Le cardinal Müller s'explique (II)
Seconde partie de l'interview à l'hebdomadaire allemand "Die Zeit", traduite par Isabelle. (1er/1/2018)
>>> Première partie: Le cardinal Müller s'explique (I)
«JE SUIS UN PRÊTRE, PAS UN COURTISAN!»
Die Zeit
27 décembre 2017
Traduction par Isabelle
ZEIT : Etes-vous un proche des cardinaux qui ont envoyé au pape une lettre ouverte avec leurs « dubia », leurs doutes, concernant son document Amoris Laetitia ?
Müller : Ce sont là des spéculations superflues. La seule vraie question ici est de savoir comment il est possible que le magistère de l’Eglise garde une fidélité sans réserve à la parole de Dieu, sans interprétations et détours sophistiques, et que soient en même temps réintégrés pleinement à la vie de l’Eglise les catholiques en situations familiales difficiles et qui connaissent souvent aussi des destins tragiques dans leur vie conjugale. Ici, il n’y a pas d’alternative « soit…soit » mais seulement un « en même temps ».
ZEIT : Que dites-vous à ceux qui insultent le pape François en le traitant d’hérétique ?
Müller : L’hérétique est un catholique qui, avec obstination, nie une des vérités de foi contenue dans la révélation et imposée par l’autorité de l’Eglise. Ce point devrait être strictement vérifié. En ce qui concerne les critiques du pape : on n’attend d’aucun catholique qu’il approuve toutes les déclarations, les mesures et le style des responsables de l’Eglise. A l’inverse, pour ceux qui critiquent ceux qui critiquent : celui qui vénère un haut dignitaire de l’Eglise comme une popstar n’a rien compris à la véritable nature de l’autorité dans l’Eglise. Toute espèce de culte de la personnalité ne pourrait être qu’une méchante caricature de la sympathie naturelle que tout catholique doit avoir pour le pape. Et d’ailleurs aussi pour son évêque et pour le curé de sa paroisse.
ZEIT : On peut aussi détourner cette sympathie, de façon très grave, par la violence et l’abus. Quand les cas d’abus dans l’Eglise catholique ont été rendus publics, les victimes vous ont reproché d’avoir favorisé l’étouffement de ces scandales. Rétrospectivement, qu’auriez-vous envisagé de faire autrement ?
Müller : Votre question est non pertinente, parce que le reproche sur lequel elle repose est dénué de fondement. On a manié le mot « étouffement » de façon très imprudente et parfois même démagogique, pour diffamer des personnes impopulaires. En réalité, l’étouffement d’un délit aussi grave que l’abus sexuel commis sur des enfants ou des jeunes revient à soustraire un criminel à la justice. Cela vaut aussi bien pour la procédure d’un tribunal civil que – de manière complémentaire et pas comme substitut d’une procédure pénale ! – pour la sanction canonique contre un clerc qui est accusé. Pour ce qui relève de ma responsabilité, à Ratisbonne comme à Rome, toutes les accusations contre des membres du clergé ont été soumises à la justice civile, pour autant qu’elles n’étaient pas prescrites. Et elles ont toujours été traitées, abstraction faite de la prescription, selon les normes du droit canonique en vigueur
ZEIT : L’image de « hard-liner » (tenant de la ligne dure, n.d.t.) et d’adversaire des réformes que vous avez en Allemagne vous dérange-t-elle ?
Müller : Par réforme j’entends le renouvellement religieux et spirituel de l’Eglise dans le Christ et non pas la réalisation d’un programme, à force d’agitation plutôt que d’arguments.
ZEIT : Votre carrière académique a commencé par une dissertation sur un héros protestant, Dietrich Bonhoeffer. Qu’avez-vous appris de lui ?
Müller : Je cite ce que Bonhoeffer lui-même disait en 1943 du national-socialisme, à savoir que : « Tout grand déploiement extérieur de puissance, qu’il soit de nature politique ou religieuse, frappe de stupidité une grande partie de l’humanité ». Ce qui compte, ce n’est pas d’emboîter le pas à la majorité, mais d’être à l’unisson de la vérité. C’est là l’attitude du chrétien.
ZEIT : A l’intérieur de l’Eglise universelle, vous passez pour un progressiste, d’autant plus que vous avez étudié de près la théologie de Luther. Avez-vous déjà été attaqué comme trop progressiste ?
Müller : Je ne me suis pas occupé de la théologie de Luther pour me faire décerner, au moins une fois dans ma vie, le titre flatteur de progressiste – mais parce que cela fait partie du programme standard de la dogmatique et de la théologie œcuménique. Aujourd’hui, on identifie volontiers le protestantisme avec la modernité, quoi que ce mot puisse recouvrir, et le catholicisme avec le moyen âge, quoi que ce mot puisse recouvrir. Cela a peu de rapport avec la réalité des confessions. Je tiens cela plutôt pour une projection. L’œcuménisme aujourd’hui ne peut en tout cas pas être une course pour arriver le premier à la modernité. Nous ne devons pas chercher à nous dépasser les uns les autres, mais nous retrouver dans le Christ et dans sa vérité, afin que devienne possible la pleine communion ecclésiale.
