Premier volet d’un long article de Marco Mancini (*), paru le 5 janvier dernier, donc dans la semaine des obsèques du Saint-Père. Il reprend un thème archi-rebattu, qui a même fait le titre d'(au moins) un livre, pas vraiment indispensable (de Bernard Lecomte si mes souvenirs sont exacts), mais ici, le ton est résolument « positif », comme on peut s’y attendre de l’auteur. Et bien sûr, sur ce sujet, il ne pouvait manquer la référence au discours de Ratisbonne.

(*) Marco Mancini est vaticaniste pour l’agence ACI Stampa dirigée par Angela Ambrogetti, et comptant parmi ses collaborateurs Andrea Gagliarducci. Voir ici le reportage de la visite du « trio » à Mater Ecclesiae, à Noël 2015, pour offrir à Benoît XVI le livre que Marco Mancini venait de lui consacrer « Benedetto XVI, un papa totale): Un cadeau de Noël spécial pour ACI Stampa – Benoit et Moi


Marco Mancini,
5 janvier 2023
www.ilprimatonazionale.it

Avec Benoît XVI, au siècle Joseph Ratzinger, s’en va le dernier Pape européen. Certes, de nombreux autres papes viendront du Vieux Continent à l’avenir, mais il est peu probable qu’ils manifestent aussi clairement dans leur pensée et leur magistère tout le poids de l’héritage séculaire de la culture européenne.

En ce sens, l’élection au trône papal de son successeur François, le pape argentin venu, selon ses propres termes, « du bout du monde », a constitué une rupture d’importance historique dont il sera difficile de revenir. En effet, la tendance bergoglienne à « déconfessionnaliser » le catholicisme, en le libérant presque de la lourdeur de son appareil doctrinal, juridico-organisationnel et liturgique millénaire et en le ramenant à une présumée simplicité évangélique originelle, passe par un dramatique vidage (/nettoyage) culturel et intellectuel du catholicisme lui-même, c’est-à-dire de son caractère éminemment européen.

La vie de Joseph Ratzinger

Joseph Ratzinger est né à Martkl am Inn, en Bavière, en 1927 : très jeune, il est enrôlé dans la Wehrmacht pour la défense anti-aérienne. Après la guerre, il fut un jeune prêtre, théologien et expert au Concile Vatican II avec des sympathies progressistes modérées, au point que sa thèse de doctorat est suspectée de « modernisme » ; Enseignant pendant les années de Contestation et collaborateur de la revue Concilium, il se transforme rapidement en « pompier », prenant ses distances avec le groupe de son ami-ennemi Hans Küng et devenant finalement, après une brève parenthèse comme archevêque de Munich, le gardien de la foi catholique en tant que préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi (l’ancien Saint-Office). À ce titre, il a collaboré pendant près de vingt-cinq ans avec Jean-Paul II dans son projet de dépassement de la « gueule de bois » post-conciliaire et de reconquête catholique de la société, puis lui a succédé comme pontife lui-même, avant sa démission fracassante en 2013.

Le côté obscur de la modernité

Une vie et une pensée, en somme, pleinement immergées dans les tempêtes historiques et philosophiques de l’Europe du XXe siècle, immergées dans une modernité qui, à côté de ses promesses lumineuses et éblouissantes, a également manifesté au cours du « petit siècle » [?] son côté sombre et, finalement, son inévitable crise. Dans cette dialectique, mise en évidence par exemple par l’École de Francfort, Benoît XVI a su s’insérer judicieusement, lançant son propre défi intellectuel au monde moderne sur son propre terrain.

Benoît XVI et l’Europe

Ratzinger et l’Europe, donc. Dans la vision du théologien bavarois, le rapport entre le christianisme et le Vieux Continent est avant tout un fait historique, incontournable non seulement pour l’Europe, appelée à reconnaître ses racines, mais aussi pour le christianisme lui-même. Il fonde sur cette considération « le droit inaliénable de subsistance dont jouit la pensée grecque dans la sphère du christianisme », au point d’affirmer que « ce n’est pas par hasard que le message chrétien, dans sa phase même de formation, a pénétré en premier lieu dans le monde grec, se confondant ici avec le problème de la compréhension, avec la recherche de la vérité ».

Il faut donc rejeter la tentation, présente dans certaines franges progressistes, de considérer l’influence de la culture grecque sur le christianisme comme une contamination de sa pureté judaïque originelle : « une telle opération – dit Ratzinger – signifierait simplement le renoncement à ce qui est proprement chrétien, à la nouveauté chrétienne », et démontrerait même « un aveuglement à l’égard de l’essence du christianisme ».

