« Que faire de la Russie ? C’est la question que les États-Unis et leurs alliés n’ont jamais abordée de manière organique et globale depuis la fin de la guerre froide et la dissolution de l’Union soviétique ». C’est la meilleure analyse que j’ai lue à ce jour…

Cette guerre est la défaite du réalisme politique occidental.

Eugenio Capozzi (*)
lanuovabq.it/it/questa-guerra-e-la-sconfitta-del-realismo-politico-occidentale

(*) Professeur d’histoire contemporaine à l’université Federico II de Naples (1959-)

Mémo pour les nuls (comme moi)

Avec l’invasion de l’Ukraine, la Russie de Poutine a franchi une frontière qui la conduit vers une rupture totale avec l’Occident, et l’oblige à être fatalement aspirée dans un axe eurasien avec la Chine dont elle a tout à perdre à terme, puisqu’elle ne peut jouer que le rôle de vassal. C’est la fin d’une longue saison au cours de laquelle le pays, après l’ajustement qui a suivi la fin de l’URSS, a tenté de trouver un équilibre entre l’inclusion dans l’économie mondialisée et le maintien de son statut de puissance impériale, bien qu’à une échelle moindre que par le passé.

Mais cette fracture politique, militaire et économique de plus en plus radicale représente aussi un énorme préjudice pour l’Occident et pour les raisons des démocraties libérales. Et c’est le résultat d’un échec retentissant de la politique américaine et européenne envers la Russie au cours des trente dernières années. Un échec fondé sur l’incapacité des classes politiques occidentales à comprendre les défis d’un monde dans lequel l’Occident n’est plus, et ne sera peut-être jamais, le protagoniste incontesté.

Que faire de la Russie ? C’est la question que les États-Unis et leurs alliés n’ont jamais abordée de manière organique et globale depuis la fin de la guerre froide et la dissolution de l’Union soviétique.
Dans les années 1990, marquées par la conviction générale que le monde était devenu unipolaire et se dirigerait inéluctablement vers l’occidentalisation, leurs classes dirigeantes ont considéré la Russie d’Eltsine comme un pays en transition turbulente vers une économie de marché, qui n’était plus dangereux ni un antagoniste militaire et stratégique potentiel, même s’il restait la deuxième puissance nucléaire et la deuxième armée du monde.

Carte tv5monde

Dans ce contexte, l’élargissement de l’OTAN avec l’adhésion de nombreux anciens pays « satellites » ou membres de l’URSS – motivé précisément par l’expérience que ces pays avaient eue dans le passé de l’impérialisme russe et soviétique, et par leur désir de s’en protéger à l’avenir – est apparu comme un fait naturel, peu susceptible de créer des problèmes dans les relations avec Moscou. Entre-temps, Moscou a été admise dans le système de gouvernance mondiale avec l’élargissement du G7 en G8 et avec les négociations en vue de son entrée dans l’OMC, et a été attirée dans la zone de l’OTAN avec sa participation au Partenariat pour la paix de l’alliance (1994) et avec la création du Conseil OTAN-Russie en 2002.

Mais entre-temps, quelque chose a changé avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, et les Occidentaux n’ont pas saisi la signification de ce changement. Après une phase de désordre mais aussi de désintégration, la Russie entame un processus de recomposition du pouvoir et de centralisation de l’État, et tente de retrouver un rôle de puissance mondiale dans le sillage de sa tradition impériale séculaire. Le renforcement des relations politiques et économiques avec la Russie aurait dû impliquer, pour les États-Unis et leurs alliés, la capacité de repenser l’ensemble du système de sécurité et des alliances euro-occidentales, en abandonnant l’idée d’un nécessaire mondialisme « occidentalo-centré » pour tenir compte à la fois des lois de la géopolitique et de l’inévitable pluralisme des civilisations que Samuel Huntingon avait éloquemment illustré quelques années auparavant.

Face aux différents défis posés par le fondamentalisme islamique et le modèle politique et économique chinois, l’intérêt occidental aurait été de dépasser l’ancienne approche de l’OTAN en faveur d’une « constellation » d’alliances avec de multiples sujets, de la Russie à la zone indo-pacifique. Cela signifiait, en ce qui concerne l’Europe de l’Est, garantir à la fois la sécurité des anciens États satellites et le statut de Moscou en tant que puissance eurasienne, en redéfinissant les zones d’influence, les convergences et les objectifs communs.

Mais les États-Unis – avec les administrations Clinton, Bush Jr. et Obama – sont allés dans la direction opposée. D’une part, ils ont ouvert la porte à l’essor de Pékin avec l’admission de la Chine à l’OMC en 2000 et la création d’un environnement mondial extrêmement favorable à celle-ci. D’autre part, ils ont ignoré les préoccupations géopolitiques de la Russie et les ont considérées comme des actes hostiles en soi. Au Moyen-Orient, l’interventionnisme américain après le 11 septembre 2001, surtout depuis le conflit irakien, a conduit la superpuissance américaine à se heurter dans de nombreux cas aux positions de Moscou.

Entre-temps, sur les fronts de l’Europe de l’Est et du Caucase, le processus d’élargissement de l’OTAN ou le rapprochement rapide des anciens États soviétiques avec l’Occident ont alimenté un réveil du syndrome d’encerclement chez les Russes, ce qui a provoqué des réactions de plus en plus décisives. Les conflits déclenchés par la Russie en Géorgie (Ossétie du Sud, Abkhazie) et en Ukraine – dans une longue séquence allant de 2004 aux derniers développements – ont été les cas les plus frappants de la réaction impérialiste de Moscou, vis-à-vis de laquelle l’attitude des États-Unis et de l’Occident a été l’isolement croissant imposé à cette dernière, et son déclassement d’allié potentiel à quasi-ennemi : le point culminant étant les sanctions qui lui ont été imposées depuis son annexion de la Crimée en 2014.

Le seul dirigeant occidental qui, au cours des deux dernières décennies, a perçu les dangers de cette dégénérescence progressive de la confiance et des relations entre l’Occident et la Russie a été Donald Trump, qui a toujours fait valoir, dans sa vision réaliste et bilatéraliste de la politique étrangère américaine, la nécessité d’un rapprochement entre les deux parties dans une fonction anti-chinoise, et selon le plus haut degré de compatibilité possible. Mais durant son mandat présidentiel, il lui a été impossible de mener à bien cette stratégie en raison de l’opposition de la quasi-totalité de la classe dirigeante de son pays, ainsi que de l’appareil étatique et militaire. Sa réélection manquée, et le retour au pouvoir des démocrates avec Biden, ont alimenté la nouvelle escalade des tensions avec Moscou qui culmine maintenant avec l’invasion russe de l’Ukraine, ainsi que le rapprochement toujours plus étroit entre Moscou et Pékin.

À ce stade, toute possibilité de renouer les fils du dialogue semble compromise, et l’Europe devient le théâtre d’une épreuve de force qui remettra inévitablement en question la structure du continent, avec des conséquences imprévisibles. Mais si un minimum de rationalité politique survit en Occident, il devrait être utilisé pour sortir d’une logique d’opposition frontale, qui rappelle des divisions idéologiques aujourd’hui disparues, pour rouvrir avec réalisme et prudence, sans abdiquer ses principes de liberté et de démocratie, des espaces de médiation fondés sur les garanties minimales de sécurité mutuelle entre les parties.

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