L’archevêque allemand Paul Josef Cordes, fait cardinal par Benoît XVI en 2007, ex-président de Cor Unum (le dicastère chargé des questions concernant la charité chrétienne) nommé par Jean-Paul II, raconte le parcours éditorial chaotique qui a abouti à la publication de la première encyclique de Benoît XVI. L’intention du Pape s’inscrit dans le « programme » de la totalité de son pontificat, et même est le fil conducteur de toute sa réflexion théologique: remettre Dieu au centre. Un recadrage nécessaire, s’appliquant ici concrètement aux modalités par lesquelles l’Eglise porte assistance aux pauvres, mais qui va bien au-delà.

Ainsi Benoît XVI remit Dieu au centre

Paul Josef Cordes
29 décembre 2020
Traduit de l’allemand par Nico Spuntoni pour la NBQ
Ma traduction

Le 25 décembre 2005, Benoît XVI signait sa première encyclique, Deus caritas est (Dieu est amour), publiée le 25 janvier 2006. Ce document est devenu une sorte de déclaration de gouvernement de ce pontificat. Et il a eu – comme tous les passages religieux destinés à faire date dans notre Église – une histoire éditoriale très mouvementée.

UNE IDÉE MAL ACCUEILLIE

En 1995, Saint Jean-Paul II me nomma président de Cor Unum, le dicastère du Vatican chargé de coordonner l’action de charité de l’Église. Avec le temps, il m’était apparu que dans un monde d’humanisme séculier, même parmi les croyants, les racines chrétiennes de la charité ecclésiastique étaient oubliées. Après avoir consulté le Saint-Père, je reçus la tâche de rédiger un texte de clarification. Je me mis immédiatement au travail avec mon dicastère. Après une réflexion approfondie, nous avons envoyé une proposition au Secrétariat d’État. Au cours de l’été 2004, nous avons reçu la réponse que le projet avait été rejeté. Malheureusement, désormais, l’affaiblissement de Caritas était évident et, surtout, la mission du pape touchait à sa fin. Je me suis donc tourné vers le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, le cardinal Joseph Ratzinger, et lui ai envoyé notre texte. Lorsque je suis allé le voir peu après, il a immédiatement écrit à la Secrétairerie d’État pour défendre notre projet rejeté.

Le pape Jean-Paul II est retourné à la maison du Père le 2 avril 2005. C’est le cardinal Joseph Ratzinger qui lui succèda. Dans les premiers jours de son pontificat, il a séjourné à la Casa Santa Marta au Vatican. Je l’ai rencontré peu après, nous nous sommes salués et immédiatement, comme s’il se doutait de ma demande non exprimée, il m’a demandé : « Que va devenir l’encyclique, à présent? ». Naturellement, je savais que la première lettre apostolique du pape formulait son « programme de gouvernement » – comme Jean XXIII avec Ad Petri cathedram (29 juin 1959), Paul VI avec Ecclesiam suam (6 août 1964) et Jean-Paul II avec Redemptor hominis (4 mars 1979). Alors j’ai répondu spontanément : « Je pense que le nouveau pape a beaucoup de choses en tête qu’il aimerait aborder dans sa première encyclique. Mais si dans sa tête il y avait aussi un peu de place pour l’argument ‘Caritas’, je serais très heureux ». Il a répondu : « Je prendrai une décision bientôt ». Peu de temps après, il m’a fait savoir qu’il allait aborder le sujet du commandement de l’amour.

POINT ESSENTIEL

L’encyclique a reçu un accueil exceptionnellement positif dans le monde entier. Les journaux et les médias électroniques lui ont accordé une large couverture avec des commentaires élogieux dans de nombreux pays occidentaux. Même le New York Times – qui n’est pas exactement un organe complaisant envers l’Église catholique – l’a approuvé et lui a consacré un article en première page. Naturellement, à Cor Unum, nous avons poussé un soupir de joie.

