Le Katechon a sauté
Quand le Pape n'oppose plus de résistance aux "fleuves boueux" qui dévastent l'Eglise (5/2/2018, mise à jour ultérieure)
Lisant certains blogs, ou parcourant certains articles de presse, il peut arriver que ceux, parmi les catholiques qui, pour le suivre au jour le jour, ont des dubias (ou plus) sur le pontificat actuel, se sentent péniblement isolés. Des pestiférés, en somme, des méchants, ou des "loups" qui, s'arrogeant indûment le droit de juger, attaquent "Pierre", au moment précis où celui-ci aurait le plus besoin de leur soutien (en passant, les mêmes se scandalisaient moins lorsque "Pierre" assumait les traits de Benoît XVI... il est vrai que cela commence à dater).
Ces reproches font mouche, lorqu'ils émanent de gens (que je crois) de bonne foi, et auxquels j'accorde le bénéfice du doute, les supposant seulement mal informés (à moins qu'ils ne soient victimes du syndrome tout-va-très-bien-madame-la-marquise): comme ce philosophe catholique, qui à l'occasion de la sortie d'un essai, est interviewé sur figarovox:
Par principe, comme catholique, j'écoute avec bienveillance et obéissance (au sens étymologique: ob-audire, prêter l'oreille, écouter) tout ce que le pape a à dire, et je suis inquiet de la façon dont certains catholiques conservateurs reçoivent depuis quelque temps, de manière agressive et irrespectueuse, les enseignements du pape François. Je l'appellerais le «pape des périphéries»: il touche peut-être plus que ses prédécesseurs des gens éloignés de l'Église ou même extérieurs à la religion chrétienne. Mais tous les trois sont à mes yeux de grands papes, et j'ai conscience d'avoir vécu une période faste de l'histoire de l'Église. Jean-Paul II a su la rétablir au cœur de la crise: c'est toujours facile de détruire une institution, beaucoup moins en revanche de la reconstruire. Benoît XVI est un peu mon préféré… peut-être parce que c'était le plus philosophe des trois, son pontificat a été pour moi une sorte de fête intellectuelle continue! Mais il ne faudrait pas que des papes pour intellectuels. François a su réaliser l'ouverture, reprendre le dialogue avec le monde.
J'apprécie évidemment la référence à Benoît XVI, mais je m'inscris énergiquement en faux contre l'affirmation selon laquelle "François a su réaliser l'ouverture, reprendre le dialogue avec le monde". Comme si ses prédécesseurs avaient "fermé" l'Eglise, et interrompu le "dialogue avec le monde". Sans parler de l'infatigable Jean-Paul II, qu'on pense à la délicate humanité de Benoît XVI, sa proximité avec les gens ordinaires - innombrables preuves dans ces pages - qui s'est traduite jusqu'au bout, malgré les mensonges des médias, par une affluence lors de ses apparitions qui pourrait faire pâlir son successeur d'envie (cf. Le Pape et l'audimat (encore!)); qu'on pense au dialogue avec les intellectuels, y compris athées - donc éloignés de l'Eglise -, initié par lui avec le "parvis des gentils", initiative peu appréciée, d'ailleurs des conservateurs. Benoît XVI n'a JAMAIS évité, encore moins refusé le dialogue avec le monde, tout au plus, c'est "le monde" qui a refusé le dialogue avec lui, comme l'a par exemple prouvé le malheureux épisode de la visite empêchée à La Sapienza, en janvier 2009.
A moins évidemment que dialoguer avec le monde ne signifie simplement s'y soumettre, réinterpréterer tous les dogmes, renier toutes les certitudes qui sont celles de l'Eglise puis 2000 ans.
On objectera par ailleurs à ces défenseurs de François qu'il n'y a rien à "gagner" à dénoncer les zones d'ombre de ce pontificat, bien au contraire: marginalisation professionnelle pour les journalistes, les auteurs, les enseignants qui s'y risquent, ostracisme, menaces, mise à l'écart pour les ecclésistiques, au point que beaucoup n'osent pas formuler leurs critiques en signant de leur nom. Ce qui relativise la dynamique de meute que laisse supposer la référence aux loups (à moins qu'il ne s'agisse de "loups solitaires"?).
