Le Pape a-t-il lu Benson?
Aldo Maria Valli a préfacé une nouvelle édition en italien des deux uchronies du grand écrivain catholique anglais, venu de l'anglicanisme, auteur du "Maître de la terre" (11/8/2018)
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¤ Cet article de 2015: François a-t-il lu "Le Maître de la Terre"?
¤ Et aussi, la préface de Mgr Negri à une autre réédition du livre: Le Maître de la Terre.
¤ Quels romanciers lit un Pape (Benoît XVI): benoit-et-moi.fr/ete2011.
>>> L'ouvrage dont le titre original en anglais est The Master of the world, est traduit en Français aux éditions Téqui, sous le tltre "Le Maître de la terre" (www.librairietequi.com)
L'homme à la place de Dieu: ainsi Benson, il y a 100 ans, vit notre aujourd'hui
La Préface d'Aldo Maria Valli
www.aldomariavalli.it
9 août 2018
Ma traduction
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Un écrivain qui a à cœur, très à coeur, quelques idées, une foi et une vérité déterminantes pour lui, se retrouve confronté une question: mieux vaut un essai ou un roman? La voie de l'essai est celle de la raison, la voie du récit est celle de l'émotion. Non pas que les deux ne puissent pas aller ensemble, mais cela revient à décider sur quelle touche appuyer le plus. Sachant de toute façon que la fiction, du moins en général, est capable d'impliquer un public plus large.
Robert Hugh Benson (1871-1914), prêtre catholique converti de l'anglicanisme, pour dire ce qui lui tient à cœur, et pour exprimer ses préoccupations au sujet des risques qu'il voyait à l'horizon, en Angleterre, au début du XXe siècle, a choisi la voie de l'essai et celle de la fiction, Mais si aujourd'hui nous nous souvenons de lui, et si nous le lisons encore avec plaisir, c'est avant tout pour la seconde, et en particulier pour deux romans de politique-fiction et d'apologétique, The Master of the World (Le Maître de la terre, ndt) et The Dawn of All (L'Aube de Tout), qui capturent, avec la fascinanation du présage, le goût du paradoxe et, pour ceux qui ont des oreilles pour comprendre, la force de l'avertissement.
Examinons les dates. Benson a écrit The Master of the World en 1907 et The Dawn of All en 1911.
La Première Guerre mondiale (1914 - 1918) n'a pas encore éclaté et pour arriver à l'autre bouleversement historique qui marquera le vingtième siècle, la Révolution d'Octobre en Russie (1917), il manque quelques années.
L'insubmersible Titanic, symbole de la technologie la plus avancée de l'époque, n'a pas encore coulé à pic (il le fera en 1912) et en Angleterre, le droit de vote n'est assuré qu'à une minorité de citoyens masculins (il sera étendu à tous en 1918).
Guglielmo Marconi a depuis peu réalisé sa première transmission radio transatlantique (1901), dans les villes commencent à circuler des voitures qui n'ont plus la forme de carrosses et en 1908, Monsieur Ford, avec son modèle T, invente la première auto construite en série.
Après le long règne de la reine Victoria, l'Angleterre est dans l'ère édouardienne, marquée par une société de classe rigide, des explorations aventureuses (le commandant Scott met le cap sur l'Antarctique en 1901 et 1910) et une passion croissante pour le sport (les Jeux Olympiques de Londres ont eu lieu en 1908).
La Belle Époque (en français dans le texte) est sur le point de vivre ses derniers soubresauts et le mythe du progrès commence à montrer des fissures et des aspects pervers, comme on le verra pendant la guerre mondiale, le «massacre inutile», selon la célèbre définition de Benoît XV.
C'est dans ce contexte que Robert Hugh, quatrième et dernier fils de l'archevêque de Canterbury Edward White Benson, écrit les deux livres que "Foi & Culture" propose opportunément au lecteur italien. Nous sommes dans le domaine de ce que nous appelons aujourd'hui «christian fiction» ou plutôt, uchronie, autrement dit histoire alternative, qui se développe selon la logique de «ce qui se serait passé si...».
Tandis que l'histoire ne se fait pas avec des «si...», l'uchronie vit d'hypothèses, et Benson est un maître dans l'art de les tenir ensemble afin qu'elles forment des univers cohérents. Mais les deux livres partent de prémisses opposées: en effet, alors que The Master of the World décrit une société future (nous sommes autour de l'an deux mille) dans laquelle les catholiques sont marginalisés et persécutés, dans l'autre livre, The Dawn of All (situé dans le milieu des années soixante-dix du XXe siècle), le scénario est complètement différent: le monde est presque entièrement catholique, les lois de l'Église sont la base de la morale et de la loi, le latin est la langue internationale et le Pape est sur le point d'avoir le contrôle de tous les royaumes.