En y regardant de plus près, pourtant, nous avons remarqué que le texte avait un tout nouveau visage. Tout d’abord, il y a eu la nouveauté apportée par la langue vivante du Pape et l’ajout de nombreux aspects sur le sujet que nous avions oubliés. Mais ce qui est apparu de manière cruciale, c’est que le pape avait, pour ainsi dire, inversé notre ancienne version. Lors des travaux préliminaires, nous avions présenté le problème en question de manière inductive. Le thème était la volonté nouvelle des personnes et de la société d’aujourd’hui d’aider les nécessiteux. Le « plan Marshall » et la création de ministères du développement n’étaient que très récents ; pendant des siècles, l’intérêt européen pour les pays étrangers était essentiellement colonial, voire exploiteur. Mais aujourd’hui, la conscience s’est répandue que l’homme mérite un soutien et une aide pour sa dignité. Dans ce contexte, nous insérions ensuite l’engagement des chrétiens, leurs nombreuses initiatives spontanées, individuelles, œcuméniques et ecclésio-officielles.

Comme dernier point, mais non moins important, nous avions considéré Vatican II et la contribution de l’Eglise au succès de la communauté humaine (par exemple la Constitution Pastorale Gaudium et Spes n. 26 ; 42f.). Il est donc temps pour l’Église de s’assurer sa propre part dans le chœur polyphonique de tous les gens bien intentionnés – sans, bien sûr, s’isoler dans une autoréflexion.

PAS DE DATE LIMITE

Dans le contexte de cette précédente ébauche, l’accent que le pape Benoît voulait mettre avec sa présentation saute aux yeux. Il renonce à toute introduction pédagogique qui aborde progressivement le problème. Il commence par un coup de poing: « Deus caritas est« , qu’il explique en détail dans la première moitié de l’encyclique. Il laisse la discussion des questions d’organisation en jeu à la deuxième moitié.

L’histoire éditoriale de l’encyclique montre – au-delà même de son titre sans ambiguïté – que la clé herméneutique de sa lecture réside dans la question de Dieu. Cet accent doit être maintenu en dépit de tout l’intérêt pratique que présente le travail d’aide de l’Église. Il est évident qu’il y a aujourd’hui une nouvelle urgence. Durant les discussions des visites épiscopales ad limina à Cor Unum, par exemple, j’ai souvent dû le souligner quand la première partie du texte était à peine reprise. Alors nous nous sommes posé la question provocatrice de savoir pourquoi le Pape l’avait écrite.

Le message de Benoît XVI sur l’amour de Dieu comme cause fondamentale révélée de tout le salut humain n’était pas superflu en 2006 et ne peut être archivé aujourd’hui. Joseph Ratzinger s’est longtemps préoccupé du sécularisme, considérée comme une grave obscurcissement de la foi pour le monde et l’Église d’aujourd’hui, où nous organisons notre vie sans Dieu. En 1972, il écrivit dans une publication de premier ordre (Quaestiones disputatae) que Dieu n’était plus le point de référence pour la vérité de la foi, de plus en plus remplacée par la décision de la majorité dans la communauté ecclésiastique. Puis il soupira : « Mais qui est ce dieu dont le ‘peuple de Dieu’ a tiré son nom ? Qu’est-ce que cela signifie, si les hommes sont ‘Peuple de Dieu’? Ainsi appelés: par qui sont-ils déterminés ? Ce mot ‘Dieu’, et donc ce peuple, a-t-il encore un sens? »

L’ « oubli de Dieu » actuel est comme un fil rouge qui traverse tous les écrits et les paroles de cet homme. Dans certaines de ses dernières déclarations publiques (Dernières Conversations, 2016), il a résumé l’intention de son ministère en tant que pape : « Il y avait tout d’abord ce que je voulais faire: mettre le thème de Dieu et de la foi au premier plan ». Et dans son homélie aux funérailles du fondateur de C&L, Mgr Luigi Giussani (Milan, 2005) [cf. Don Giussiani bientôt bienheureux? (B&m 2012) : « Celui qui ne donne pas Dieu, donne trop peu ».

+ Paul Josef Cordes

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