Son commentaire (écrit à chaud, le 2 janvier) est un « joli » texte, mais dans son genre il ne rend guère plus justice à Benoît XVI que l’homélie de François. Pas un mot d’hommage, encore moins de gratitude au grand Européen (dans le sens noble du terme). Le fier porte-drapeau en Italie de la culture européenne n’a pas compris le Saint-Père qu’il juge selon des critères purement mondains: Benoît XVI n’est pas un gagneur (le summum, dans notre société qui ne reconnaît que le succès), humainement il a échoué (c’est du moins ce qu’il croit), point barre. Sans compter que le style maniéré, l’abus des oxymores et des paradoxes, agacent ici, ils sont davantage destinés à mettre en valeur l’auteur que son sujet, et ressemblent plus à des slogans (forcément réducteurs, dès l’introduction) qu’à une analyse sérieuse. Bref, une occasion manquée. Dommage.

Une pensée forte, une papauté faible

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Dans un monde dominé par des pouvoirs forts et des pensées faibles, Joseph Ratzinger a exprimé une pensée forte et une papauté faible. La fragilité d’un corps et la vérité d’un principe dans une époque vouée, au contraire, au relativisme des valeurs et à la tyrannie idéologique de l’uniformité contre la réalité et l’identité, la nature et la tradition.

Quand il fut élu, Ratzinger est apparu comme le pape de la continuité, non seulement par rapport à Jean-Paul II mais aussi par rapport à la tradition catholique et à la doctrine de la foi chrétienne. Son élection reflétait la centralité allemande dans l’Europe unie. L’arrivée d’un théologien comme Ratzinger indiquait une voie et un défi : affronter le nihilisme ou l’athéisme pratique en partant de la tête. C’est-à-dire de la pensée, mais aussi du lieu crucial où elle était apparue, l’Europe chrétienne. Une sorte de kulturkampf, une bataille culturelle. Ratzinger affrontait les ennemis radicaux de la foi sur le plan philosophique et théologique. Pour sortir la foi et l’Église de la crise, il est parti du lieu où l’athéisme pratique et théorique avait pris naissance : l’Europe. Mais le défi s’est soldé par une défaite, et pas seulement parce que le pape y a renoncé, mais parce que le processus de déchristianisation n’a pas été endigué. La surdité de l’Europe, les préjugés à l’égard de l’Église et du pape traditionaliste, son langage impénétrable, les questions de bioéthique, les médisances à son égard, l’inimitié du pouvoir en place, ont conduit Ratzinger à la défaite.

Si François, avec sa simplicité accorte, se voulait plus proche de l’esprit du temps et des personnes les plus éloignées de la foi, Ratzinger, pape en marge, était plus proche de la solitude spirituelle des Européens ; il reflétait leurs tourments et leur crise. Pendant près de dix ans, le malaise de voir deux papes vêtus de blanc vivre à courte distance l’un de l’autre et parfois se croiser s’est perpétué, créant un désarroi optique, symbolique et pastoral. Ce fut un choc de voir le Saint Père démissionner [sic!] de son rôle paternel, abdiquer sa mission pastorale, rrompre le fil de la tradition. Mais la Providence a des chemins impénétrables et transforme parfois le malheur en grâce.

On pouvait entendre dans la voix de Ratzinger l’essoufflement des siècles, ses yeux timides évitaient de rencontrer le regard du monde. Je me souviens que nous lui avons remis un prix littéraire, à ma suggestion, et que nous l’avons apporté à Saint-Pierre. Le charisme du pape se cachait derrière le voile de sa timidité.

Dans son vieillissement se reflétait la vieillesse de l’Épouse du Christ : églises désertées, vocations en déclin, prêtres vacillants dans leur foi. Un cynisme croissant. Combien l’impossibilité d’affronter le désert qui progresse a-t-elle pesé dans l’euthanasie de la papauté, au-delà des raisons contingentes ou secrètes de son abdication ? Sa démission prononcée en latin sanctionne avec une langueur sèche le fossé infranchissable qui le sépare de son époque. Le latin les a gravés dans le marbre du passé, les a rendus lapidaires et indélébiles. Y eut-il un dessein curial pour le faire démissionner ? Nous ne savons rien, et nous ne nous aventurons pas sur les sentiers obscurs de la conspiration.