The Dawn of All est née, comme l'explique Benson lui-même, comme une sorte d'acte de réparation. Après avoir lu The Master of the World, qui a connu un succès immédiat, de nombreux lecteurs ont été déçus: trop de pessimisme, trop de scénarios de cauchemar. Alors voilà la nouvelle oeuvre, qui devrait ravir les bons catholiques avec la vision d'un monde idéal, dans lequel la foi proposée et transmise selon les canons de la Sainte Eglise romaine a la suprématie sur tout (à l'exception de l'opposition acharnée de l'Empereur d'Allemagne et des socialistes).
Mais Benson, en bon Anglais, a un certain sens de l'humour qui se nourrit de paradoxes. Et il a aussi le goût du «coup de théâtre» (en français dans le texte), de sorte que le lecteur catholique exalté par un avenir aussi attrayant ne doit pas se laisser aller à des enthousiasmes trop faciles.
À coup sûr Benson, sait comment retenir l'attention de ceux qui décident de jouer avec lui. Il le fait avec une imagination débridée, qui concerne tant les choses que la pensée, et qui est l'instrument utilisé par lui pour dire: attention à ce que vous faites et à ce qu'ils vous font faire, attention à ce que vous pensez et à ce qu'ils vous font penser, attention aux vérités dans lesquelles vous pensez croire ou ne pas croire. Ce qui est en jeu n'est pas rien: c'est l'homme lui-même, c'est son destin éternel.
Quand il écrit The Master of the World, Benson a trente-six ans et il est prêtre catholique depuis trois ans. Après avoir été ordonné prêtre dans l'Église anglicane (1895), un chemin de conversion a commencé pour lui. Au cours d'un voyage en Égypte, il découvre que les anglicans ne sont pas seulement très peu nombreux, mais, en dehors de l'Angleterre, ils ne sont même pas considérés comme une véritable Église. Mais surtout, au fil du temps et de ses études de plus en plus approfondies, il ressent clairement qu'entre l'anglicanisme et le catholicisme, il y a un abîme: d'un côté, subjectivisme et absence de points fermes, de l'autre, saine doctrine et unité, garanties justement par celui qui pour les anglicans est la pierre angulaire du scandale, à savoir le Pape. La multiformité qu'il a rencontrée au sein de l'Église anglicane, tant au niveau des doctrines que des rites, l'a déconcerté. Il s'est aperçu que parmi les anglicans, l'enseignement sur la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie est négligé et le sacrement de la réconciliation marginalisé. Dans l'Église anglicane, les symptômes du classisme (préjugé fondé sur l'appartenance à une classe sociale, ndt) sont évidents: tout le contraire de ce qui se passe (même si ce n'est pas toujours le cas) chez les catholiques. Ainsi, à travers un parcours qui rappelle celui d'autres grands convertis, comme John Henry Newman et, plus encore, Henry Edward Manning, le jeune pasteur, poussé par la recherche de la vérité, a demandé à être accueilli dans l'Église catholique et, le 12 juin 1904, à Rome, dans l'église de Saint-Sylvestre, il a été ordonné prêtre.
Quand nous lisons Benson, nous ne devons jamais oublier cette histoire spirituelle. Son uchronie naît non pas de la recherche de l'excentrique et de l'envie d'étonner, mais du désir de partager un sentiment de trouble et d'appréhension: si le trésor de la foi est négligé, bradé, s'il n'est pas protégé, si c'est l'homme, et non Dieu, qui est mis à la première place, les conséquences sont lourdes. Et lui, Robert Hugh, qui est né en dehors du troupeau catholique et qui a ressenti le besoin d'y revenir, lui qui pour cela a payé et paie un prix, connaît bien les conséquences. Ainsi, les histoires qu'il imagine, bien qu'elles se déroulent dans un avenir lointain, parlent de nous et nous demandent d'ouvrir les yeux, même si cela peut coûter de la souffrance.
