Une Église moins romaine
C'est l'un des aspects du "changement de paradigme" initié par François, et confirmé par ses dernières décisions de gouvernement. Chronique d'Andrea Gagliarducci (3/7/2018)
Changement de paradigme
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La dernière chronique d'Andrea Gagliarducci dans sa rubrique hebdomadaire en anglais <Monday Vatican> prolonge l'examen du "changement de paradigme" initié par François, que nous avons commencé ces jours-ci dans ces pages.
Cette fois, le vaticaniste, très bien informé, et dont les analyses (souvent "techniques", et qui peuvent donc dérouter) tranchent résolument avec tout ce qu'on peut lire ailleurs sur le sujet, s'intéresse aux dernières décisions de gouvernement "interne" de François, en particulier celle, promue à l'occasion du dernier consistoire, d'élargir le collège des Cardinaux Évêques: ceux-ci ne seront désormais plus liés à Rome par l'attribution d'un siège épiscopal antique parmi les 6+1 "diocèses suburbicaires" romains . Le Pape, cette fois, a ajouté aux 6 cardinaux évêques "traditionnels" (parmi lesquels le doyen du Sacré Collège - actuellement Angelo Sodano -, titulaire en plus du 7ème diocèse, celui d'Ostie) un certain nombre de ses plus proches collaborateurs, donc des cardinaux de Curie, tous à la tête d'un dicastère vatican, mettant ainsi à parité "une fonction et un siège épiscopal".
Gagliarducci voit dans cette décision une forme de rupture du lien avec Rome, et conclut:
Cette anti-Romanité a été typique de toutes les réformes et schismes, du Luthérien à l'Anglican, en passant par le mouvement Gallican français.
Pape François, une église de moins en moins romaine
Andrea Gagliarducci
2 juillet 2018
www.mondayvatican.com
Ma traduction
* * *
Avec trois décisions prises le 26 juin, le Pape François a donné sa forme finale à la Curie romaine et au Collège des Cardinaux. La décision d'élargir l'ordre des Évêques au sein du Collège des Cardinaux, la nomination du nouveau président pour l'Administration du Patrimoine du Siège Apostolique et celle du nouveau Préfet de la Bibliothèque du Vatican font partie d'une stratégie définie.
L'extension de l'ordre des Évêques au sein du Collège des Cardinaux est particulièrement révélatrice. Le Collège des Cardinaux est divisé en trois ordres, qui reflètent les fonctions des Cardinaux dans l'ancienne Église, très liées à Rome.
En particulier, l'ordre des diacres reflète les Diaconies, qui sont les régions Romaines administrées avec une attention particulière envers les pauvres; l'ordre des prêtres est celui des paroisses auxquelles les cardinaux étaient liés; l'ordre des évêques est lié aux antiques sièges suburbicaires, c'est-à-dire les sièges des évêques qui faisaient partie de la juridiction de Rome.
L'ordre des Évêques a toujours été composé de six cardinaux: les sièges suburbicaires sont au nombre de sept, mais le doyen du Collège des cardinaux, élu parmi les Cardinaux Évêque et dont l'élection est ensuite confirmée par le Pape, se voit toujours attribuer le siège suburbicaire d'Ostie, qu'il ajoute aux autres sièges suburbicaires.
A ce [lien] très particulier des Cardinaux Évêques avec Rome, Paul VI a voulu ajouter son attention particulière pour les Églises orientales, incluant les Patriarches orientaux des Églises sui iuris aux Cardinaux Évêques. Ils ne prenaient pas un titre à Rome. Ils gardaient leur siège comme titre.
La réforme de Paul VI faisait partie d'une réforme plus large, qui impliquait aussi la Maison Pontificale. Paul VI n'avait pas l'intention d'abolir la tradition. En fait, il voulait adapter les fonctions et les offices aux temps actuels, sans rompre avec la romanité. On peut affirmer à juste titre que la réforme de Paul VI était une exaltation moderne de la romanité.