On objectera surtout, pour la énième fois, que c'est un peu court, comme argument, de discréditer ceux qui "doutent" en se contentant de les affubler de l'épithète devenue infâmante de "conservateur", quand ils ne font que demander au Pape de "conserver" (en effet!) càd préserver, maintenir intacte la doctrine sans laquelle l'Eglise ne serait plus qu'une vaste ONG humanitaire vouée à la dilution et, à plus ou moins long terme, à la disparition (cf. "Come la Chiesa fini"). De nombreux articles que j'ai rassemblés ici prouvent justement que les "opposants" au pape François ne se limitent pas au cercle étroit des "conservateurs".
Ce long préambule pour dire à quel point certains témoins sont plus que bienvenus: nécessaires, pour rassurer les pestiférés en leur apportant des arguments raisonnables qu'il serait malhonnête, de la part de leurs détracteurs, de balayer d'un revers de main.
C'est le cas de cet article de l'indispensable Marco Tosatti, publiant, une fois de plus, une lettre écrit par l'un de ses correspondants anonymes, celui qui signe "Super-ex": ce dernier est profondément pessimiste (malgré tout avec une note d'espoir) sur la situation actuelle de l'Eglise, qui est sous les yeux de tous, pour peu que l'on veuille bien ouvrir les yeux.
Cette situation ne date pas certes d'hier (*), et François n'en est pas la cause. Mais, dit Super-Ex,
Mettre au grand jour ce qui est pourri est peut-être une bonne chose - et c'est la note d'espoir. Mais François n'y oppose aucune digue. Le "katechon" a sauté. Et c'est bien ce qui pose problème.
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(*) En témoigne le livre récemment paru que "Super Ex" mentionne ici, préfacé (ce n'est pas un hasard!) par Mgr Antonio Livi, écrit par Mgr Mario Olivieri, un évêque italien (émérite, car ce sont les seuls que leur position met relativement à l'abri de représailles, et qui peuvent donc s'exprimer apertis verbis). Le titre est “Un vescovo scrive alla santa Sede sui pericoli del relativismo dogmatico”, et ce n'est pas François le destinataire.
Bergoglio n'a fait qu'ouvrir tout grand la trappe
www.marcotosatti.com
3 février 2017
Ma traduction
* * *
Même les temps que nous vivons aujourd'hui sont des temps de grâce. Parce qu'il n'y a pas de temps qui ne soit, malgré tout, sous le regard de Dieu, qui travaille différemment, selon la liberté des hommes. Nous sommes au stade de la traversée du désert: on ne voit plus rien au loin, mais même le désert prend fin, à un certain point. Nous le savons par la foi, mais aussi par l'expérience: à chaque nuit de l'histoire succède un jour; après chaque nuit de l'Église, une renaissance a lieu. Il en va de même avec l'accouchement: petites nausées, petits bouleversements, puis un calme relatif et enfin l'accélération: les contractions et la douleur augmentent vertigineusement, mais c'est une nouvelle vie qui se révèle dans la douleur et le sacrifice.
Ce n'est pas de la poésie, c'est le regard de la foi qui ne cesse de chercher, et qui, en cherchant, trouve les signes de ce qu'elle cherche.
Nous traversons le désert depuis longtemps, pas depuis aujourd'hui. Aujourd'hui il est seulement plus évident, plus clair, et en le pénétrant petit à petit, la chaleur torride est devenue presque insoutenable. Avant, il y avait ça et là de petites oasis auxquelles on pouvait s'accrocher, espérant pouvoir arrêter la désertification galopante. Aujourd'hui, il semble que ce qui avait été prédit s'est produit: «celui qui retient», le katéchon, le pontife, ne retient plus. Et même, il aide et accélère la manifestation du mystère d'iniquité dont parle saint Paul. Il y a certainement quelque chose de mystérieusement et grandiosement inique dans une Rome qui, loin d'être le phare de la foi, est aujourd'hui signe de confusion, source d'égarement et de division, un lieu de corruption de plus en plus évident et embarrassant. Dans une Rome qui scandalise les fidèles et enthousiasme les ennemis du Christ.
