Reprise. Une interview du Cardinal Ratzinger en février 2004 à l’hebdomadaire « Famiglia Cristiana », à l’occasion de la parution d’un ouvrage publié en italien sous le titre «La comunione nella Chiesa».
Le préfet de la CDF d’alors aborde de nombreuses questions, qui restent aujourd’hui d’actualité (même si le contexte a pas mal changé avec François comme Pape, des églises locales qui ont perdu la boussole et une curie réduite à la figuration): rôle des conférences épiscopale, collégialité et Synode, déformation du concept de « peuple de Dieu », divorcés remariés… Et il conclut sur la première préoccupation de l’Eglise aujourd’hui, le relativisme et la perte de la foi.

Les Eglises locales doivent vivre leurs spécificités culturelles et historiques, en les intégrant dans l’unité de l’ensemble, en s’ouvrant à la contribution féconde des autres Eglises, afin qu’aucune d’entre elles ne s’engage sur des chemins que les autres ne reconnaissent pas. La Curie romaine, qui assiste le Saint-Père dans son service de l’unité, a la tâche de promouvoir ce rapprochement entre les Eglises locales afin que les diversités deviennent une réalité polyphonique, dans laquelle unité et multiplicité vivent ensemble.

Cardinal Ratzinger: la communion ecclésiale n’est pas un fait sociologique

La communion ecclésiale ne peut être réduite à un concept sociologique, affirme le cardinal Joseph Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi.

Pour comprendre le rapport entre les Eglises particulières et le Saint-Siège, pour comprendre la collégialité dans l’Eglise ou le rôle des conférences épiscopales, il est nécessaire de comprendre le sens théologique de cette communion, ajoute-t-il dans cette interview accordée à l’hebdomadaire italien « Famiglia Cristiana » (n. 6, 2004).

Le cardinal allemand y aborde certaines des questions fondamentales de son nouveau livre, « La comunione nella Chiesa ».

Qu’est-ce que la communion dans l’Église?

Cardinal Ratzinger : Dans la première lettre de Jean, nous trouvons une définition qui donne une vision très complète de la communion. Saint Jean dit que ce qui nous a été donné par la foi, par le fait d’être chrétien, c’est avant tout la communion avec Dieu, avec Dieu Trinité, qui en lui-même est communion. C’est la beauté que nous offre la révélation : Dieu est communion et peut donc donner la communion. Par la communion avec Dieu, l’homme entre en communion avec tous les autres hommes qui vivent dans la même communion. Ici, la ligne verticale et la ligne horizontale se rencontrent et deviennent une seule réalité. Le Dieu trinitaire, qui est communion, crée la communion humaine la plus large et la plus profonde. La communion avec le Christ crée ce lien entre Dieu et l’homme. Cette communion s’incarne, pour ainsi dire, dans le sacrement de l’Eucharistie, par lequel nous sommes unis au corps du Seigneur. Ainsi naît l’Église : elle est une communion de communions, c’est-à-dire qu’elle existe comme une réalité eucharistique.

Chaque communauté eucharistique est en présence du Christ dans sa totalité. Cela exige qu’une communauté ne s’oppose pas aux autres au nom d’un Christ « à elle », car il n’y a qu’un seul Christ. De cette façon, nous pouvons comprendre l’importance pour toutes les Eglises d’être une seule Eglise, parce que le Christ est un. Il me semble que, dès le début, la constitution même de l’Église est faite de cette unité et de cette multiplicité. Comme on peut le constater, la communion dans l’Église est un fait théologique, et non sociologique. Celui qui transforme le concept de communion en un concept purement sociologique commet une erreur.

Mais cette communion a-t-elle des conséquences sociales?

Cardinal Ratzinger : Certainement. Sur ce fondement, sur un concept théologique de communion, une vision sociale plus profonde émerge. Dieu est le Dieu de tous et le Christ cherche tous. La communion dans le Christ se traduit par la responsabilité envers les autres. Le fait d’être chrétien, de suivre le Christ, implique un engagement en faveur du bien de tous et de l’élimination de ce qui détruit le réseau des relations sociales.

