Pour l’honneur du journalisme. Onze correspondants de guerre « historiques » italiens (les titres pour lesquels ils travaillent ou plus vraisemblablement ont travaillé les rendent insoupçonnables par le mainstream) ont écrit une lettre ouverte pour dénoncer la partialité avec laquelle les grands médias couvrent la guerre en Ukraine (dernier exemple: Butcha). L’un d’eux s’entretient avec Andrea Zambrano sur la Bussola.

« En observant les télévisions et en lisant les journaux qui parlent de la guerre en Ukraine, nous nous sommes rendu compte que quelque chose ne fonctionne pas, que quelque chose tourne plutôt mal» .

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Ainsi commence l’appel public de onze correspondants de guerre historiques des grands médias nationaux (Corriere della Sera, Rai, Ansa, Tg5, Repubblica, Panorama, Sole 24 Ore), qui tirent la sonnette d’alarme sur les risques d’une narration partiale et hyper-simpliste du conflit dans le journalisme italien.

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« Nous avons vu la guerre pour de vrai et de l’intérieur : nous avons été sous les bombes, certains de nos collègues et amis sont tombés», commencent Massimo Alberizzi, Remigio Benni, Toni Capuozzo, Renzo Cianfanelli, Cristiano Laruffa, Alberto Negri, Giovanni Porzio, Amedeo Ricucci, Claudia Svampa, Vanna Vannuccini et Angela Virdò. « C’est précisément pour cette raison que nous n’aimons pas la façon dont le conflit en Ukraine, premier conflit à grande échelle de l’ère du web avancé, est représenté aujourd’hui. Nous sommes inondés de nouvelles, mais dans la représentation médiatique, les belligérants sont divisés de façon acritique en bons et mauvais. Et même très bons et très mauvais. Une seule pensée dominante est créditée, et ceux qui ne pensent pas ainsi sont catalogués comme des amis de Poutine et donc, d’une certaine manière, comme coresponsables des massacres en Ukraine. Mais ce n’est pas le cas. Nous devons nous rendre compte que la guerre déplace des intérêts inavouables qui ne sont pas connus du grand public. La propagande n’a qu’une seule victime : le journalisme» .

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https://www.ilfattoquotidiano.it
Butcha (AP Photo/Serhii Nuzhnenko)

« La guerre est horreur et doute : l’agressé aussi fait de la propagande ».

Andrea Zambrano
lanuovabq.it/it/la-guerra-e-orrore-e-dubbi-anche-laggredito-fa-propaganda

Le monde est scandalisé par les cadavres de civils à Butcha, mais cultiver les doutes sur les auteurs de ces actes est la tâche du bon journalisme. C’est ce que dit le doyen des correspondants de guerre, Capuozzo, qui dit à la Bussola : « Pourquoi n’y a-t-il pas de sang ? Et pourquoi ces corps sont-ils apparus quatre jours après l’annonce enthousiaste du maire ? La guerre est une horreur et Poutine a semé la mort et la destruction, mais il est stupide d’accuser d’être pro-Poutine ceux qui se demandent si le dirigeant russe est le seul responsable. Ceux qui n’encouragent qu’un seul camp sont victimes de la propagande ».

« La guerre est une horreur. Ceux qui soutiennent un camp ou l’autre sont victimes de la propagande. De l’une ou l’autre propagande sur le terrain. »
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Selon le journaliste et reporter de guerre Toni Capuozzo, la division entre les très bons et les très méchants à laquelle nous assistons ces jours-ci est destinée à renforcer l’une des deux propagandes. Mais « la propagande n’a qu’une seule victime : le journalisme ». C’est un concept que Capuozzo réitère dans cet entretien avec La Bussola, après l’avoir partagé dans un appel qu’avec d’anciens correspondants de guerre comme lui, il a rédigé pour mettre en garde l’opinion publique contre le risque de la propagande.


Capuozzo, une chose est sûre : il y a un pays attaqué : l’Ukraine.

Et il y a un pays qui attaque: la Russie. Poutine a envahi et déclenché une guerre causant douleur et mort. Mais la question que nous devons nous poser est la suivante: est-il le seul responsable ?

Mais cette question a déjà une réponse obligatoire : si vous vous la posez, vous êtes pro-Poutine…

C’est absurde. Ils le font parce qu’ils ne veulent pas admettre qu’en temps de guerre, la première chose pour ceux qui font de l’information est de cultiver le doute.

Et nous en venons à votre appel.

