Les propos d'un (drôle de) pasteur
Quel contraste avec Benoît XVI, "le Pape du silence". Il faut relire, par exemple ce qu'il disait du charisme des chartreux lors de sa visite à la Chartreuse de San Bruno, en 2010 (10/4/2018)
(François, "Gaudete et Exultat")
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Le moine, en laissant tout, pour ainsi dire "risque": il s'expose à la solitude et au silence pour ne rien vivre d'autre que de l'essentiel, et justement en vivant de cet essentiel, il trouve aussi une profonde communion avec ses frères, avec tout homme.
(Benoît XVI, à la Chartreuse de san Bruno)
Je n'ai pas l'intention de lire la dernière exhortation apostolique de François, sortie dans l'indifférence générale, du moins en France (en voyant l'information hier, j'ai même cru à une fake new); sans doute n'y trouve-t-on aucun de ces mots-clés qui mettent les journalistes en transes, et je suppose que, même parmi ceux qui suivent l'actualité du Vatican la plupart feront comme moi.
Mais parmi les autres, il y a évidemment ceux qui y sont obligés professionnellement, comme par exemple Sandro Magister, qui en a extrait (certains diront "en toute mauvaise foi"!!) juste l'essentiel (www.diakonos.be/settimo-cielo).
Notamment ceci:
Dans « Gaudete et exsultate », François brosse un portrait particulièrement négatif de ses détracteurs.
- Ce sont ceux qui ont « un visage d’enterrement », qui sont « obsédés par la loi, l’ostentation dans le soin de la liturgie, de la doctrine et du prestige de l’Eglise ».
- Ce sont ceux qui plient la religion « au service des propres élucubrations psychologiques et mentales ».
- Ce sont ceux qui conçoivent la doctrine comme « système clos, privé de dynamiques capables d’engendrer des questions, des doutes, des interrogations ».
- Ce sont ceux qui s’enferment dans une « médiocrité tranquille et anesthésiante » faite d’ « individualisme, spiritualisme, repli dans de petits cercles, dépendance, routine, répétition de schémas préfixés, dogmatisme, nostalgie, pessimisme, refuge dans les normes. »
- Ce sont ceux qui aiment « avoir le regard figé dans une prétendue extase » et une « sainteté de façade, toute belle, toute bien faite » mais qui en réalité est « feinte ».
- Ce sont, en deux mots, les « gnostiques » et les « pélagiens » modernes, dans une version actuelle de ces deux hérésies antiques.
On peut se demander si ces propos, tels qu'ils sont rapportés par la star des vaticanistes, ont bien leur place dans un texte du magistère papal; si ce sont les propos d'un pasteur, ou bien du chef d'un parti politique; les encouragements (ou même les mises en garde) d'un père aimant ou bien les invectives d'un homme particulièrement vindicatif qui règle ses comptes avec ses ennemis.
Magister poursuit:
Dans toutes ces invectives de François contre ses détracteurs, est-il possible d’identifier quelques attaques « ad personam » ?
Si l’on s’en tient à ce qu’écrit le Père Spadaro, on dirait bien que oui.
Il y a un passage, au paragraphe 26 de «Gaudete et exsultate » qui semble vouloir en finir avec deux millénaires de monachisme contemplatif, masculin et féminin: « Il n’est pas sain d’aimer le silence et de fuir la rencontre avec l’autre, de souhaiter le repos et d’éviter l’activité, de chercher la prière et de mépriser le service. Nous sommes appelés à vivre la contemplation également au sein de l’action».
Et voilà ce qu’écrit Spadaro dans l’exégèse qu’il fait de ce passage: «C’est cela l’idéal ignacien, en fait, selon la célèbre formule d’un de ses premiers compagnons, le P. Jerónimo Nadal: être ‘simul in actione contemplativus’. Les alternatives telles que ‘Dieu ou le monde’ ou encore ‘Dieu ou rien’ sont fausses».
Attention : «Dieu ou rien» et «La force du silence» sont précisément les titres des deux principaux livres du cardinal Robert Sarah, c’est-à-dire du principal défenseur d’une vision de l’Eglise catholique différente de celle promue par le Pape François.
Donc, le cardinal Sarah est dans le collimateur.
Mais ne peut-on pas lire les mots «Il n’est pas sain d’aimer le silence... de chercher la prière» aussi comme une attaque ad personam contre Benoît XVI lui-même, tellement ils tranchent avec la vision et même la personne de ce dernier - au point qu'à l'occasion du cinquième anniversaire de son retrait, pour lui rendre hommage, quelqu'un évoquait justement le silence de Benoît XVI comme une caractéristique (cf. Le silence de Benoît XVI).
