Avortement: le double langage du Pape
Ou, plus généralement, comment la sortie de François comparant l'avortement au recours à un "tueur à gages" est une nouvelle illustration de la priorité donnée par ce pontificat à la pratique sur la doctrine (11/10/2018)
On pense forcément à l'éditorial de Riscossa Cristiana ('Chien Sauvage' et le Rosaire du Pape) que j'ai traduit la semaine dernière:
Cinq années bien remplies d'intronisation de Bergoglio au Vatican n'ont pas suffi pour informer les bonnes âmes - aussi un peu stupides - et leur faire prendre conscience de ses objectifs et des moyens qu'il utilise pour les atteindre. Il suffit qu'il mentionne le diable, le Rosaire, le "Sub tuum praesídium" et la prière à saint Michel Archange [et ici, l'avortement, ndt], pour que le catholique un peu stupide en tombe amoureux. Et le voilà au pied du maître expliquant qu'on ne dirait pas, mais il est vrai que Dieu écrit droit sur des lignes courbes, que ce pape en a peut-être fait des vertes et des pas mûres, mais quand il dit quelque chose de beau, il faut s'agenouiller pour le ramasser avant qu'il ne tombe par terre et surtout que, comme le dit le célèbre mantra salvifique et rassurant, "le pape est toujours le pape".
A noter: Il semble que l'information soit passée relativement inaperçue chez nos voisins transalpins (il serait intéressant de savoir ce qu'on en dit ailleurs), sans doute blasés par les excès verbaux du Pape, alors qu'en France, c'est une déferlante - pas forcément contre François, d'ailleurs (auquel on continue de reconnaître, si l'on excepte ce sujet, sa "qualité" de pape "progressiste" et surtout "écolo") mais plutôt contre l'Eglise, que l'on en profite pour exhorter à rentrer dans le rang!
Captures d'écran Google
Avortement, le défi de lier ensemble doctrine et praxis
Stefano Fontana
www.lanuovabq.it
11 octobre 2018
Ma traduction
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Hier, le pape François a parlé de l'avortement avec une grande dureté. Dire qu'avorter est comme engager un tueur est une expression qui ne laisse pas beaucoup de marge à la tolérance. Comment cette position du Pape François et son éloge d'Emma Bonino en tant que «grande Italienne» peuvent-ils se concilier? Dans ce pontificat, une nouvelle relation entre la doctrine et la pratique émerge. La doctrine est réaffirmée, comme dans le cas de l'avortement dans les déclarations d'hier, mais elle n'a pas de conséquence linéaire sur la pratique.
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Hier, le pape François a parlé de l'avortement avec une grande dureté. Dire qu'avorter est comme engager un tueur est une expression qui ne laisse pas beaucoup de marge à la tolérance et même ne concède rien à l'attention respectueuse que les ecclésiastiques ont habituellement, quand ils parlent d'avortement, aux femmes qui avortent. Quand le Pape François intervient de temps en temps sur ces questions brûlantes, habituellemnt les pro-avortement se taisent, alors qu'avec les papes précédents ils protestaient, les anti-avortement se sentaient réconfortés que le pape soit avec eux, comme s'ils sortaient d'une certaine incertitude ou perplexité; et nous sommes heureux mais nous nous posons quelques questions.
Comment cette position du Pape François et son éloge d'Emma Bonino en tant que «grande Italienne» peuvent-ils se concilier? Ou comment la combiner avec l'idée exprimée par lui que les principes non négociables - y compris le droit à la vie - sont incompréhensibles? Sur la base de ces déclarations du pape, les Sentinelle in Piedi (sentinelles debout) devraient s'organiser partout, et au contraire, c'est précisément la hiérarchie ecclésiastique qui s'y oppose. La Marche pour la vie devrait être soutenue, mais c'est le contraire qui est vrai. La politique devrait être évaluée à partir de cet aspect, alors que c'est encore le contraire qui se passe.