J’ai adhéré à la condition qu’aucun jugement ne soit porté sur les collègues actuellement sur le terrain, qui ont toute ma compréhension. Certains d’entre eux ont été jetés dans le grand bain sans expérience. Mais l’appel est structuré de manière à faire comprendre qu’il n’y a qu’un seul système en guerre : se méfier de tout et de tous. Il faut raconter ce que l’on voit et ce que l’on croit avoir deviné avec l’utilisation du peut-être, sachant que vous pouvez porter un jugement général, par exemple qu’il y a un agresseur et un agressé, mais dans ce mécanisme chacun développe sa propre propagande. Gare à vous si vous l’oubliez.

La propagande russe, on connaît, mais y a-t-il un risque de propagande dans les images qui affluent ces jours-ci, également en provenance d’Ukraine?

Le risque existe. Prenez, par exemple, ce que nous voyons à Butcha…

Oui…

Cette horreur est attribuée à un crime russe, mais il y a des choses qui ne collent pas.

Par exemple ?

Dans ce défilé de corps, il n’y a pas de sang, nous sommes des reporters de guerre et le sang est la constante d’une guerre. Si on vous tire dessus dans la tempe, comme on l’a dit, la première chose que vous voyez est une mare de sang.

Et que signifie cette absence ?

Beaucoup de choses. Par exemple, qu’on a tiré sur ces corps alors qu’ils étaient déjà morts. Je sais, ce sont des détails macabres, mais des détails qui devraient alerter les journalistes. S’ils ont tiré sur eux alors qu’ils étaient déjà morts, pourquoi l’ont-ils fait ?

Et surtout, qui ?

C’est là qu’intervient la question de la propagande.

Comment fait-on la propagande?

C’est la règle, il n’y a pas les bons et les mauvais : la propagande de guerre rassemble tout le monde.

Mais c’est l’Ukraine qui est attaquée…

Et même ceux qui sont attaqués ont besoin de leur propagande pour convaincre la communauté internationale de les soutenir.

Les agences viennent de rapporter que le Pentagone n’est toujours pas en mesure de confirmer, indépendamment des sources ukrainiennes, que le massacre de Butcha est l’œuvre des Russes.

Vous voyez ? Mais entre-temps, les journaux ont tourné à plein régime. Dans un conflit, on ne peut pas se permettre le luxe de se comporter en tifosi. Je le répète : c’est toujours une horreur, quelle que soit la façon dont on la regarde. Aujourd’hui, les nationalistes ont donné les chiffres des victimes civiles : il y en a 1417, mais si vous comparez ce chiffre au nombre de morts russes, qui, selon les Ukrainiens, s’élève à 20000, cela ressemble à une autre guerre, une guerre dans laquelle ce sont les Russes qui sont la chair à canon, et qui meurent à la pelle. Il faut toujours se méfier des chiffres.

Venons-en au métier de correspondant de guerre. Avez-vous déjà eu la sensation d’orienter l’opinion publique à travers votre travail ?

Je me souviens de l’attention morbide en Irak parce qu’il y avait un gouvernement Berlusconi et de l’inattention morbide en 1999 dans les Balkans parce qu’il y avait un gouvernement D’Alema [centre gauche, issu du PCI, ndt]. Dans la série : dites-moi quel gouvernement est en place et je vous dirai de quelle guerre je parle. C’était un climat où l’on pouvait respirer.

Revenons à Butcha.

J’ai vu le reportage de TG2 sur Butcha, on aurait dit le bureau de presse du gouvernement ukrainien, je n’ai jamais entendu une phrase au conditionnel dans le récit. Et pourtant…

Et pourtant, quelque chose ne colle pas ?

Le 31 mars, le maire se réjouit de la libération de Butcha et ne dit rien. Le lendemain, une vidéo de la police montre un russe mort dans la rue. Soudain, après le passage d’un groupe de néonazis avec vidéos et menaces de mort à l’encontre des pro-russes, quatre jours plus tard on découvre des morts dans les rues. Juste comme ça, jetés, sans même être recouverts d’un drap par décence. Juste comme ça depuis des jours? Voilà, le doute est le devoir de la presse internationale.

Le NYT a publié une photo satellite : ces corps sont là depuis au moins trois semaines…

Des corps dans la rue depuis des semaines et ils sont dans cet état intact ?

Quelle est alors la meilleure façon de rendre compte de la guerre ?

Savoir qu’il n’y a pas de bons d’un côté et de méchants de l’autre, et que la vertu de prudence est nécessaire en toute chose, sans cacher ni accentuer la nouvelle.

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