Comment ce concept de communion ecclésiale se traduit-il dans les relations entre la Curie romaine et les Eglises locales?

Cardinal Ratzinger : J’élargirais la question : il ne s’agit pas seulement de cultiver des relations correctes entre la Curie romaine et les Eglises locales, mais aussi et surtout de favoriser l’unité et la multiplicité qu’est l’Eglise. Les Eglises locales doivent vivre leurs spécificités culturelles et historiques, en les intégrant dans l’unité de l’ensemble, en s’ouvrant à la contribution féconde des autres Eglises, afin qu’aucune d’entre elles ne s’engage sur des chemins que les autres ne reconnaissent pas. La Curie romaine, qui assiste le Saint-Père dans son service de l’unité, a la tâche de promouvoir ce rapprochement entre les Eglises locales afin que les diversités deviennent une réalité polyphonique, dans laquelle unité et multiplicité vivent ensemble.

Dans le rapport entre le « centre » et la « périphérie », entre le Saint-Siège et les différentes Eglises locales, quelle est l’importance du principe de subsidiarité?

Cardinal Ratzinger : Il s’agit d’un concept technique qui nécessiterait une discussion plus détaillée pour en définir la signification. On peut l’accepter dans le sens où l’attention portée à l’unité ne doit pas éteindre les charismes des Eglises locales : au contraire, elle doit les encourager et les mettre au service de l’unique Eglise. D’une part, le service central de la Curie romaine n’a pas à se préoccuper de ce qui peut être fait de mieux dans une partie particulière de l’Église ; d’autre part, cependant, les Églises locales ne doivent pas vivre de manière autonome, mais doivent être orientées vers l’enrichissement de l’unité, parce que le Christ est un.

Prenons un exemple qui vous concerne. Si des doutes devaient surgir sur l’orthodoxie d’un théologien, l’épiscopat de l’Église locale à laquelle appartient le théologien ne devrait-il pas, avant l’intervention de la Congrégation dont vous êtes le préfet, se prononcer?

Cardinal Ratzinger : Ici, à la Congrégation, nous sommes heureux lorsqu’un évêque ou la Conférence épiscopale concernée est confronté à des problèmes de ce genre. Mais ils nous disent souvent qu’il s’agit de questions qui dépassent les frontières de l’Église locale, qui entrent dans le débat de l’Église universelle, et qu’ils veulent être aidés.

Se déchargent-ils de cette responsabilité?

Cardinal Ratzinger : Non, je n’oserais pas dire cela. Nous encourageons toujours les évêques à prendre en main la solution de problèmes comme celui que vous venez de mentionner, mais dans un monde de plus en plus globalisé, cela est extrêmement difficile.

Quelles étapes la collégialité épiscopale a-t-elle franchies après Vatican II?

Cardinal Ratzinger : De grands progrès ont été réalisés. Je pense au développement des visites ad limina. Je me souviens de la première que j’ai faite, en 1977. Je venais d’être [nommé] archevêque de Munich depuis peu. Elle consistait en une rencontre avec le préfet de la Congrégation pour les évêques, une visite des basiliques et une audience avec Paul VI. Maintenant, les évêques rencontrent toutes les congrégations et tous les conseils. Il y a un dialogue vivant et fructueux. Et les évêques en sont reconnaissants : d’une part, il est possible de mieux comprendre ce qui se passe dans les différentes zones géographiques et culturelles ; d’autre part, les évêques peuvent affronter ensemble les solutions qu’ils veulent donner aux problèmes et aussi mieux comprendre ce que dit le Magistère. Je vous donne un autre exemple : les contacts réguliers que nous avons avec les Présidences des Conférences épiscopales ainsi que les visites réciproques. De cette manière, la compréhension mutuelle se développe. Et nous ne devons pas oublier les synodes des évêques. En bref, il existe un échange continu entre le centre et la périphérie, qui donne vie à l’engagement commun pour l’unique Église.