Dans ce pontificat émerge une nouvelle relation entre doctrine et pratique. La doctrine est réaffirmée, comme dans le cas de l'avortement dans les déclarations d'hier, mais elle n'a pas de conséquence linéaire sur la pratique. On pense que si elle était appliquée en conséquence, elle imposerait sa propre abstraction à la réalité. Dans l'application, il y a besoin d'interprétation et de discernement, c'est-à-dire d'entrer dans les événements historiques, sans les juger de l'extérieur par l'application d'une théorie abstraite. C'est ce qui se passe sur la question des divorcés remariés et de leur accès à l'Eucharistie, mais aussi sur bien d'autres questions aujourd'hui en jeu. Ce faisant, on pense rendre un service à la doctrine, en la liant mieux à la pratique, et au lieu de cela, la priorité de la pratique sur la doctrine est décrétée. En fait, c'est la pratique qui décide quelle doctrine doit et peut être appliquée et dans quel sens elle doit l'être. Prenons deux exemples de ces jours-ci. Le cardinal Cupich de Chicago affirme que la «politique» (c'est-à-dire la pratique) de son diocèse est de donner la communion aux couples homosexuels, en opposition à la doctrine. Un évêque allemand a annoncé son choix de pratique: il n'ordonnera plus les prêtres qui sont doctrinalement liés au monde de la tradition. Dans les deux cas, nous avons une pratique pastorale qui évalue sélectivement la doctrine.
Sur le plan doctrinal, le pape François dit que l'avortement est une forme de meurtre. Au niveau de la pratique, il a rencontré Emma Bonino et a dit qu'elle était une «grande Italienne». Dans ce cas, qu'est-ce qui a gagné, la pratique ou la doctrine? C'est la pratique qui a gagné car chez Emma Bonino, elle a choisi ce qu'il faut valoriser et ce qu'il ne faut pas valoriser sans se référer à la doctrine, mais au contraire en sélectionnant même la doctrine. L'opinion publique elle aussi s'est désormais habituée à évaluer les déclarations du pape de ce point de vue: les pro-avortement savent que ses déclarations doctrinales n'auront pas de conséquences pratiques immédiates et ne réagissent donc pas, les anti-avortement pensent que la doctrine a repris sa place de direction de la pratique et ils mettent leur cœur en paix mais ils se laissent piéger.
A la base de cette nouvelle approche non seulement du thème de l'avortement, mais aussi du thème plus général de la doctrine et de la pratique se trouvent deux attitudes.
La première consiste à voir les différentes réalités existentielles comme un ensemble d'aspects qui s'additionnent les uns aux autres, sans hiérarchie qui donne un sens à tout ce pour quoi il y a besoin de doctrine. Il y a ainsi l'avortement, mais il y a aussi la pauvreté des femmes mères, il y a l'avortement mais il y a les immigrés, il y a l'avortement mais il y a aussi le réchauffement climatique qui génère la misère: la réalité est complexe et tous ses aspects doivent être pris en compte. Emma Bonino parle d'avortement mais aussi de lutte contre la faim dans le monde. L'Exhortation Gaudete ed Exsultate ne place-t-elle pas le fœtus et le migrant sur le même plan parce que les deux auraient besoin de protection? Mais ce n'est pas le cas. La pratique rencontre les aspects individuels, c'est la doctrine qui voit le tout et donne les priorités. Il y a des aspects qui ne sont pas seulement des aspects, mais aussi des principes. C'est le cas du droit à la vie qui indique non seulement une sphère existentielle de la pastorale, mais un principe de doctrine qui éclaire toutes les sphères de l'existence et de la pastorale.
La deuxième attitude est de penser que la réalité, tellement complexe et articulée, structurée en forme d'oignon ou d'artichaut, jamais pleinement connue de nous, ne nous autorise jamais à formuler un jugement définitif. Il suffirait d'y entrer et, vivant ensemble et partageant des situations, d'essayer de discerner d'une manière qui soit toujours provisoire et sans jugement de condamnation. La doctrine rendrait des jugements de condamnation, mais pas la pratique. Cette dernière ne fait qu'accompagner. Il s'agit là aussi d'une victoire de la pratique sur la doctrine. Il n'y a pas de principes directeurs définitifs, c'est-à-dire précisément ce qu'on appelle la doctrine, mais il faut toujours revenir à ces principes de l'intérieur de l'existence pour les connaître en les interprétant. Aucune connaissance sans interprétation. Mais pas de vérité non plus, sinon comme interprétation. Comme l'a dit le Père Soza, nous n'avions pas de magnétophones au temps de Jésus, et nous n'en avons pas non plus maintenant.
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