décision du pape Benoît XVI de renoncer à sa charge, celle-ci cita un « cardinal électeur » « qui souhaitait rester anonyme » et qui « devant un problème irrésolu comme l’interdiction de la communion pour les divorcés remariés se prononçait en faveur d’une ouverture de l’Eglise ». L’article ne suscita pas grand intérêt à l’époque puisque, même dans les opinions des gens d’Eglise, on n’envisageait pas une élection de Bergoglio.

Péronisme pontifical

S’il s’avère bien que François a validé la déclaration de la CDF avant sa publication – et cela ne peut être sérieusement mis en doute – et que sa « prise de distance » passe par des journalistes amis, on se trouverait là devant un nouvel exemple typique du « péronisme » attribué à Bergoglio. Une caractéristique essentielle du péronisme – qui doit son nom au Caudillo argentin, Juan Domingo Perón (1895-1974), général putschiste et trois fois président, vénéré par le jeune Bergoglio – était sa tactique de toujours dire à son interlocuteur ce que celui-ci voulait entendre. Peu importe si cela obligeait Perón à dire le contraire ou le contraire du contraire de ce qu’il avait déjà dit à d’autres.

Dans les faits, les articles de O’Connell et Piqué sont identiques. Il s’agit pour eux de faire passer le message. Et cela explique les titres explosifs. Celui de Piqué dans un quotidien d’information générale :

« Le pape critique le document qui refuse la bénédiction aux unions entre personnes de même sexe. » 

Quant à O’Connell dans la revue jésuite, il titre de manière un peu plus nuancée en parlant de « sources vaticanes » selon lesquelles François « prendrait ses distances » vis-à-vis de la déclaration de la CDF.

Les amis du pape, interprètes des propos du pape

La « prise de distance » est conjecturée sur la base de ce passage de l’allocution du pape lors de l’Angelus :

« Il s’agit de semer des graines d’amour non par des mots, qui s’envolent, mais par des exemples concrets, simples et courageux; non pas par des condamnations théoriques, mais par des gestes d’amour. Alors le Seigneur, par sa grâce, nous fait porter du fruit, même quand la terre est aride à cause d’incompréhen­sions, de difficultés ou de persécutions, ou de prétentions de légalismes ou de moralismes cléricaux ».

Des invectives pontificales de ce genre, adressées au clergé ou aux fidèles, sont bien connues depuis Noël 2013. Et la Curie Romaine n’est pas seule à en être paralysée. Il n’empêche : il faudrait forcer le passage cité pour y trouver un lien avec la déclaration de la CDF sur l’homosexualité. Et c’est bien cela précisément dont on ne peut accuser des professionnels comme Piqué ou O’Connell. Ils agissent de manière consciente et réfléchie, car leurs articles se concentrent seulement sur ce point et jamais ils n’écriraient rien qui pût déplaire à Sainte-Marthe.

Les deux journalistes écrivent sans ambages que François, avec les expressions « condamnations théoriques » et « prétentions de légalisme ou de moralismes cléricaux », visait le récent document de la CDF, puisque celui-ci « contredit sa pastorale et suscite l’émoi dans l’Eglise ». Cet émoi fut le fait, surtout, des milieux ecclésiaux germanophones, au premier chef desquels des évêques comme Mgr Georg Bätzing de Limbourg, président de la Conférence épiscopale allemande, ou encore Mgr Manfred Scheuer de Linz, – un de ces évêques dont on n’entend rien toute l’année, comme s’ils n’existaient pas, et qui sortent de leur hibernation au moment précis où il faut attaquer l’Eglise dans le dos.

Piqué et O’Connell donnent l’impression que la constatation même par la CDF que les actes homosexuels sont un péché a surpris les milieux homo et a provoqué une grande indignation. Or cela ne pourrait être le cas que s’il s’agit de cercles homophiles internes à l’Eglise, qui visent autre chose, ou si le lobby homo s’était vu donner auparavant, par les cercles proches de Sainte-Marthe, d’autres espérances.