Dans cette situation, beaucoup perdent la foi, car l'Église enseigne le contraire de ce qu'elle a toujours enseigné; beaucoup sont convaincus qu'ils se sont entièrement trompés, parce qu'il n'y a plus rien de vrai, plus rien de stable, plus rien de sûr; mais beaucoup, en revanche, s'attachent encore plus fermement à une foi purifiée, qui doit survivre presque seule, avec très peu de signes, de témoins et de pasteurs. Qui doit survivre contre tous: contre le monde, mais surtout contre ceux qui devraient la défendre et la transmettre. En attendant, Dieu, comme un jardinier, coupe ce qui est mort et taille ce qui doit donner des fruits.
Bergoglio n'est certainement pas la seule cause de cette ruine. Il a ouvert, avec brutalité et détermination, une trappe sous laquelle grondaient et bouillonnaient depuis longtemps des fleuves boueux: la boue obscène de l'impureté et de la pédophilie; le fleuve de l'homosexualité dans le clergé; le fleuve des hérésies et de la mondanité...
Les Pères, comme saint Augustin dans De civitate Dei, parlaient déjà en leur temps «des méchants et des hypocrites qui sont dans l'Église, jusqu'à ce qu'ils atteignent un nombre si grand qu'ils forment le grand peuple de l'Antéchrist».
Aujourd'hui, même pour ceux qui aiment l'apologétique, il apparaît évident que l'ennemi n'est plus, en premier lieu, l'ennemi extérieur: le matérialisme, le communisme, le nazisme, l'islam ou autre... L'ennemi principal est à l'intérieur, c'est «la fumée de Satan» qui a pénétré dans le «temple de Dieu», comme l'a dit Paul VI, reprenant l'apôtre des gentils.
Mais voilà ce qui arrive: nous récoltons ce que nous avons semé. C'est pourquoi ceux qui croient encore, se dressent et parlent avec plus de force qu'avant, certains que Dieu ne peut abandonner sa barque et que son aide arrivera juste au moment où elle est le plus nécessaire, et le plus demandé.
Pour comprendre ce qui s'est passé, pourquoi on est arrivés graduellemnt à la situation actuelle, on peut lire différents auteurs qui avaient déjà compris à l'avance: Romano Amerio, don Divo Barsotti, ou, pour parler d'un témoin vivant, Mgr Mario Oliveri [ndt: voir www.riposte-catholique.fr], ex-évêque d'Albenga, qui a publié un texte intitulé “Un vescovo scrive alla santa Sede sui pericoli del relativismo dogmatico”.
Il s'agit d'une sélection de quelques lettres écrites par Mgr Oliveri depuis 1993 au Pape Jean-Paul II, au Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi Joseph Ratzinger, au Cardinal Walter Kasper, à Benoît XVI.
Ces lettres sont autant de suppliques filiales dans lesquelles un évêque exprime sa souffrance personnelle, et diagnostique le mal qui corrode progressivement l'Église.
Un mal qui a avant tout un nom: la perte de la foi. Le diagnostic d'Oliveri, au fond, est simple: notre foi repose sur la certitude que le Christ est "le" Sauveur, et que son Église est appelée à transmettre fidèlement le dépôt de la foi, indiquant aux gens de tous les temps la vérité immuable du Christ, et rien d'autre.
Mais c'est précisément ce qui est en train de se perdre, écrit Oliveri à ses interlocuteurs: dans de nombreux discours, de nombreux documents, de nombreuses vies de pasteurs, le Christ n'est plus le Sauveur, parce qu'au nom du dialogue, des philosophies modernes, de l'aggiornamento, de l'œcuménisme, du relativisme dogmatique et éthique, toute vérité claire et définie a été nuancée, arrondie, émoussée. La clarté des apôtres, qui pour annoncer le Christ et le Christ tout entier, ont donné leur vie, a disparu des séminaires, des livres de théologie, des esprits et des cœurs de nombreux prélats. L'existence même de la Vérité est un concept qui a été perdu, qui fait peur, remplacé par l'idolâtrie du dialogue sans fin et sans fins, ou plutôt fin en soi et donc inutile et n'aboutissant à rien.
