Deux papes, deux conceptions du fondamentalisme
Tout ce qui sépare Benoît XVI de son successeur. Une analyse de Giuseppe Nardi (29/5/2018)
Le cardinal Ratzinger prononçant l'homélie de la Missa Pro Eligendo Romano Pontifice, 18 avril 2005.
(Isabelle)
A propos d’un terme précis, cet article illustre l’abîme vertigineux qui sépare la pensée subtile de Benoît XVI du discours simpliste de François.
On y observe aussi deux faits saillants de ce pontificat : le détournement du sens des mots et l’impuissance du pape à sortir d’un schéma manichéen d’opposition entre les « bons » et les « mauvais », c’est-à-dire entre ses partisans et ses opposants, – ce que nous rappellent chaque jour les invectives lancées depuis Sainte-Marthe.
« FONDAMENTALISME » CHEZ BENOÎT XVI ET FRANÇOIS
Giuseppe Nardi
www.katholisches.info
30 avril 2018
Traduit de l'allemand par Isabelle
* * *
(Rome)
Durant les cinq années de son pontificat, le pape François a employé le terme de « fondamentalisme » trois fois plus souvent que son prédécesseur Benoît XVI en huit ans. Une différence notable dans la fréquence d’emploi du vocable, mais aussi dans son acception même.
« Fondamentalisme » chez Benoît XVI.
Un exemple de l’emploi du terme chez Benoît se trouve dans la dernière allocution qu’il a prononcée en tant que cardinal. Nous citerons le passage assez longuement, en raison de son importance et soulignerons la phrase décisive. En tant que doyen du Sacré Collège des cardinaux, Benoît XVI prononça, le 18 avril 2005, l’homélie de la Missa Pro Eligendo Romano Pontifice:
« Combien de vents de la doctrine avons-nous connus au cours des dernières décennies, combien de courants idéologiques, combien de modes de la pensée... La petite barque de la pensée de nombreux chrétiens a été souvent ballottée par ces vagues - jetée d’un extrême à l’autre: du marxisme au libéralisme, jusqu’au libertinisme; du collectivisme à l’individualisme radical; de l’athéïsme à un vague mysticisme religieux; de l’agnosticisme au syncrétisme et ainsi de suite. Chaque jour naissent de nouvelles sectes et se réalise ce que dit saint Paul à propos de l’imposture des hommes, de l’astuce qui tend à les induire en erreur (cf. Ep 4, 14). Posséder une foi claire, selon le Credo de l’Eglise, est souvent défini comme du fondamentalisme. Tandis que le relativisme, c’est-à-dire se laisser entraîner "à tout vent de la doctrine", apparaît comme l’unique attitude à la hauteur de l’époque actuelle. L’on est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs. »
Devenu pape, Benoît XVI employa le terme « fondamentalisme » dans deux sens :
- D’un côté, il a mis en garde contre le fondamentalisme religieux et politique, source de violence et de terreur, mais, surtout, d’attaques contre la foi chrétienne et cause d’une réduction et d’une persécution de l’Eglise.
- D’autre part, comme dans son homélie d’avril 2005, il a critiqué un abus dans l’utilisation du terme qui vise à déconsidérer et à diffamer la foi chrétienne considérée comme un « fondamentalisme ».
« Fondamentalisme » chez François
Contrairement à Benoît XVI, François voit le phénomène « fondamentalisme » exclusivement sous la forme du « fondamentalisme religieux ». C’est seulement dans son discours du 24 septembre 2014, devant le parlement des Etats-Unis, qu’il a évoqué « toutes les formes de fondamentalisme – aussi bien religieux que dans d’autres domaines ». L’accent mis sur le fondamentalisme religieux restait donc perceptible, jusque dans cette exception.
Comme Benoît XVI, François emploie aussi le mot « fondamentalisme » dans un double contexte, qui se démarque cependant nettement de celui de son prédécesseur :
- Une fois, il a employé l’expression « fondamentalisme religieux » en relation avec la violence et le terrorisme dont sont indistinctement accusées toutes les religions, – ne nommant que la sienne propre, sans nommer les autres. Il en ressort l’impression générale que « le fondamentalisme religieux » est surtout un problème chrétien, plus particulièrement un problème de l’Eglise catholique
- Cette impression se trouve renforcée par le deuxième contexte puisqu’il se sert du « fondamentalisme» – détaché cette fois de la violence et du terrorisme – pour accuser des catholiques et, dans le contexte de luttes internes à l’Eglise, pour en accuser, attaquer et déconsidérer certains groupes.
Le fondamentalisme religieux sur lequel il insiste est, selon lui, l’expression d’« aversions irrationnelles » contre ceux qui pensent autrement ; et à cette idée il faut opposer la « solidarité de tous les croyants ». Par le « dialogue interreligieux et interculturel », on pourrait « éliminer » le fondamentalisme et le terrorisme. C’est ce qu’il a affirmé dans son discours du 28 novembre 2014 à Ankara.
Le fondamentalisme « maladie de toutes les religions »
Dans l’avion qui le ramène de la République Centrafricaine, le 20 novembre 2015, le Pape François, en réponse à une question de la journaliste Philippine de Saint-Pierre, s’est livre à une accusation contre les catholiques :
« Le fondamentalisme est une maladie qui existe dans toutes les religions. Nous catholiques en avons certains, – pas certains, beaucoup, – qui croient détenir la vérité absolue, et qui vont de l’avant en salissant les autres avec la calomnie, la diffamation, et ils font du mal, ils font du mal. Et je dis cela parce que c’est mon Église, et nous aussi, tous ! Et il faut combattre. […] Mais le fondamentalisme qui finit toujours en tragédie, ou en crime, est une chose mauvaise, mais qui existe un peu dans toutes les religions. »
Il y a donc « un peu » de fondamentalisme dans toutes les religions mais, chez les catholiques, il y a « beaucoup » de fondamentalistes qui « calomnient », « diffament », « salissent », qui produisent « toujours tragédies et crimes » et doivent être « combattus ». Selon François, donc, le fondamentalisme religieux est, au premier chef, un problème de l’Eglise catholique. Depuis les Lumières, c’est précisément là ce qu’affirme tout un courant d’interprétation de l’histoire et de la société contemporaine. Avant François, toutefois, cela ne fut jamais affirmé par un pape.