Piqué et O’ Connell fabriquent de toutes pièces une opposition, comme si la CDF « s’inscrivait en faux » à « la pastorale intégrative » du pape. Ce concept n’est pas neuf et a déjà été appliqué pour l’autorisation de la communion aux divorcés remariés. Il postule le primat de la praxis sur la théorie, un concept marxiste, qui remonte à G.W.F. Hegel. En réalité, théorie et praxis forment une indissoluble unité. Le paradigme hégélien du primat de la praxis est défendu par les cercles modernistes, parce qu’ils ont été, durant les dernières décennies, forcés de reconnaître la résistance que rencontrait leur exigence d’un changement de la doctrine. Désormais, ils laissent la doctrine et même feignent la continuité, alors que, sans l’avouer, ils travaillaient, en changeant la praxis, à un changement de facto de la doctrine.

Les deux journalistes sont conscients que le lien qu’ils établissent entre les propos du pape et le document de la CDF est ténu. C’est pourquoi ils écrivent :

« Bien qu’il n’ait pas mentionné le document de la CDF – parce qu’il est conscient qu’il s’agit là d’un thème très délicat au sein de l’Eglise, enjeu d’un combat entre ultra-conservateurs et progressistes, il semble bien que, par ces mots, le pape François ait pris ses distances par rapport à un texte qui a été très mal reçu par les croyants homosexuels qui se sont soudain sentis trompés. »

Une telle manœuvre– ne pas évoquer explicitement certaines choses pour des raisons tactiques, afin de ne pas courroucer ceux qui sont hostiles à son programme, les « mauvais » conservateurs –, correspondrait effectivement bien à la manière de penser du pape François. En mai 2016, l’archevêque Bruno Forte avait révélé les dessous de la rédaction du controversé document post-synodal Amoris Laetitia. Mgr Forte avait été désigné par François comme secrétaire spécial du double synode sur le mariage et la famille. Au théâtre municipal de Vieste, où il présentait le texte, l’archevêque a raconté la tâche que François lui avait confiée :

« Si nous parlons expressément de communion pour les divorcés remariés, qui sait ce que « ceux-là » vont faire comme remue-ménage. Nous n’en parlons donc pas directement. Mais faites en sorte que les prémisses soient données, et moi, j’en tirerai les conclusions. »

L’expression « ceux-là » désignait ceux que Piqué et O’Connell appellent les « ultra-conservateurs ». Le couple, dans ses articles, rappelle avec insistance que, dès le début de son pontificat, François avait montré une « ouverture » envers les homosexuels. Il l’a confirmée au cours de diverses rencontres, par exemple en mai 2018, avec le Chilien Juan Carlos Cruz, victime d’abus sexuels et lui-même homosexuel avoué. Cruz a rapporté par la suite, sans être contredit, ce que Piqué et O’Connell citent littéralement :

« Le pape m’a dit : « Juan Carlos, que tu sois homosexuel ne joue aucun rôle. C’est Dieu qui t’a fait comme cela et il te veut comme cela. Le pape t’aime ainsi et du dois aussi t’aimer toi-même ».

[Note du trad. : il y a un jour à peine, le 24 mars, le pape a nommé « M. Juan Carlos Cruz, du Chili » membre de la Commission pontificale pour la Protection des mineurs, pour trois ans »]

Voici quelques mois, le pape a déclaré à un groupe de parents d’enfants homosexuels :

« Le pape aime ses enfants comme ils sont, parce qu’ils sont enfants de Dieu. »

Par contraste, la déclaration de la CDF a été dénoncée par les deux vaticanistes proches du pape qui y voient une « victoire de l’aile ultra-conservatrice ». Elle a suscité des voix critiques dans les pays germanophones, d’où émanait justement le dubium soumis à la CDF, après que des prêtres autrichiens et allemands eurent publiquement reconnu avoir béni des couples homosexuels.

Et voilà : encore plus de confusion et une attaque supplémentaire contre la doctrine de l’Eglise.

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