Dans l'un des épisodes les plus significatifs de The Master of the World, le héros, le prêtre catholique londonien Percy Franklin, se retrouve témoin des conséquences dévastatrices d'un accident d'avion. Comme prêtre, il se prodigue pour essayer de réconforter les blessés, pour assurer le viatique aux moribonds. Mais voilà qu'arrivent les opérateurs sanitaires de l'État, pleins de zèle, lesquels, au lieu de secourir et de soigner... font quoi? Ils pratiquent l'euthanasie. Ce n'est qu'un fragment d'un roman complexe, mais là réside peut-être l'essentiel: un régime formellement compatissant et humanitaire, inspiré par de bons sentiments, s'avère en fait être porteur de mort. Pourquoi? Parce qu'il a abandonné Dieu et ses commandements, qui sont pour notre bien authentique, et a mis à sa place l'homme et ses lois, qui sont au service non pas du vrai bien mais de l'utile, non pas de la vérité qui éclaire tout, mais du relativisme qui justifie tout, non pas du vrai bonheur mais d'un bonheur faux et illusoire.
Le contraste entre le prêtre qui se penche avec amour sur le blessé, pour guérir les blessures du corps et de l'âme, et le ministre d'État de l'euthanasie qui fait la même chose, mais pour procurer une mort rapide, ne pourrait être plus éloquent.
Certains diront: mais plus d'un siècle s'est écoulé depuis les uchronies de Benson; est-il possible qu'elles soient toujours d'actualité ?
La réponse est que Benson n'est pas seulement actuel, il est d'une très grande actualité. Et il l'est précisément parce qu'il a écrit il y a un siècle.
Comme on l'a dit, l'auteur vit avant les deux grands conflits mondiaux, avant l'avènement du communisme en Russie, avant l'éruption du nazisme en Allemagne. N'ayant pas encore connu ces drames sans précédent et leurs conséquences dévastatrices, il est capable de dessiner à grands traits le conflit entre le bien et le mal, entre la vérité et le mensonge, entre la liberté et la tyrannie, avec une radicalité qui ne sera plus possible après, parce que ces séismes politiques, sociaux, culturels et spirituels auront inévitablement une influence (pensons à l'œuvre de George Orwell ou d'Aldous Huxley) sur chaque utopie ou dystopie. En un mot: libre du poids de l'idéologie, Benson peut aller au cœur du sujet. Et le coeur, c'est que si l'homme se met à la place de Dieu, s'il rejette Dieu pour s'adorer lui-même, il se condamne au désastre, à la perdition. En outre, étant a-idéologique, Benson se trouve dans une condition très semblable à la nôtre. Nous aussi, qui avons assisté à l'effondrement des grandes idéologies, nous somme privés d'une vision du monde forte et contraignante. Nous aussi, qui vivons à l'ère dite post-moderne et à l'époque de la pensée faible, nous nne disposons pas d'une foi politique et d'une philosophie capable de lire et d'interpréter le présent. Nous aussi, nous plaçons l'espoir et la confiance inconditionnelle dans la science et la technologie, les seules «religions» qui nous restent. Et si tout cela nous procure incertitude et désorientation, il nous permet aussi, si nous le voulons, de saisir les problèmes dans leur essence, au-delà des lectures imposées par les idéologies.
Ce n'est pas par hasard que dans The Master of the World l'ennemi n'est pas un parti et le mal n'est pas incarné par un dictateur ou par un chef de peuple. Julian Felsemburgh, le méchant, n'est rien de moins que l'Antichrist. Et, en tant que tel, il ne se présente pas avec les caractéristiques perverses du mal politique: il n'élève pas la voix, il ne montre pas d'agressivité, il ne lance pas d'invectives, il ne fait pas de proclamations. Au contraire, il semble être la bonté en personne. Il est crédité comme le pacificateur, comme l'homme de dialogue, équilibré et sage, toujours capable de dominer ses émotions et de gouverner au mieux. Elégant et éduqué, il parle quinze langues. En lui, on peut et on doit faire confiance.
Dans ce contexte, la foi chrétienne n'est plus nécessaire et l'Église catholique n'a plus de sens. À la place de la charité, il y a la philanthropie, à la place de la foi en Dieu, il y a l'humanitarisme, la foi en l'homme. A une époque où la science et la technologie assurent un confort et des certitudes auparavant inconcevables, il ne reste plus qu'à faire confiance au nouveau Maître du monde: il saura où nous conduire.