Dans divers messages et allocutions, François a établi un lien entre le « fondamentalisme », « le détournement de la religion » et le « terrorisme international ». Le « terrorisme international », toutefois, ne vient pas des chrétiens, et sûrement pas des catholiques, mais de l’islam. Que François, jusqu’ici, n’a pas désigné nommément (par exemple, son discours adressé au président italien le 10 juin 2017 ; son allocution au Symposium des conférences épiscopales d’Afrique et de Madagascar le 7 février 2015 ; son discours à l’occasion de l’accréditation de six nouveaux ambassadeurs près le Saint-Siège, dont quatre de pays à majorité musulmane, le 28 mai 2017).
« Je n’aime pas parler de violence islamique »
Dans l’avion qui le ramenait de Manille, le 19 janvier 2015, le journaliste Jean-Louis de la Vaissière, de l’agence France Presse, interrogea le pape sur « le fondamentalisme islamique » ; François l’ignora purement et simplement.
Le 31 juillet 2016, au retour de Cracovie, François fut à nouveau interrogé par un journaliste, cette fois par Antoine-Marie Izoard, sur le fondamentalisme et le terrorisme islamiques. Quelques jours auparavant, le prêtre français Jacques Hamel avait été rituellement exécuté, pendant sa messe, par deux membres de l’organisation terroriste Etat islamique (IS). Izoard a demandé au pape : « Pourquoi, quand vous parlez de ces actes violents, parlez-vous toujours de terroristes, mais jamais d’islam ? Vous n’utilisez jamais le terme ‘islam’ ».
Cette fois, François fut plus clair et donna aussitôt l’une des réponses les plus contestées de son pontificat. Cette réponse a donné lieu à des hochements de têtes et à des réactions indignées. On a reproché au pape un excès de langage, un déni de réalité et une inacceptable attaque contre les catholiques :
« Je n’aime pas parler de violence islamique, car tous les jours, quand je feuillette les journaux je vois des violences, ici en Italie : celui qui tue sa fiancée, un autre qui tue sa belle-mère... Et il s’agit de catholiques baptisés violents ! Ce sont des catholiques violents... Si je parlais de violence islamique, je devrais également parler de violence catholique. Tous les musulmans ne sont pas violents ; tous les catholiques ne sont pas violents. C’est comme une salade de fruits, il y a de tout, il existe des personnes violentes appartenant à ces religions. Une chose est vraie : je crois que dans presque toutes les religions, il y a toujours un petit groupe fondamentaliste. Fondamentaliste. Nous en avons. Et quand le fondamentalisme arrive à tuer — mais on peut tuer avec la langue, et c’est l’apôtre Jacques qui le dit, pas moi, et aussi avec un couteau — je crois qu’il n’est pas juste d’identifier l’islam avec la violence. »
La raison du refus pontifical de citer l’islam se trouve dans Evangelii Gaudium, l’exhortation post-synodale du 24 novembre 2013. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’une déclaration spontanée, mais du premier texte apostolique de François. Dans Evangelii Gaudium il affirme le caractère parfaitement pacifique de l’islam :
« Face aux épisodes de fondamentalisme violent qui nous inquiètent, l’affection envers les vrais croyants de l’islam doit nous porter à éviter d’odieuses généralisations, parce que le véritable islam et une adéquate interprétation du Coran s’opposent à toute violence. »
« Une menace pour les croyants de toutes les religions »
Aux chrétiens du Proche-Orient, en butte aux discriminations dans de nombreux pays et exposés aux persécutions, François écrit le 21 décembre 2014 :
« Le dialogue fondé sur une attitude d’ouverture, dans la vérité et dans l’amour, est aussi le meilleur antidote à la tentation du fondamentalisme religieux, qui est une menace pour les croyants de toutes les religions. Le dialogue est en même temps un service à la justice et une condition nécessaire pour la paix tant désirée. »
En tout cas, c’est seulement dans son allocution lors de la Rencontre interreligieuse avec le cheikh des musulmans du Caucase et avec les représentants des autres communautés religieuses, à Bakou en Azerbaïdjan, le 2 octobre 2016 que François a exprimé ce que l’on peut considérer comme une expression de sa réserve vis à vis d’une violence provenant de l’islam. Il est vrai qu’il ne l’a pas formulée à la première personne, mais de manière générale :
« Encore une fois, de ce lieu si significatif, monte le cri qui vient du cœur : jamais plus de violence au nom de Dieu ! »
« Conservatisme et fondamentalisme »
Comme exemple emblématique de l’utilisation du terme « fondamentalisme » pour désigner des formes d’opposition dans l’Eglise, on peut citer l’allocution de François aux participants du Ve congrès de l’Eglise italienne, dans la cathédrale de Florence, le 10 novembre 2015 :
« Face aux maux et aux problèmes de l’Eglise, il est inutile de chercher des solutions dans des conservatismes et des fondamentalismes, dans la restauration de conduites et de formes dépassées qui n’ont plus la capacité d’être significatives, pas même culturellement. »
« Conservatisme », « conduites et formes dépassées » sont rapprochés du « fondamentalisme ». Cette déclaration fait précisément penser à la mise en garde du pape Benoit XVI le 18 avril 2005.
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