Ratzinger fut un défenseur rigoureux de la foi et de la doctrine contre la dictature du relativisme et l’avancée de l’islamisme ; mais il y a en lui le philosophe tourmenté qui affronte l’athéisme et rouvre les comptes avec Nietzsche, Heidegger et la pensée contemporaine. Lui qui était un ardent défenseur de la Tradition, lui que le philosophe catholique Del Noce décrivait comme « le plus haut exemple de culture de droite » ; il s’est en effet aventuré sur les terres inconnues de l’athéisme plus que tout autre pape. Il est allé jusqu’à dire qu’un chercheur inquiet sans foi est plus proche de Dieu qu’un dévot par routine, sans adhésion intérieure, désavouant ainsi des millénaires de foi transmise et des millions de fidèles par coutume. Cela ressemblait presque à un soubresaut de l’intellect, à une réémergence du philosophe prenant la place du Pontife, du Pasteur, du Defensor fidei. Il a poursuivi en disant que la vérité n’habite pas en nous, personne ne la possède ; mais c’est la vérité qui nous possède, nous sommes dans la vérité. Et donc personne ne possède le monopole de la vérité et ne peut disposer en son nom. Il a réfuté avec élégance et rigueur les ventriloques de Dieu, les fanatiques et les intolérants. A y regarder de plus près, il s’agit d’une révolution par rapport à la foi enseignée depuis des millénaires, mais aussi par rapport à ceux qui considèrent que la vérité est inaccessible et ne se rendent pas compte qu’ils y sont. Pour Benoît XVI, Dieu est le principe de la réalité, son fondement, et ce principe qui nous englobe et nous contient s’appelle la vérité. Ratzinger n’a pas échappé au conflit entre la foi et l’agitation, la tradition et la recherche ; il a été peu compris par le monde. En raison de sa fragilité, il était plus aimable que ses glorieux prédécesseur et successeur [!!!], mais il était moins aimé que les deux [?]. Sa démission en tant que Saint Père a été le témoignage le plus élevé et le plus douloureux de la société sans père dans laquelle nous vivons.

Nous n’oublierons pas ses regards d’une douceur effrayée, d’une tristesse contenue, son manque de familiarité avec les choses du monde, sa gêne à vivre dans une splendeur royale ; ses manières délicates, ses pantoufles rouges. Son regard s’excusait auprès du monde et suggérait aux badauds : je suis un penseur qui détient la fortune de la papauté, ayez de l’indulgence. Il avait « ce quelque chose d’angélique », comme Pétrarque le disait de Célestin V, le pape abdicateur, « inexpérimenté dans les choses humaines ». Fragile comme du cristal, mais resplendissant de lumière. Par moments, Ratzinger se laissait aller à sourire, citait l’humour planant des anges, puis posait avec une sévérité affable qui le faisait ressembler à Paolo Stoppa lorsqu’il jouait le Pape Roi dans Il Marchese del Grillo [en français, « le marquis s’amuse »]. De ses conférences théologiques, qui étaient nombreuses, savantes et profondes, il nous reste la plus enfantine [c’est un peu simplet… même si c’est touchant]. C’était à Milan, quelqu’un lui a demandé comment il imaginait le paradis. Se débarrassant mentalement de sa mitre, le pape a dit qu’il imaginait le paradis comme un retour à l’enfance, avec son père et sa mère. Une confession tendre et universelle, au-delà de la rigueur de la doctrine et de la foi, qui part du cœur et atteint le cœur. Les seuls paradis aperçus sur terre sont les paradis perdus.

Ratzinger a laissé vacant le trône papal, occupé ensuite par François. Cette vacuité transparaît maintenant qu’il est retourné auprès de son père et de sa mère [est-ce tout?].

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