Les conférences épiscopales ne devraient-elles pas être considérées davantage comme un moyen de collégialité?

Cardinal Ratzinger : Je distinguerais les petites conférences, avec dix ou quinze membres, des grandes conférences, avec peut-être plus de deux cents évêques. Dans le premier cas, la conférence épiscopale peut vraiment être un instrument de coordination, de vision commune, d’aide mutuelle et aussi de correction fraternelle, si nécessaire. Dans le cas des grandes conférences, lorsque les assemblées ont des kilos de papier à lire, des ordres du jour avec des dizaines de points à discuter, je crois qu’un dialogue profond est vraiment impossible. Il y a aussi le risque que les discussions et les solutions soient prises d’avance par les bureaux, par la bureaucratie. Dans le cas de grandes conférences, le débat devrait peut-être se limiter à quelques arguments pertinents, et le reste devrait être décentralisé vers chaque église locale. Il est important que les conférences soient un instrument flexible.

Vous avez mentionné le synode comme l’une des avancées de la collégialité. Aimez-vous la méthode actuelle des assemblées synodales?

Cardinal Ratzinger : Je dirais, bien que ce soit une opinion tout à fait personnelle, que c’est une méthode quelque peu ritualisée. Elle garantit un rythme agile des séances de travail, mais elle a l’inconvénient de ne pas permettre une discussion authentique entre les évêques qui y participent. Il est certes nécessaire de sauvegarder la rapidité du travail, mais il faut aussi trouver un espace pour une discussion réelle et fructueuse.

Votre livre me laisse entendre que vous n’avez pas de préférence particulière pour appliquer à l’Eglise le concept de peuple de Dieu…

Cardinal Ratzinger : Ce n’est pas le cas. Le concept de peuple de Dieu est un concept biblique. Je n’aime pas l’utilisation arbitraire de ce concept qui, au contraire, dans l’Écriture Sainte, a une définition très claire. Dans l’Ancien Testament, le peuple de Dieu est Israël, notamment parce qu’il accepte l’appel et le choix de Dieu, parce qu’il entre dans la volonté de Dieu. Ce n’est pas un concept statique, mais dynamique : il est le peuple de Dieu en tant que peuple juif, mais son être peuple de Dieu doit toujours être renouvelé dans le dynamisme de sa relation avec Dieu. Ceci est fondamental dans l’Ancien Testament.

Et dans le Nouveau Testament?

Cardinal Ratzinger : Dans le Nouveau Testament, dans presque tous les passages, ce concept se réfère à Israël, et seulement dans deux ou trois textes à l’Église. Il est donc entendu que l’Église entre dans l’élection d’Israël, participe à cet être du peuple de Dieu. Mais ici aussi, il ne s’agit pas d’un bien acquis : l’Église devient le peuple de Dieu en suivant la ligne de cette élection. Cependant, au concept vétérotestamentaire s’ajoute une nouvelle manière d’être intégré à la volonté de Dieu : c’est la communion avec le Christ. Il y a un fondement théologique, puis une concrétisation christologique, mais surtout un dynamisme vital qui interdit l’orgueil : « nous sommes le peuple de Dieu ». Nous devons toujours devenir un peuple et ce n’est que dans ce mouvement que le concept est valable. Si nous le considérons, au contraire, comme un modèle profane, non biblique, la vision de l’Église est sérieusement compromise.

Dans le livre, vous êtes sévère avec ceux qui utilisent la liturgie uniquement de manière communicative, comme un moyen d’éduquer les fidèles. Pourquoi?

Cardinal Ratzinger : Je veux qu’il soit clair que la liturgie est communicative et pastorale. Je m’oppose à ceux qui pensent qu’elle n’est communicative que si elle est transformée en un spectacle, une sorte de « show », réduisant à peu de chose cette grande œuvre d’art qu’est la liturgie, quand elle est bien célébrée et avec une participation intérieure. Au cours des vingt dernières années, les offices dominicaux en Allemagne ont été réduits de 70%. Les fidèles ne se sentent pas impliqués dans des célébrations « créatives » qui ne leur disent rien. Trop souvent, la liturgie est traitée comme quelque chose dont nous pouvons disposer à notre guise, comme s’il s’agissait de notre propre propriété.