ZEIT : Après la « Christusfest » célébrée en commun par les catholiques et les protestants allemands en 2017, êtes-vous satisfait de la situation actuelle de l’œcuménisme ? A-t-on atteint tout ce qui pouvait l’être ?
Müller : C’est une question trop vaste, à laquelle on peut difficilement répondre par oui ou par non. Je suis en tout cas heureux que, pour la première fois depuis 1517, ait eu lieu une fête jubilaire de l’affichage des thèses qui était une commune confession de Jésus Christ, le fils de Dieu et l’unique médiateur du salut. Tel est le point central qui nous liait et nous obligeait tous.
ZEIT : Depuis le début, vous vous êtes toujours résolument prononcé contre les tendances de droite radicale de la Fraternité-Pie-X. Pourquoi était-ce important pour vous ? Est-il vrai que le pape régnant soit plus tolérant sur ce point ?
Müller : Pour moi, il ne s’agissait pas d’abord de positions politiques peut-être douteuses, mais de la négation de l’holocauste par un représentant de cette communauté, un acte moralement monstrueux. Grâce à Dieu, il a été exclu depuis lors. Au-delà de cette question, voici qui me semble important : l’Eglise catholique, dans ses relations avec le judaïsme, ne peut revenir en-deçà de la position nouvelle décidée au concile Vatican II. Au contraire ! Nous devons continuer à développer tout le positif qui fut inauguré alors. Et cela en dépit d’un long et douloureux passé d’antisémitisme. Le pape partage cette vision.
ZEIT : L’Eglise devrait-elle faire encore plus contre les populistes de droite, en Pologne par exemple ?
Müller : Nous les Allemands, moins que tout autre, ne devrions nous ériger en professeurs de démocratie à l’égard de nos voisins polonais. Cela ne peut que nuire à la confiance réciproque des pays en Europe. Car, pour les Polonais, l’enjeu est aujourd’hui de maintenir l’identité d’une grande nation de culture à l’intérieur de la Communauté européenne. Considérez que, pendant 123 ans, des états européens se sont partagé la Pologne et qu’ils ont voulu anéantir culturellement et physiquement ce pays. Ce que des Allemands ont fait aux Polonais pendant l’occupation, de 1939 à 1945, doit nous remplir de honte. Au lieu d’envisager des mesures de rétorsion politique envers la Pologne, on ferait mieux de rechercher le dialogue. Et les Polonais nous apprendront aussi comment accepter le sacrifice pour la liberté et la démocratie.
ZEIT : Les chrétiens d’Orient se plaignent que l’Europe, et les chrétiens d’Europe, ne s’intéressent pas à la persécution qu’ils subissent. Faisons-nous assez pour ceux qui sont persécutés ?
Müller : Non ! Une fois de plus, nous manquons scandaleusement à notre devoir !
ZEIT : Vous avez dit un jour que la supposée tolérance des « tenants du pluralisme religieux et ecclésial » est en réalité une intolérance envers Dieu et l’expression d’une « arrogance de la créature ». Qu’est-ce qui vous dérange dans le pluralisme ?
Müller : Vous avez fondu ici deux déclarations en une seule. J’ai dit que ceux qui exigent des autres la tolérance, de manière souvent vigoureuse et catégorique, ne sont pas aussi pointilleux quand il s’agit de la liberté d’expression des autres. Quel est le chrétien qui se moque de gens d’autres croyances ou même des athées dans des cabarets, des émissions de télévision satiriques et au théâtre ? C’est bien la foi des chrétiens que l’on ridiculise au nom la liberté d’expression. Livrer quelqu’un à la risée publique, c’est blesser sa dignité d’être humain. Personne aujourd’hui ne peut plus se permettre de dénigrer collectivement tout un groupe pour la méconduite de quelques individus – sauf quand il s’agit « des » prêtres catholiques.
ZEIT : Voilà pour la tolérance. Un mot à présent sur « l’arrogance de la créature », si vous voulez bien ?
Müller : Par cette expression, je vise la théorie philosophique selon laquelle l’homme serait incapable de connaître la vérité – raison pour laquelle il ne pourrait y avoir de témoignage légitime de la vérité de la révélation de Dieu. La foi, dans cette hypothèse, ne peut être qu’imposture ou illusion. Toute prétention à la vérité d’une religion révélée serait à priori une idéologie de domination, et une blessure infligée à la liberté de tous ceux qui ne croient pas. Je m’inscris en faux contre cela ! Les sceptiques métaphysiques ne peuvent prétendre à la vérité de leurs prémisses sans se mettre en contradiction avec eux-mêmes. Leur scepticisme ne leur donne pas le droit d’accuser les croyants de fondamentalisme et de leur attribuer, en bloc, une propension latente à la violence.
