Voici un article de Marcello Veneziani qui ne devrait pas concerner mes lecteurs français, puisqu’il traite de la vie politique italienne. Il suppose donc, a priori, une certaine familiarité avec ses acteurs , et, dommage pour eux, leur notoriété n’a pas franchi les Alpes. Mais déjà, ils ressemblent tellement au personnel politique d’ici (du reste en grande partie ignoré par l’ « homme de la rue » qui a d’autres chats à fouetter), par la médiocrité et la servilité, qu’on a à peine besoin d’ « interprète » pour transposer (j’ai quand même fait quelques recherches, voir notes – qu’on peut bien sûr ignorer]). Seule différence majeure, le « Guide suprême ». Ici, « Le traître et le néant« , soit un histrion vibrionnant au parcours personnel, professionnel et politique improbable, qui s’est un temps pris pour Jupiter, qui confond l’agitation compulsive et la gouvernance, le gaspillage de l’argent public et l’action politique (je n’en dirai pas plus, même si on est en démocratie… on ne sait jamais), élu, néanmoins, au suffrage universel. Là-bas, un grand bourgeois « classieux » et élégant, au CV impressionnant et à la vie privée, au moins en apparence, irréprochable, mais jamais passé par la sanction du vote populaire. Toutefois la différence s’arrête là. Tous deux sont issus des milieux de la haute finance, tous deux ont été adoubés par l’Europe de Bruxelles: ils mènent des politiques quasiment identiques, se focalisant sur les sujets « sociétaux », ce qui ne coûte rien, et appliquant avec une rigueur impitoyable le traçage de leurs ressortissants via le « pass sanitaire »: bref, ils prennent leurs ordres plus haut, en tout cas ailleurs, et ne sont que des exécutants. Et surtout, leurs compatriotes respectifs semblent littéralement envoûtés – je ne parle évidemment pas des « vrais gens », mais des courtisans qui peuplent les salles de presse, et de leurs innombrables suiveurs et autres idiots utiles victimes des sondages. La plume talentueuse (et férocement ironique) de Marcello Veneziani donne à cette chronique une portée qui va bien au-delà des frontières.

  • Une remarque préliminaire: Draghi est le pluriel de « Drago », qui signifie « Dragon ».

Vive le Roi, le Royaume d’Italie est de retour. Après soixante-quinze ans de république peu glorieuse et querelleuse, l’Italie a retrouvé la splendeur de la monarchie. Pas besoin d’un nouveau référendum, son nom a suffi, son retour dans la patrie, puis l’intrigue de cour du chambellan florentin [1] et l’acclamation du Parlement avec peu de défections ont fait le reste.

Drago Ier, alias Mario Draghi, est maintenant le nouveau dirigeant de l’Italie. Président du Conseil pour une durée indéterminée, Président de la République in pectore, Président de l’Europe in fieri [en devenir]. Même Angela Merkel est venue en Italie pour lui passer le relai, avant de partir après son long règne germano-européen.

Chiens et chats, gauche et Ligue, renziani, berlusconiani et grillini se sont rassemblés autour de lui. Et il est descendu parmi ses sujets, s’est fait premier ministre, et a prêté son auguste personne au destin de son pays d’origine. Il a été couronné au Quirinal par la Queen Mother, Mattarella [président de la République], de plus en plus confiné dans le rôle de reine mère, dans l’attente de sa retraite.

Avant lui, nous avions traversé une phase de transition, que l’on pourrait appeler le Comté, de son prédécesseur le Comte [Giuseppe Conte: conte est le nom italien du titre de noblesse] Giuseppe II, successeur de lui-même, dans une version progressiste, après son premier mandat de Giuseppe I dans une version populiste. Mais il n’y a pas eu de rite traditionnel de passation de pouvoir (passagio della campanella), car avec Draghi, nous avons fait un saut de qualité et de statut. Draghi a été couronné et depuis lors, il règne, comme la famille de Savoie [régnait] par la grâce de Dieu et la volonté de la nation. Mais comme nous sommes dans une époque athée et apatriotique, il règne par la grâce de l’Europe et la volonté des factions.

Sa Majesté Drago Draghi a le charisme de la souveraineté, il est super partes, il s’exprime avec une grâce royale et un style sobre, il est autoritaire et indulgent, essentiel et élégant dans sa communication, et il traite les partis comme des baronnies bizarres mais soumises à la Couronne.

Personne n’ose contester son règne, même l’opposition l’invoque au Quirinal [donc comme président de la République], le suppliant d’accorder ensuite la grâce du vote. Salué comme le Re [/Roi] Covery [2], du fait de l’important fonds qu’il aura à gérer, Sa Majesté Draghi a réussi à immuniser un pays indiscipliné en utilisant un général de Sa Confiance, Figliuolo [3], comme il l’a gracieusement baptisé. Le vaccin peut susciter des doutes quant à sa durée et à son efficacité, mais il a certainement inoculé au pays la confiance dans la monarchie de Draghi. Maintenant, l’Italie attend que le Souverain dispense à ses sujets, par le biais du Recovery susmentionné, les bénéfices nécessaires pour se rétablir et se remettre sur les rails.

