Tout en posant la prémisse indispensable, à savoir que chaque abus sexuel commis par un clerc est un abus de trop et une insupportable trahison du sacerdoce, Andrea Gagliarducci est l’un des rares commentateurs de la « cathosphère » qui ose prendre la défense de l’Eglise (attention: pas des « abuseurs »!). Il dénonce « la pression médiatique abusive, qui focalise le récit uniquement sur la culpabilité et ne permet à personne de se défendre lorsque les accusations sont médiatisées ». Et il déplore à demi-mots l’attitude du Pape qui, devant un parterre de journalistes, blâme « la résistance de ceux qui ne sont pas courageux ». Comme pour dire « moi, je fais ce que je peux, mais il y en a qui me mettent les bâtons dans les roues ».

Le pape François, l’équilibre problématique sur la question des abus

Andreea Gagliarducci
www.mondayvatican.com/vatican/pope-francis-the-problematic-balance-on-the-issue-of-abuse

L’aveu par le cardinal Ricard qu’il a abusé d’une jeune fille de 14 ans quand il étrait simple prêtre soulève plusieurs questions. Pourquoi un cardinal, aujourd’hui à la retraite, fait-il soudainement un aveu de culpabilité aussi grave et aussi public ? C’est une question à méditer pour comprendre à quel point la question des abus risque de s’emparer du débat sur l’Eglise.

Avant de poursuivre, qu’il n’y ait aucun malentendu : un seul cas d’abus dans l’Eglise est grave et doit être poursuivi. Comme l’a dit le pape François, il s’agit d’une « trahison du sacerdoce ». Déplacer des prêtres abuseurs dans des paroisses différentes est répréhensible car cela ne permet pas d’aborder ou de résoudre le problème. Les victimes doivent être écoutées.

C’est pourquoi le travail de la Commission pontificale pour la protection des mineurs, qui conseille et fournit des bonnes pratiques sur la manière de gérer la tragédie des abus commis par le clergé, est louable. La commission a été promue (et est maintenant présidée) par le cardinal Sean O’Malley, qui a été le premier à être confronté à un scandale mondial en tant que successeur du cardinal Francis Law à Boston lors du scandale « Spotlight » [dont a été tiré le discutable film éponyme, ndt].

Nous ne pouvons pas mettre de côté les questions essentielles et ne pas réfléchir aux conséquences de certaines décisions. Un moindre mal est toujours un mal, même s’il est mineur, et les décisions les plus louables n’aboutissent pas toutes aux résultats escomptés.

La confession soudaine du cardinal Ricard laisse penser que des révélations allaient bientôt être faites à son sujet et qu’il a essayé d’anticiper le battage médiatique.

La semaine dernière, la France a appris qu’un évêque retraité, Michel Santier, avait été sanctionné en 2021 par le Vatican pour abus spirituel. L’information a émergé qu’il y a 11 évêques actuels et émérites accusés d’abus.

Bref, il y a tout le contexte d’un cercle qui se resserre, et qui a conduit le cardinal Ricard à faire des aveux spectaculaires, ce qui l’a protégé d’un lynchage médiatique.

On pourrait penser que c’est une bonne chose, et le pape François lui-même a remercié les médias d’avoir fait leur travail en découvrant des cas d’abus. Mais en réalité, il existe un risque supplémentaire : la pression médiatique abusive, qui focalise le récit uniquement sur la culpabilité et ne permet à personne de se défendre lorsque les accusations sont médiatisées.

Le problème de l’affaire Spotlight et de toutes les autres affaires qui se sont succédé est qu’en fin de compte, par crainte de commettre une erreur, chaque cas d’abus possible signalé a été sanctionné par des suspensions ou des expulsions. Mais quand le prêtre était entièrement vblanchi, il ne pouvait pas revenir exercer sa fonction car il était discrédité devant l’opinion publique.

C’est le cas de l’archevêque émérite de Paris, Michel Aupetit, dont le pape François a accepté la démission « sur l’autel de l’hypocrisie », selon les termes mêmes du pape. Et même si Aupetit avait tout au plus eu une relation inappropriée avec une femme, on a parlé d’abus dans ce cas.

Mais c’est aussi le cas du cardinal Rainer Maria Woelki, qui a été dirigé vers une retraite de six mois pour une « mauvaise communication » concernant le rapport sur les abus. Puis, de retour à la tête de l’archidiocèse de Cologne, réalisant qu’il était en quelque sorte délégitimé, il a présenté sa démission, qui a été rejetée par le pape François.

Ce sont deux cas extrêmes, mais ils montrent que lorsqu’on s’ouvre à ce qu’on appelle « l’autel de l’hypocrisie », les conséquences peuvent être graves. Déjà lors du sommet sur les abus de février 2019, après des jours où les présidents des conférences épiscopales semblaient s’adapter à l’humeur « coupable », le pape François a conclu par un discours qui soulignait comment, en réalité, la pédophilie dans l’Église était proportionnée, et comment les cas médiatiques devaient être traités uniquement comme des cas médiatiques, soulignant de fait les pressions abusives des médias.

Il s’agissait de la reconnaissance d’un problème qui par la suite n’a pas été défini dans ses termes. D’une part, il y a la nécessaire écoute des victimes, qui mérite une attention concrète. Mais, d’autre part, il y a un équilibre à trouver qui permet de ne pas attaquer l’Église catholique dans chaque cas, et qui permet de définir quels cas sont médiatisés et lesquels ne le sont pas.

En effet, dès qu’un scandale éclate, on assiste à une sorte d’ « attaque de diligence » : beaucoup deviennent des cibles, peu peuvent se défendre, et certains, ayant peur d’être sacrifiés sur l’autel de l’hypocrisie, agissent à l’avance, mais, ce faisant, laissent l’Église sans défense.

L’Église de François vit sur cette mince ligne rouge. Le Pape lui-même, dans l’avion de retour de Bahreïn et voulant souligner son désir de transparence, a dit que des progrès ont été faits, et a blâmé la résistance de ceux qui ne sont pas courageux. Pourtant, parler trivialement de résistances à propos d’une question non triviale revient en quelque sorte à nier le problème ou à rejeter la faute sur les autres. Comme si l’on disait : Moi, le Pape, je fais ce que je peux, mais ceux à qui j’ai affaire ne m’aident pas puisqu’ils ne sont pas courageux.

Or, nous ne pouvons sortir de ce problème qu’ensemble. On ne peut pas en sortir sans trouver le moyen d’établir des mesures pratiques de relation, de responsabilisation et d’accompagnement des victimes, mais aussi des mesures appropriées pour contrer la pression de l’opinion publique.

Même les hommes d’Église ne le savent pas, mais l’Église est soumise aux pressions d’un « discours de haine » constant et sournois, qui s’est maintenant normalisé et qui est considéré comme allant de soi. L’Église est « l’Église des pédophiles », par exemple – une expression offensante pour les nombreux bons prêtres qui sont tout sauf tels. Mais face à cette opinion publiée (et non publique), il n’y a pas de défense possible. Et il n’y a donc pas d’autre choix pour les évêques que d’accepter le récit actuel contre l’Église ou d’être sacrifiés sur l’autel de l’hypocrisie.

Share This