ZEIT : Puisque nous parlons de violence … Nous faisons actuellement l’expérience que, dans les pays plutôt marqués par le laïcisme, règne la liberté religieuse et qu’en revanche, les pays où l’empreinte de la foi est forte connaissent des troubles, notamment dans le monde musulman. L’Eglise doit-elle en tirer la conclusion : mieux vaut un peu moins de piété, mais la paix ?
Müller : Les chrétiens ont eu, dans l’ancien empire romain, de mauvaises expériences avec le pluralisme religieux pacifique. Et que la liberté religieuse soit mieux garantie dans les pays fortement laïcisés me semble relever du « on-dit ». Il y a trop d’exemples du contraire. Il suffit de penser à la révolution française et aux batailles culturelles anticléricales du XIXe siècle, en Prusse et en Italie. Ou encore aux dictatures athées en Allemagne, en Union Soviétique, en Albanie, en Corée du Nord. Ce n’est pas l’attitude laïciste des puissants, mais la reconnaissance générale des droits fondamentaux dans une démocratie libre qui garantit la liberté religieuse.
ZEIT : Et qu’en est-il de la reprise en force des militants islamistes ?
Müller : Le terrorisme sanglant au nom de Dieu foule aux pieds la dignité humaine. Celle-ci, d’après la conviction chrétienne, est fondée sur le dessein inconditionnel du Créateur à l’égard de chaque être humain. C’est précisément parce que je suis, comme chrétien, convaincu de la vérité de la foi en Jésus-Christ, que je défends la dignité humaine, l’état de droit démocratique qui n’impose à personne ce qu’il doit croire et penser. Si, dans une démocratie, les laïcistes revendiquent l’espace public et veulent cantonner les chrétiens dans une sous-culture privée, cela n’est pas la neutralité de l’état mais le début de sa destruction.
ZEIT : La Place-Saint-Pierre est, depuis quelque temps, protégée contre le terrorisme. Que dites-vous aux fondamentalistes religieux ?
Müller : Qu’ils ne sont pas religieux. Car la religion est un culte rendu à Dieu et, par-là, respect de l’homme, de sa liberté et de sa vie. C’est pourquoi le cinquième commandement dit : « Tu ne tueras pas ! » En langage chrétien, rendre un culte à Dieu signifie : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu de tout ton cœur et ton prochain comme toi-même ».
ZEIT : A la fin de l’année, vous fêterez vos 70 ans. Le pape Benoît vous a félicité. Le voyez-vous encore souvent ?
Müller : Régulièrement, et aussi souvent que sa santé le permet. J’édite ses œuvres complètes en 16 volumes chez Herder. Il y a donc beaucoup à discuter ensemble.
ZEIT : Vous était-il plus facile d’être préfet sous le pontificat de Benoît ou sous celui de François ?
Müller : Le premier m’a appelé à cette charge, et le second a mis un terme à mon mandat.
ZEIT : Depuis bientôt six mois, vous n’êtes plus préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi. Quel point positif voyez-vous au fait de ne plus occuper une telle position de pouvoir ?
Müller : Le concept de pouvoir est ambivalent. Dans la position d’autorité ecclésiale ou profane, le pouvoir est la possibilité de soutenir les autres et de bien conduire une communauté. Mais nous savons aussi que les puissants abusent de leur pouvoir sur les hommes. Jésus à dit à ses disciples : « Parmi vous il ne doit pas en être ainsi » (Matthieu 20, 26). Remplir sa tâche et son devoir à l’égard de l’Eglise est autre chose que suivre la logique du pouvoir dans le mauvais sens du terme.
ZEIT : Quel est l’aspect de votre mandat de préfet qui vous manque le plus ?
Müller : C’était un mandat temporaire. J’ai travaillé pour l’Eglise en tant que prêtre et évêque et continuerai à la faire. Je suis reconnaissant aux membres de la Congrégation, cardinaux et évêques, collaborateurs, théologiens, canonistes et aussi aux personnes de bonne volonté parmi le personnel non scientifique. Ensemble, nous avons fait un excellent travail.
ZEIT : Vous avez d’étroits liens d’amitié avec le fondateur de la théologie de la libération [G. Gutierrez, n.d.t.]. N’était-ce pas là, pour vous, un pont vers François, le pape des pauvres ?
Müller : Mes contacts avec l’Amérique Latine ont commencé en 1988. Ainsi ne peut-on pas me soupçonner d’opportunisme quand je trouve très important le fait que le pape François place les pauvres au centre de la société universelle.
ZEIT : Quelle est la tâche la plus difficile que l’Eglise d’aujourd’hui aura à affronter ?
Müller : La mission de l’Eglise est la même à toute époque : gagner les hommes au Christ. Nous sommes convaincus que Dieu nous donne l’orientation décisive – dans la question du sens de la vie, dans la détresse de la mort mais aussi quand nous donnons forme, dans notre société, aux principes de liberté et de justice.
ZEIT : Qu’est ce qui peut, pour nous tous, chrétiens ou non, être signe d’espérance en 2018 ?
Müller : Le nouveau-né dans sa crèche de Bethléem avec la paix qui vient de lui.
Fin
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