Le pape François a voulu rompre cette tradition et élargir l'ordre des Cardinaux Évêques, y incluant quelques Cardinaux, probablement en raison de leurs fonctions. L'ordre des Cardinaux Évêques inclut désormais les cardinaux Pietro Parolin, secrétaire d'État du Vatican; Fernando Filoni, préfet de la Congrégation pour l'évangélisation des peuples; Marc Ouellet, préfet de la Congrégation pour les évêques; Leonardo Sandri, préfet de la Congrégation pour les Églises orientales.
Le rescrit papal élargissant l'ordre des Cardinaux Évêques souligne que, considérant que le Collège des Cardinaux s'est élargi, mais pas l'ordre des Évêques, le Pape a pris la décision d'élargir l'ordre.
La décision du pape François n'est pas seulement une rupture avec la tradition. C'est surtout une brèche dans la Romanité, puisqu'un ancien siège épiscopal est considéré comme équivalent à une fonction. En parcourant la liste, les personnes promues au rang de Cardinaux Évêques, on trouve quelques-uns des principaux collaborateurs du Pape. Tous sont à la tête d'une congrégation du Vatican. Cela ouvre la possibilité d'un nouvel élargissement de l'ordre des Cardinaux Évêques.
Surtout, le Pape François a rompu le lien très particulier que les Cardinaux Évêques avaient avec Rome, qui était un lien encore plus fort de celui des autres membres du collège des Cardinaux. Tous les Cardinaux, en tant que principaux collaborateurs du Pape, se voient attribuer un diaconat ou un titre qui correspond à une église à Rome. Les nouveaux Cardinaux Évêques se voient attribuer une église de Rome, mais cette dernière n'est pas un siège suburbicaire.
En fin de compte, les Cardinaux Évêques sont maintenant aussi des Évêques en raison de leurs fonctions, et pas seulement des Évêques en raison de leur territoire. Cela fait partie du processus général de dé-romanisation qui a eu lieu sous le pape François.
Le fait que l'Église soit de moins en moins romaine peut être remarqué dans le choix du Pape de ne pas célébrer la Messe du Jeudi Saint à Saint-Jean de Latran, et de revenir à la pratique de Paul VI de célébrer la Fête Dieu sur le territoire romain, mais pas à Saint-Jean de Latran, ou avec la procession de Saint-Jean de Latran à Sainte-MarieMajeure, comme saint Jean Paul II aimait le faire [et Benoît XVI!].
Un deuxième choix de rupture est représenté par le choix du nouveau président de l'Administration pour le Patrimoine du Siège Apostolique (APSA). Le cardinal Domenico Calcagno a pris sa retraite et a été remplacé par Mgr Nunzio Galantino, venant directement des rangs de la Conférence épiscopale italienne, où il a servi comme secrétaire général.
Le cardinal Calcagno avait passé 11 ans à l'APSA, d'abord comme secrétaire puis comme président. Il savait tout de l'administration. Dans sa récente interview à Reuters, le pape François s'est plaint d'un manque de clarté dans la gestion des biens immobiliers du Vatican. Il convient de rappeler que, sous le Pape François, l'Administration a subi divers ajustements.
(...).
La nomination de Mgr Galantino marquera un changement de mentalité. En tant que secrétaire général de la Conférence épiscopale italienne, Mgr Galantino gérait les fonds du "huit pour mille", c'est-à-dire la part d'impôt que les citoyens italiens peuvent donner à l'Église ou à d'autres confessions religieuses qui ont un concordat avec l'Italie, ou bien à l'État lui-même.
L'évêque Galantino n'a sans doute pas d'autre expérience administrative que dans son diocèse d'origine, et s'est avéré préférer les affirmations populistes et colorées aux affirmations prudentes. Sa façon de parler et de se comporter a mis l'Église sur la sellette.
Considéré comme un bon organisateur au sein de la Conférence épiscopale italienne, il est probable que sa façon de gouverner ne sera pas celle du Vatican. Par modus operandi vatican, on entend une gestion des finances du Vatican qui tienne également compte de la particularité du Saint-Siège et du fait que le Saint-Siège est un État, avec sa particularité. Le problème du Saint-Siège n'est pas la transparence, mais la gestion. Le pape François veut rompre avec l'ancienne mentalité. Si cette rupture sera salutaire pour la souveraineté du Saint-Siège, ce n'est pas clair. Beaucoup dépendra des choix futurs.