Nous n’osons rien dire sur Draghi, loin de nous l’idée d’insulter la Couronne ou de vilipender le Souverain. Nous nous limiterons donc à critiquer deux aspects qui nous semblent pertinents.

Le premier concerne le gouvernement de la Couronne. Bien qu’il soit dirigé par le Très Excellent Souverain lui-même, au-dessus de toute critique et de tout doute, ce qui a été présenté comme le « gouvernement des meilleurs », est en réalité un petit gouvernement de cabotage moyen, comme tant d’autres au temps des républiques. En y regardant de plus près, on peut dire que ses ministres se répartissent en trois groupes : aptes, inaptes et médiocres. Les plus aptes, bien sûr, se trouvent dans les ministères les plus proches de la Couronne, notamment les départements économiques. Les inaptes sont malheureusement dans certains ministères clés, comme l’Intérieur, les Affaires étrangères et la Santé. Les autres sont médiocres. Mais la moyenne des ministères est la moyenne des précédents, et le résultat global est la médiocrité.

L’autre aspect, peut-être plus grave, concerne l’ensemble de la [classe] politique qui, avec le règne de Drago Ier, est passée à la semi-clandestinité, à une insignifiance et une marginalité ingrates. C’est peut-être à cause de la splendeur royale de Drago Ier, mais les partis sont obscurs, parfois obscurantistes, se chamaillant entre eux pour des miettes de visibilité, mus par des caprices puérils.

Les partis sont désormais réduits à des fiefs, des seigneuries, des duchés sans juridiction ni souveraineté, désormais vidés par le royaume uni draghien. Et leurs représentants au gouvernement ne trouvent de visibilité que s’ils acceptent un rôle à la cour du roi Draghi : voyez le marquis de Grillo [4], au siècle Di Maio [Luigi Di Maio, du Mouvement 5 étoiles, ministre des affaires étrangères], le vicomte Franceschini [ministre de la culture des gouv. Conte II, puis Draghi], le baronnet du Cavaliere, Sir Brunetta [5], le Camerlingue de la gauche hospitalière, Speranza [ministre de la santé], plus d’autres nobles et courtisans des différentes chapelles.

Ne pouvant décider, la politique patauge parmi les thèmes faux ou secondaires : lois sur les questions sexuelles et homosexuelles, excommunications pour le fascisme et les no vax, prolongation des laissez-passer ou des tests, vote à 16 ans, revenus parasites, plus divers ius [6] sauf le ius primae noctis [droit de cuissage] réservé à la Couronne. Elle n’a plus d’incidence, et se limite donc aux jeux, aux amusements et aux vices de cour.

Mais tous tiennent à faire savoir qu’ils sont avec le Roi et pour le Roi, plus royalistes que le Roi et plus dragonistes que le Dragon. Européistes, gouvernistes, loyalistes. Nous sommes désormais entrés dans la dragosphère, quelle que soit la manière dont on l’envisage.

Certains suggèrent de donner au Roi un pouvoir absolu, c’est-à-dire la somme totale de tous les pouvoirs : Chef de l’État et par intérim chef de gouvernement , et par intérim chef de la Commission européenne. Sans limites temporelles, sectorielles ou territoriales. Un empire. En espérant toujours qu’il ne s’ennuie pas et ne quitte pas l’Italie à nouveau. Désormais acclamé comme souverain du Royaume Uni [d’Italie!], il ne reste plus qu’à se lever et à chanter God save the King.

Et que Dieu sauve les Italiens de la servilité ridicule, vieux masque des plus perfides cyniques.

MV, Panorama (n.43)

NDT

[1] Matteo Renzi, cf. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/02/04/matteo-renzi-comme-italien-mario-draghi-a-sauve-l-euro-comme-europeen-il-sauvera-l-italie_6068771_3210.html
[2] Recovery fund, plan de relance de l’UE, cf. https://www.lepoint.fr/europe/italie-le-recovery-fund-a-la-sauce-draghi-25-04-2021-2423667_2626.php
[3] Paolo Figliulo (le mot signifie « filleul »): Général italien, il est depuis mars dernier « commissaire extraordinaire pour la mise en œuvre et la coordination des mesures nécessaires pour contenir et combattre l’urgence épidémiologique COVID-19 »
[4] Jeu de mots, Grillo est une allusion au mouvements 5 étoiles fondé par Beppe Grillo, mais c’est le titre d’un film comique italien de 1981
[5] Renato Brunetta , ex-ministre de Berlusconi (dont le surnom est « Il Cavaliere »), actuel ministre de la fonction publique
[6] Dont évidemment le droit du sol, ius soli, qui pour le moment n’est pas en vigueur en Italie, cf. Il Tempo

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