Aujourd'hui, écrit Oliveri à Benoît XVI en 2005, «on a accepté la tentation de passer de l'annonce de la vérité au dialogue avec toutes les religions et - au sein des confessions chrétiennes - avec l'hérésie». Mais alors, la Vérité Révélée, qu'est-ce que c'est? Quel est le sens d'un Dieu qui se révèle et nous demande de nous confronter à Sa Révélation, immuable, éternelle comme Lui-même?
Le Concile Vatican II lui-même, qui est présenté comme une nouvelle Pentecôte, rompant ainsi de manière schismatique l'unité diachronique de l'Église, poursuit Oliveri,«a renoncé à des affirmations de vérité certaines et définitives (déformant ainsi la nature de tous les Conciles de l'Église catholique), parlant de Concile pastoral, comme si l'action pastorale ne comportait pas avant tout et essentiellement l'annonce de la vérité, la proclamation de la Parole de vérité, l'annonce de la Révélation Divine».
Oliveri ne va pas jusqu'à traiter la question des dubia, mais il est facile, en le lisant, de comprendre ce qui s'est passé: Amoris laetitia est délibérément un texte ambigu, comme tant d'autres discours et actes de Bergoglio, pas seulement parce que son ambiguïté a permis de brider les nombreux pères synodaux qui étaient opposés, mais parce qu'elle est inhérente à la pensée moderniste elle-même, pour laquelle tout est modifiable, rien n'est certain, aucune Vérité n'est vraiment Vérité!
Oliveri ne se limite pas à répéter qu'il n'y a pas de possibilité pour l'Église en dehors de sa fidélité à sa propre Tradition et à la Révélation toute entière: il démontre aussi combien la perte de ce qui est primordial, la foi, engendre une cascade d'erreurs pernicieuses.
D'où la critique du pouvoir excessif des Présidents des Conférences épiscopales et de leurs Secrétaires généraux, considéré comme l'expression maximale de cette pléthore d'«organismes et de superstructures qui ont exagérément grossi et alourdi l'aspect institutionnel, social de la vie de l'Église, au détriment de la communion interne ‘per fidem et sacramenta’»; d'où la critique à «l'attention excessive portée à l'organisation, aux institutions, à des initiatives extraordinaires (congrès, réunions, travail de commissions, etc.) au détriment surtout de l'approfondissement de la spiritualité et de l'intériorisation des contenus surnaturels de l'action salvifique du Christ».
Tout cela comme conséquence d'une erreur mortelle de perspective: depuis des décennies, les hommes de l'Église, perdant de plus en plus de vue ce qui est fondamental et primordial, par rapport à ce qui est conséquence, ce qui est secondaire, renversent l'enseignement du Christ qui nous invite à rechercher «par-dessus tout le Royaume de Dieu et sa justice», parce que «le reste vous sera donné en plus».
C'est l'au-delà - tel est le cri du cœur d'Oliveri -, qui donne un sens à l'ici-bas; c'est Dieu qui donne un sens à la vie de l'homme; c'est l'Eternité qui rend le temps précieux. Pas l'inverse! La prise de conscience de cette vérité impliquerait moins de conférences et d'institutions, et plus de prière; moins de discours et plus d'adoration; moins de bavardages mondains et plus de confessionnels; moins de sociologie et plus d'eschatologie; moins de politique et plus de vie éternelle...
Si aujourd'hui tout le monde connaît les bordées incessantes de Bergoglio sur l'immigration et l'économie, les digressions sociologiques de Galantino... c'est tout simplement pour cela: là où le regard de la Foi est absent, et où l'annonce du Royaume de Dieu n'est plus l'essentiel, il ne reste plus que la réalité.
C'est pourquoi, avant même de nous demander combien et quelles sont les hérésies des pasteurs qui gouvernent aujourd'hui l'Église, il faudrait se demander s'ils croient encore en Dieu.
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