De son point d'observation d'il y a cent ans, Benson voit notre aujourd'hui: l'euthanasie comme un acte nécessaire, les mariages à durée limitée, le bien-être psychophysique élevé au niveau de religion, la foi religieuse considérée comme une superstition barbare, la conscience humaine comme un conteneur à remplir de compétences techniques et non de valeurs morales, un gouvernement mondial qui, au nom de la paix, élimine les différences. Sur tout et sur tout le monde, il y a lui, Julian Felsemburgh, le sauveur du monde, qui fait l'éloge de la «grande fraternité universelle» et surmonte les anciennes divisions en vertu d'une paix qui est en réalité uniformité et soumission.
Seuls Franklin et quelques autres, raisonnant avec leur tête à la lumière de la foi catholique, sont capables de voir au-delà des apparences, de voir le faux prophète qui se cache derrière le symbole de la bonté et de la paix. Mais le combat est inégal.
Quelques années avant Benson, un avertissement similaire était arrivé de l'Est, de l'orthodoxe russe Vladimir Soloviev (1), qui avec son conte sur l'Antichrist avait à son tour esquissé la figure d'un empereur apparemment bienveillant, mais en réalité diabolique. Et les mots adressés à l'empereur par le starets Jean, le chef spirituel du petit troupeau orthodoxe, sont peut-être les meilleurs pour résumer ce que Benson veut nous rappeler: «Grand souverain! Ce que nous avons de plus cher dans le christianisme, c'est le Christ lui-même. Lui et tout ce qui vient de Lui, parce que nous savons qu'en Lui demeure corporellement toute la plénitude de la divinité». Évidemment, le souverain fera tuer le vieux Jean, mais Dieu n'abandonnera pas son peuple.
Si l'objectif est de diviniser l'homme, alors le péché originel doit être éliminé. Au contraire, il faut dire que l'homme est naturellement bon. Et c'est précisément ce que fait l'humanitarisme. Évidemment, il s'agit d'une grande illusion; il est donc d'une importance fondamentale que les consciences soient dominées, asservies et dûment chloroformées: personne ne doit découvrir le truc. D'où le culte de l'homme, afin de renforcer la vision générale, et donc la persécution des catholiques, ces obstinés qui ne veulent pas se courber et continuent à croire que le château de cartes peut s'effondrer.
Julian Felsemburgh, l'Antéchrist, porte le nom de Julien l'apostat parce que la condition et le résultat de son triomphe sont l'apostasie, le reniement général de la foi. Qui ne doit pas se faire par des actes retentissants, mais simplement par la chute dans l'indifférence, alliée décisive de l'hostilité et de la persécution contre les catholiques.
Le tableau est à présent vraiment complet et nous pouvons vraiment nous y refléter.
Il reste à signaler que parmi les admirateurs de Benson, il y a le pape François, qui à plus d'une occasion nous a raconté qu'il avait lu The Master of the World et qu'il en avait été frappé. Mais l'interprétation qu'en donne Jorge Mario Bergoglio semble entièrement horizontale. Selon François, en effet, l'œuvre de Benson nous met en garde contre la «colonisation idéologique» voulue par ceux qui, par intérêt personnel et soif de pouvoir, poursuivent le but d'éliminer les particularités des peuples et de briser les différences pour imposer une pensée unique. C'est vrai, mais ce n'est qu'un des dangers indiqués par Benson, et pas celui qui est à la racine de tout cela. Parce que la colonisation idéologique n'est en réalité qu'un des fruits empoisonnés d'un projet beaucoup plus vaste, dont l'objectif principal est d'éliminer Dieu. Ce qui ne peut se faire sans éliminer l'Église catholique, en la frappant durement (comme à l'époque de Benson) ou en l'annexant (comme aujourd'hui).
Bergoglio aura-t-il lu TOUT Benson ? La question semble légitime dès lors que, tandis Benson (qui, nous ne l'oublions pas, a écrit durant le pontificat de Pie X) indique la division claire entre l'Église et le monde, la prédication de François est au contraire centrée sur l'accolade conciliante.
Qu'un pape de la Sainte Eglise romaine puisse un jour recommander avec passion l'observation de ces authentiques dogmes du politiquement correct laïciste que sont le respect mutuel, le dialogue et la compréhension, le bon Benson, malgré son imagination débridée, ne pouvait pas l'imaginer. Et qu'ensuite, de surcroît le même Pape puisse conseiller de lire son propre Master of the World, mais réduit à une sorte d'anticipation de la Théologie du pueblo... eh bien, tout cela aurait probablement laissé le bon prêtre anglais sans voix.
Aldo Maria Valli
NDT
(1) A lire ici, la magnifique prédication de Carême du Cardinal Biffi devant Benoît XVI, en février 2007: benoit-et-moi.fr/2015-II)
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