Magie d’internet, qui a aussi ses bons côtés: ayant tiré le fil de son blog (www.quodlibet.it/una-voce-giorgio-agamben), je suis devenue agamben-accro. Je vais (peut-être) me calmer, mais cela vaut la lecture. Voici encore une réflexion formidable, publiée hier, qui explique comment la société post-covid dans laquelle nous sommes désormais entrés nous prive progressivement de toutes nos libertés…

jusqu’à ce que la morne machine que [les misérables qui nous gouvernent] ont construite se ruine, bloquée par les règles et les dispositifs mêmes qui étaient censées lui permettre de fonctionner.

Le licite, l’obligatoire et l’interdit

Giorgio Agamben
www.quodlibet.it

Selon les juristes arabes, les actions humaines se répartissent en cinq catégories, qu’ils énumèrent ainsi : obligatoire, louable, licite, répréhensible, interdit. A l’obligatoire s’oppose l’interdit, au louable ce qui est répréhensible. Mais la catégorie la plus importante est celle qui se trouve au milieu et constitue, en quelque sorte, l’axe de la balance qui pèse les actions humaines et mesure leur responsabilité (la responsabilité est appelée « poids » dans le langage juridique arabe). Si est louable ce dont l’exécution est récompensée et dont l’omission n’est pas interdite, et répréhensible ce dont l’omission est récompensée et dont l’exécution n’est pas interdite, le licite est ce sur quoi la loi ne peut que se taire et qui n’est donc ni obligatoire ni interdit, ni louable ni répréhensible. Il correspond à l’état paradisiaque, dans lequel les actions humaines ne produisent aucune responsabilité, ne sont en aucun cas « pesées » par la loi.

Mais – et c’est là l’élément décisif – selon les juristes arabes, il est bon que cette zone que la loi ne peut en aucun cas traiter soit la plus large possible, car la justice d’une Cité se mesure précisément à l’espace qu’elle laisse libre de règles et de sanctions, de récompenses et de censures.

Dans la société dans laquelle nous vivons, c’est exactement le contraire qui se produit.

La zone du licite se rétrécit chaque jour davantage et une hypertrophie réglementaire sans précédent tend à ne laisser aucune sphère de la vie humaine hors de l’obligation et de l’interdiction. Des gestes et des habitudes qui avaient toujours été considérés comme indifférents à la loi sont aujourd’hui méticuleusement réglementés et ponctuellement sanctionnés, au point qu’il n’existe pratiquement plus aucune sphère du comportement humain qui puisse être considérée comme simplement licite. D’abord des raisons de sécurité non identifiées, puis, de plus en plus, des raisons de santé ont rendu obligatoire l’obtention d’une autorisation pour accomplir les actes les plus habituels et les plus innocents, comme marcher dans la rue, entrer dans un lieu public ou se rendre au travail.

Une société qui restreint à ce point la sphère paradisiaque des comportements non soumis à la loi n’est pas seulement, comme le pensaient les juristes arabes, une société injuste, mais elle est proprement une société invivable, dans laquelle chaque action doit être autorisée bureaucratiquement et sanctionnée légalement, et où la facilité et la liberté des coutumes, la douceur des relations et des formes de vie sont réduites au point de disparaître.

En outre, la quantité de lois, de décrets et de règlements est telle que non seulement il devient nécessaire de faire appel à des experts pour savoir si une certaine action est permise ou interdite, mais que même les fonctionnaires chargés de faire appliquer les règles deviennent confus et contradictoires.

Dans une telle société, l’art de vivre ne peut que consister à minimiser l’obligatoire et l’interdit et, à l’inverse, à maximiser le permis, seul domaine dans lequel sinon le bonheur, du moins la joie devient possible. Mais c’est précisément ce que les misérables qui nous gouvernent font tout pour empêcher et rendre difficile, en multipliant les règles et les règlements, les contrôles et les vérifications. Jusqu’à ce que la morne machine qu’ils ont construite se ruine, bloquée par les règles et les dispositifs mêmes qui étaient censés lui permettre de fonctionner.

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