(Marcello Veneziani) Il n’y a plus de leadership incarné, politique moins que tout autre. Au-delà des hologrammes qui s’agitent sur la scène pour distraire les manants, le pouvoir, le vrai est diffus, insaisissable. Les idéologies, autrefois clairement délimitées, sont à leur image, liquéfiées. Un pilote automatique et un répondeur semblent aujourd’hui guider le destin du pouvoir.

Il n’y a plus que la réalité d’un modèle unique, macrolibéral, turbo-capitaliste, garni d’une idéologie unique, libérale, humanitaire et progressiste. Mais il n’y a plus de concurrence de modèles, ni même de référence visible à un État et à une souveraineté ; il n’y a que la domination réelle et globale d’un système de commandement, qui se présente comme unique, irréversible, indépassable. Il n’y a pas de droite ou de gauche, de conservateur ou de progressiste, par rapport à ce système impersonnel, acéphale et polycentrique

L’Occident décapité

Marcello Veneziani
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Qui est aux commandes en Occident ? Où sont les leaders qui dirigent l’Occident, Europe et États-Unis ?

Pour la première fois peut-être dans l’histoire contemporaine, il n’y a pas de leader qui représente, exprime et guide l’Occident. Sans remonter trop loin dans l’histoire, il n’y a plus de figures comme Kennedy, Nixon et Reagan, mais aussi à sa manière Trump, qui représentent le leadership de la plus grande puissance occidentale. Mais même en Europe, après Kohl et Mitterrand, Thatcher et Blair, et même Angela Merkel, il n’y a pas de leader européen. Macron et Scholz sont à grand peine leaders de la nation française et de celle allemande, mais ils ne parviennent pas à représenter l’Europe, ni à penser et à agir en Européens. Les derniers venus sont un vieux monsieur vacillant et fané du nom de Joe Biden et une dame distinguée, Ursula van Der Leyen, qui joue péniblement le rôle de gouvernante de l’Europe. Mais il n’y a personne pour articuler l’Occident au plus haut niveau et indiquer sa stratégie.

Aujourd’hui, un pilote automatique et un répondeur semblent guider le destin du pouvoir. Derrière eux, j’ai envie de dire au-dessus d’eux, il y a seulement des appareils opérationnels, militaires et financiers et de plus grands pouvoirs impersonnels. Le reste est représenté par les grands géants du web et leurs fondateurs mythiques, en acronyme AFGAM- Amazon, Facebook, Google, Apple, Microsoft, plus Tesla/Twitter, et guère plus. Et puis la grande industrie militaire, l’OTAN, la grande finance, la grande industrie énergétique, pharmaceutique, l’alimentation (food, dans le texte) internationale et autres multinationales.

Mais le sceptre du pouvoir n’est associé à aucun souverain, pas même provisoire, encore moins électif, c’est-à-dire exprimé par la souveraineté populaire. Cette absence de leadership correspond aussi à une absence de modèles, de lignes, d’idées directrices de l’Occident.

Il fut un temps où le leadership était associé à des modèles économiques – libéralisme, travaillisme, social-démocratie, économie sociale de marché, et même inspiration chrétien-démocrate ou socialiste. Après les reaganomics [mot-valise de « Reagan » et « economics »] et le libéralisme thatchérien, il n’y a plus de modèle de référence, encore moins de confrontation dialectique entre deux ou plusieurs voies : il y a seulement la réalité d’un modèle unique, macrolibéral, turbo-capitaliste, garni d’une idéologie unique, libérale, humanitaire et progressiste. Mais il n’y a plus de concurrence de modèles, ni même de référence visible à un État et à une souveraineté ; il y a seulement la domination réelle et globale d’un système de commandement, qui se présente comme unique, irréversible, indépassable. Il n’y a pas de droite ou de gauche, de conservateur ou de progressiste, par rapport à ce système impersonnel, acéphale et polycentrique, et c’est pure folie que d’émettre l’hypothèse de le critiquer ou même de le dépasser ; je ne dis pas la possibilité d’une révolution, mais même la tentative de le réformer. Il est donné comme « dans la nature », sinon comme une forme de monothéisme descendu sur terre, sans possibilité de discussion ou d’amendement.

Tout cela est, en outre, présenté comme la réalisation absolue de la liberté ; par conséquent, le remettre en question, c’est attaquer la liberté et rêver de revenir en arrière, vers des expériences, des régimes, des idéologies passés. On n’a jamais vu une liberté conçue comme Modèle Unique, one way, à sens unique. Les pensées sont désagrégées, toute réflexion théorique et philosophique est rendue sans objet, surtout si elle prétend être appliquée et devenir aussi praxis, action, mouvement historique.

La scène mondiale que nous vivons a cessé de penser la différence dans l’histoire, la possibilité d’un devenir qui est interruption, changement, saut de paradigme. La voiture est en marche et ne doit pas être arrêtée, sous peine de s’écraser ou de tomber en panne en cours de route. Impuissance absolue à penser à un demain différent d’aujourd’hui ; si vous voulez changer de cap, vous ne faites que regretter le passé, vous êtes donc réactionnaire ou fasciste, même si vous vous posez en révolutionnaire et même en communiste.

Slavoj Zizek [poète slovène marxiste né en 1949] n’a pas tort de noter que l’indication la plus sûre du triomphe de ce pouvoir mondial suprême est la disparition, ces dernières décennies, du terme capitalisme (« Pour défendre les causes perdues »). Zizek note que les intérêts généraux du nouveau Système sont représentés dans des forums tels que Davos, où le General Intellect est le cerveau collectif et impersonnel de l’Empire.

Dans ce contexte, tout leadership, à commencer par celui qui reçoit une investiture démocratique et populaire, disparaît. Les chefs d’État et de gouvernement ne sont que des hologrammes, des larves, des fantômes en transit qui donnent un visage délavé et provisoire au pouvoir qui les surplombe ; des figurations mimétiques d’un Système techno-financier inoxydable qui veille sur le sort de l’humanité et décide en dernier ressort de l’agenda des événements, fabrique les lignes directrices et façonne l’opinion publique, ou déstructure toute autre opinion qui n’est pas alignée ou favorable à son système.

Tel est l’Occident aujourd’hui. Non pas une civilisation, ou une représentation plurielle du monde libre et de la pensée indépendante, mais son contraire.

Pourtant, il se présente sous une forme qui préserve l’aspect rassurant d’un système évolué et global, fondé sur la liberté et la démocratie, voire articulé sur les droits de l’homme, la paix même au prix de la guerre, l’inclusion même au prix de lourdes exclusions, la liberté infinie des désirs même au prix de la suppression de tout ce qui ne se conforme pas à ce cadre. Il n’y a rien qui rappelle la civilisation, et donc les traditions, les identités, les différences ; il n’y a que la mégamachine totalitaire dans l’infini du présent global.

La contestation ne connaît aucun exutoire, toute tentative de déviation est durement punie et réprimée ; les Trump et les Johnson sont expulsés dès qu’ils présentent une quelconque difformité, il n’y a pas de place pour des leaderships qui ne soient pas totalement inféodés au Pouvoir dominant. Il est obligatoire de croire que nous vivons dans le Meilleur des Mondes possibles.

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