Le christianisme et Rome

Sur la rencontre entre Jérusalem et Athènes, qui n’est donc pas un des nombreux phénomènes d’inculturation de la foi chrétienne mais en représente le caractère constitutif, se greffe alors providentiellement l’héritage juridico-politique – mais pas seulement – de Rome, dont l’importance peut difficilement être surestimée. Ce n’est pas un hasard si la « plénitude des temps » par l’incarnation du Christ a eu lieu précisément sous l’empire d’Auguste, lorsque Rome exerçait sa loi sur une grande partie du monde connu à l’époque. Ainsi – observe Ratzinger – « les Actes des Apôtres se terminent par l’arrivée de l’Évangile à Rome, non pas parce que l’issue du procès de Paul était inintéressante, mais simplement parce que ce livre n’est pas un roman, ni même une biographie : avec l’arrivée à Rome, le voyage commencé à Jérusalem a atteint son but ; l’Église catholique universelle est réalisée. […] En ce sens, Rome, cette réalité qui unit tous les peuples, a une importance théologique dans les Actes des Apôtres ; elle ne doit pas être mise entre parenthèses par rapport à l’idée de catholicité de Luc ».

Compte tenu de tout cela, « il n’est pas surprenant », lit-on dans le célèbre et très discuté discours de Benoît XVI à Ratisbonne, « que le christianisme, malgré son origine et certains développements importants en Orient, ait finalement trouvé en Europe son empreinte historiquement décisive. On peut aussi l’exprimer inversement : cette rencontre […] a créé l’Europe et reste le fondement de ce que l’on peut appeler à juste titre l’Europe ». On pourrait certes soutenir qu’une civilisation européenne aux caractéristiques ethniques et culturelles spécifiques a préexisté au christianisme, mais il n’en reste pas moins que l’Europe n’a commencé à avoir conscience d’elle-même et à se percevoir pleinement comme telle qu’à partir du Moyen Âge chrétien.

La religion du Logos

Ces considérations ne sont pas seulement de nature historique, mais dans la vision de Ratzinger, elles prennent une valeur normative, susceptible d’exercer une influence sur l’avenir de la civilisation européenne. En effet, la rencontre entre la foi biblique et la pensée grecque fonde le caractère rationnel du christianisme en tant que religion du Logos, c’est-à-dire de la raison créatrice : « la rationalité appartient à l’essence même du christianisme, et elle lui appartient d’une manière qui ne se retrouve pas dans les autres religions, qui n’ont aucune prétention en ce sens ». C’est le thème au cœur du discours de Ratisbonne mentionné plus haut, prononcé par Benoît XVI lors de sa visite en Allemagne en 2008 et qui a rapidement fait l’objet d’une vive controverse pour son caractère prétendument anti-musulman. Il s’agissait en réalité d’une réflexion entièrement interne à la culture européenne : une invitation à purifier la foi par la raison, en rejetant ainsi les tentations du fanatisme, et en même temps à dépasser l’auto-réduction fonctionnaliste de la raison elle-même, en l’ouvrant à nouveau à la perspective de la recherche de la vérité.

Le rapport entre le christianisme et la modernité

Nous entrons ici au cœur, en substance, du rapport entre christianisme et modernité : dans le sillage du tournant représenté par le Concile Vatican II, Joseph Ratzinger reconnaît explicitement « ce qui, dans le développement moderne de l’esprit, est valable », affirmant même que « les Lumières sont d’origine chrétienne et ne sont pas nées par hasard au sein de la foi chrétienne ». La culture des Lumières, cependant, détachée de son arrière-plan, finit par conduire à une autolimitation de la raison elle-même, exprimée par exemple dans la critique de Kant, puis radicalisée par le scientisme positiviste, qui réduit la portée de la raison et de la science à ce qui est démontrable par l’expérience, excluant ainsi les grandes questions de sens qui sont proprement humaines : « Une culture purement positiviste qui supprimerait dans le domaine subjectif comme non scientifique la question de Dieu », a déclaré Benoît XVI dans son discours de Paris au Collège des Bernardins en 2008, « serait la capitulation de la raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées et donc un effondrement de l’humanisme, dont les conséquences ne pourraient être que graves ».

Les acquis positifs des Lumières présentent donc dialectiquement leur propre revers : une raison abandonnée à elle-même et fermée à la transcendance dégénère dans la folie du nihilisme post-moderne, les objectifs de libération de l’homme peuvent finir par le brutaliser et l’asservir. La liberté légitimement revendiquée par la modernité, en dernière analyse, ne peut être efficace que si elle reste ancrée à la vérité, avant tout à la vérité sur la nature même de l’homme, expression de la raison créatrice et non simple produit du hasard et de l’évolution. D’où l’importance pour le catholicisme de la référence à un concept métaphysique de la nature, qui porte en soi les principes de l’être et qui est donc le fondement de la loi morale : la création elle-même nous enseigne comment nous pouvons être des hommes dans le bon sens.

« Les visions du monde modernes les plus opposées, observe Ratzinger, ont pour point de départ commun la négation de la loi morale naturelle et la réduction de la réalité à des faits « purs ». La mesure dans laquelle elles préservent de manière incohérente les valeurs anciennes varie selon les cas; à leur point nodal, cependant, elles se trouvent sous la menace du même danger. »

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A suivre…

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