La proposition d’un jeûne eucharistique [ne pas communier, n.d.r.], à laquelle vous semblez faire allusion, ne va-t-elle pas à l’encontre de la tendance des exhortations de nombreux pontifes, à commencer par saint Pie X?

Cardinal Ratzinger : Non. J’ai fait cette proposition il y a quinze ou vingt ans. La première fois, dans le contexte de la célébration du Vendredi Saint, jour de jeûne. Nous trouvons les racines de ce jeûne dans l’Évangile de Marc: « Les jours viendront où l’époux leur sera enlevé ; alors elles jeûneront » (Marc 2,20). Et déjà au 1er siècle apparaît le jeûne du Vendredi saint, expression de notre « compassion » pour le Christ, mort sur la croix pour nous.

La deuxième fois que j’en ai parlé, c’était en abordant l’argument des divorcés remariés, étant donné qu’aujourd’hui ils sont presque les seuls à se voir refuser l’accès à la communion. Chacun de nous devrait méditer sur la question de savoir s’il doit s’associer, au moins en certaines occasions, à cette situation d’exclusion. De cette manière, nous leur offrirons un signe de solidarité et nous aurons une occasion supplémentaire d’approfondir notre vie spirituelle. Je remarque que souvent, aux funérailles, aux mariages, dans de nombreuses autres circonstances, les gens vont à la communion comme si elle faisait simplement partie du rite : c’est un dîner et il faut manger. Mais de cette façon, nous ne faisons pas l’expérience de la profondeur spirituelle de cet événement, qui est toujours un grand défi pour chacun d’entre nous. Je suis certainement d’accord avec les grands Papes quand ils disent que nous avons besoin de la communion eucharistique parce que seul le Seigneur nous donne ce que nous ne pouvons pas atteindre par nous-mêmes. C’est précisément parce que nous sommes insuffisants que nous avons besoin de sa présence. Nous devons cependant éviter un ritualisme superficiel, qui dégrade ce geste, et essayer d’en approfondir la grandeur.

En ce qui concerne les divorcés et les remariés, pensez-vous que la situation d’exclusion de la communion va perdurer?

Cardinal Ratzinger : Si le premier mariage était valide et qu’ils vivent dans une union opposée au lien sacramentel, l’exclusion demeure. Il me semble cependant nécessaire d’élargir la discussion afin de ne pas réduire toute la réalité douloureuse de cette condition uniquement à l’accès à la communion. Il est nécessaire d’aider ces personnes à vivre dans la communauté paroissiale, à partager leur souffrance, à leur montrer qu’elles sont aimées, qu’elles appartiennent à l’Église et que l’Église souffre avec elles. Je crois qu’il faut étendre cette responsabilité commune, s’entraider et porter les fardeaux les uns des autres, de manière très fraternelle.

Quels sont les problèmes de l’Eglise qui vous préoccupent le plus en ce moment ?

Cardinal Ratzinger : Je dirais simplement la difficulté actuelle de croire. Le relativisme, qui est déjà spontané pour l’être humain de notre temps. Aujourd’hui, il semble que ce soit un geste d’arrogance, incompatible avec la tolérance, de penser que nous avons vraiment reçu la vérité du Seigneur. Cependant, il semble que pour être tolérant, toutes les religions, toutes les cultures, doivent être considérées comme égales. Dans ce contexte, croire est un acte qui devient de plus en plus difficile. Nous assistons ainsi à la perte silencieuse de la foi, sans grande protestation, dans une grande partie du christianisme. C’est la préoccupation majeure. Il est donc important de se demander comment, dans cette vague de relativisme, nous pouvons rouvrir les portes à la présence du Seigneur, à sa révélation par l’Église. Alors nous ouvrirons effectivement la porte à la tolérance, qui n’est pas indifférence, mais amour et respect de l’autre, aide réciproque sur le chemin de la vie.

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