C'est en tout cas ce que suggère Antonio Socci sur sa page Facebook:
COMMENT BERGOGLIO S'OPPOSE À BENOÎT XVI, À LA SPIRITUALITÉ CATHOLIQUE ET À LA TRADITION DE L'EGLISE
Sandro Magister observe:
Il y a un passage dans le paragraphe 26 de "Gaudete et exsultate" qui semble liquider deux millénaires de monachisme contemplatif, masculin et féminin :
"Il n'est pas sain d'aimer le silence et d'éviter de rencontrer les autres, de désirer le repos et de rejeter l'activité, de rechercher la prière et de sous-estimer le service. Nous sommes appelés à vivre la contemplation aussi au milieu de l'action".
Avec la citation "Trop de verbosité dans l'Eglise menace la grandeur de la parole", Socci revoie en lien à un article de Il Foglio, qui en mai 2017, sous le titre "L'éloge du silence de Benoît XVI" publiait justement de larges extraits de la postface de Benoît XVI à "La force du silence" (ma traduction ici: benoit-et-moi.fr/2017).
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A propos de silence, comment ne pas se souvenir également des mots du Pape émérite aux clarisses d'Albano auxquelles il avait rendu visite le 19 mars 2017 - en la fête de Saint Joseph -, soit juste un an avant la signature de cette dernière exhortation apostolique, selon ce qu'a noté Magister (cf. Chez les clarisses d'Albano.)
«La discrétion, le silence de saint Joseph était si forts que, humble en Dieu, il n'a pas été découvert dans la piété et la théologie de l'Église, bien que son message dans l'Écriture soit très grand. Mais son humilité et son silence sont si forts que c'est seulement après mille ans d'humilité et de non-apparence quel'Église a découvert cette belle figure».
Et surtout, de la magnifique méditation du 9 octobre 2010 à la Chartreuse de San Bruno, en Calabre (cf. benoit-et-moi.fr/2013-I).
La Chartreuse est une oasis spéciale, où le silence et la solitude sont gardés avec un soin particulier, selon la forme de vie initiée par Saint Bruno et restée inchangée au cours des siècles. «J'habite dans le désert avec des frères», est la phrase synthétique qu’écrivait votre fondateur. La visite du Successeur de Pierre dans cette Chartreuse historique entend confirmer non seulement vous qui vivez ici, mais l'Ordre tout entier dans sa mission, plus que jamais d'actualité et significative dans le monde d'aujourd'hui.
Le progrès technique, en particulier dans le domaine des transports et de la communication, a rendu la vie humaine plus confortable, mais aussi plus agitée, parfois convulsive. Les villes sont presque toujours bruyantes: rarement on y est dans le silence, parce que le bruit de fond est toujours présent, dans certaines zones même la nuit. Dans les dernières décennies, ensuite, le développement des media a développé et amplifié un phénomène qui se profilait déjà dans les années soixante: la virtualité, qui risque de dominer la réalité. De plus en plus, même sans s'en rendre compte, les gens sont plongés dans le monde virtuel, en raison de messages audiovisuels qui accompagnent leur vie, du matin au soir. Les plus jeunes qui sont déjà nés dans cette condition, semblent vouloir remplir de musique et d'images chaque instant vide, comme par peur de resentir, justement, ce vide. C'est une tendance qui a toujours existé, surtout parmi les jeunes et dans les contextes urbains les plus développés, mais aujourd'hui elle a atteint un niveau tel qu'on parle de mutation anthropologique. Certaines personnes ne sont plus capables de rester longtemps dans le silence et la solitude.
J'ai voulu mentionner cette circonstance socio-culturelle, car elle souligne le charisme spécifique de la Chartreuse, comme un don précieux pour l'Eglise et le monde, un don qui contient un message profond pour notre vie et pour l'humanité toute entière. Je résumerais ainsi: en se retirant dans le silence et la solitude, l'homme, pour ainsi dire, s'«expose» au réel dans sa nudité, s'expose à ce «vide» apparent que j'ai mentionné avant, pour expérimenter au contraire la Plénitude, la présence de Dieu, de la Réalité la plus réelle qui soit, et qui est au-delà des dimensions sensibles. C'est une présence perceptible dans chaque créature: dans l'air que nous respirons, dans la lumière que nous voyons et qui nous réchauffe, dans l'herbe, dans les pierres ... Dieu, Creator omnium, traverse toute chose, mais il est au-delà, et justement pour cela, il est le fondement de tout. Le moine, en laissant tout, pour ainsi dire «risque»: il s'expose à la solitude et au silence pour ne rien vivre d'autre que de l'essentiel, et justement en vivant de cet essentiel, il trouve aussi une profonde communion avec ses frères, avec tout homme.
Décidément, avec cette exhortation apostolique, on est TRÈS loin de Benoît XVI.
Au rique de me répéter: qui osera encore parler de continuité?
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