Enfin, le Pape François a nommé le P. José Calança Tolentino de Mendonça comme Préfet de la Bibliothèque du Vatican. Le P. Tolentino était jusqu'à présent vice-recteur de l'Université catholique de Lisbonne (Portugal) et remplacera l'archevêque Jean-Louis Bruguès. L'archevêque Bruguès n'a pas encore 75 ans (il les aura en novembre) et surtout il n'a pas encore démissionné. Le Pape François, en fin de compte, voulait une nouvelle phase pour la Bibliothèque du Vatican, et ne voulait pas attendre. Il faut noter que le Pape avait une mauvaise relation avec l'Archevêque Bruguès : selon des journalistes argentins proches du Pape, lorsque l'Archevêque Brugues était secrétaire de la Congrégation pour l'Education, il s'est opposé à la nomination de Victor Fernandez comme recteur de l'Université catholique d'Argentine.
Que les rumeurs soient vraies ou non, il est certain que la première nomination du Pape François a été l'élévation de Fernandez à l'archiépiscopat, et que la nomination d'un nouveau Préfet pour la Bibliothèque du Vatican a lieu la semaine où l'Archevêque Fernandez, étiqueté comme le ghost writer du Pape, a pris possession de son nouvel archidiocèse de La Plata.
Pour marquer cette nouvelle étape, le Pape François a choisi comme Préfet de la Bibliothèque apostolique du Vatican et des Archives secrètes, un prêtre, et non un évêque, apprécié pour les Exercices spirituels qu'il a dirigés pendant le Carême à la Curie romaine. Le P. Tolentino a certainement peu de connaissances sur le travail ordinaire de la Bibliothèque. La Bibliothèque achète chaque jour des milliers de livres et entretient une série de relations institutionnelles d'un certain niveau.
Le Pape François opère ces trois principaux changements au cours de la semaine de son cinquième Consistoire. Avec ce consistoire, le Collège des Cardinaux a finalisé un virage: désormais, les cardinaux créés par le Pape François sont plus nombreux que les autres, si l'on considère les cardinaux de moins de 80 ans et donc électeurs dans un conclave.
C'est ainsi que l'Église du Pape François prend forme. Depuis le début, la sélection des membres du Collège des Cardinaux a indiqué ce type de réforme. Les cardinaux ont été choisis principalement pour leur représentativité géographique, sans tenir compte des questions traditionnelles, à moins que les questions traditionnelles ne soient pas conformes à la pensée du Pape. La même chose s'est produite avec l'ordre des Cardinaux Évêques, élargi pour garantir une plus grande représentativité.
Avec le pape François, l'Église catholique liée à Rome semble se dissoudre. Rome n'est pas une réalité locale, mais un modèle universel, le siège du Pape et, pour cette raison, le guide des diocèses dans le monde entier. Le Pape François, par ses décisions, est apparemment disposé à rompre avec le Pontificat de Rome.
Cette anti-Romanité a été typique de toutes les réformes et schismes, du Luthérien à l'Anglican, en passant par le mouvement Gallican français. Il y a, en fin de compte, un plus grand rôle des Églises particulières, tandis que le Pape agit comme garant et prend des décisions centrales lorsqu'il veut gouverner.
La tradition romaine ne voulait pas dire être fermé aux choses nouvelles, mais une nouvelle façon de les vivre. Aujourd'hui, cette tradition risque de disparaître. Ce n'est pas le fruit de l'internationalisation de la Curie, commencée sous Pie XII, car l'internationalisation signifiait que des prêtres du monde entier venaient à Rome pour travailler au Vatican après avoir étudié à Rome et avoir servi un certain temps dans leur pays d'origine. Il s'agit plutôt d'une centralisation du principe des périphéries.
Ce que cette perte de Romanité coûtera à l'Eglise, seul le temps le dira.
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