Le témoignage très personnel d’Andrea Gagliarducci, observateur honnête, attentif et (souvent) lucide du Vatican, anxieux de trouver le ton juste d’un journaliste catholique pour « raconter » ce qu’il voit et soucieux de comprendre et d’expliquer la logique derrière les décisions. Dix ans, c’est le temps qu’il lui aura fallu pour admettre enfin et explicitement ses réserves sur François – quoique en conservant le ton mesuré qui le caractérise. Et dix ans, c’est long, même si l’on dit que mieux vaut tard que jamais.

Andrea Gagliarducci admet que le pontificat a donné lieu immédiatement à une polarisation. Et affirme (dix ans après donc) que c’était une erreur: mais l’erreur de qui? QUI a voulu et créé la polarisation, sinon François (lequel, médiatiquement parlant, en profite encore aujourd’hui)? Et QUI l’a amplifiée, exaltée, magnifiée sinon les journalistes – parfaitement conscients de ce qu’ils faisaient, qui était très éloigné de leur métier d’informer et qui, pour beaucoup d’entre eux, laisse planer des doutes sur leurs motivations et leur sens de la déontologie -, alors que les pauvres fidèles qui commençaient à sentir que quelque chose ne tournait pas rond étaient abandonnées à eux-mêmes, isolés, culpabilisés, ostracisés? Personnellement, c’est en tout cas quelque chose dont je me souviens avec amertume, et que j’ai mal vécu, même si, après coup, on ressent de la satisfaction à avoir vu clair avant les autres.

Il y a dix ans, la première rencontre entre un pape et un pape émérite

Andrea Gagliarducci
vaticanreporting.blogspot.com

Il y a dix ans, après son élection et après la messe du début de son ministère pétrinien, le pape François prenait l’hélicoptère et se rendait à Castel Gandolfo pour rencontrer, pour la première fois depuis qu’il était pape, le pape émérite Benoît XVI. À ce moment-là, pour la première fois, il était évident, plastiquement, que nous vivions une nouvelle ère. La cohabitation entre un pape et un pape émérite n’avait jamais été vécue dans les temps modernes. Surtout, elle n’avait jamais été vécue à une époque où les médias pouvaient être aussi omniprésents.

Nous avons eu près de dix ans de cohabitation entre le pape François et Benoît XVI, et cette cohabitation a également créé un récit de polarisation : ceux qui étaient loyaux envers François, ceux qui étaient loyaux envers Benoît XVI, ceux qui voulaient le modèle d’Église incarné par le pape François, ceux qui voulaient le modèle d’Église incarné par Benoît XVI.

Disons-le clairement : la polarisation a été une erreur de toute façon, parce qu’il n’y a pas deux modèles d’Église, mais il y a l’Église qui s’incarne dans le temps.

Et pourtant, je dois avouer que j’ai toujours suivi les péripéties de ce pontificat, celui du pape François, avec un sain scepticisme.

Un sain scepticisme, dis-je, parce qu’en fait je crois que c’est l’attitude du journaliste. J’avais suivi le travail de Benoît XVI, je l’avais étudié, j’avais commencé à comprendre certains mécanismes et points de vue, j’avais décidé de regarder les choses à une distance de sécurité, en dehors de la perspective italienne, en dehors de toute perspective idéologique. Sortir de l’Église et revenir à l’Église, en somme, sortir du langage séculier qui caractérisait le récit sur l’Église et revenir au langage de l’Église : tel était mon objectif.

Avec Benoît XVI, j’avais acquis la conviction que les textes étaient plus importants que les gestes, que les gestes liturgiques ou cérémoniels n’avaient de sens que s’ils étaient enracinés dans l’histoire. J’avais appris que toute « tradition inventée », selon l’expression de [Eric] Hobsbawm, correspondait à une annulation du passé, à la nécessité de repartir de zéro. J’avais appris que les chrétiens, précisément parce qu’ils aiment l’être humain, ne partent pas de zéro. Ils ne détruisent pas, mais transforment avec l’amour.

Et là, l’arrivée du pontificat du pape François m’a tout de suite donné l’idée que nous étions dans une autre langue. Et il est vrai que le pape François, dans la messe du début de son pontificat, parle de la force du service (après tout, le pape est le serviteur des serviteurs de Dieu), mais il le fait en incluant une référence très vague à la création, un appel qui sort de la tradition catholique de l’appel à tous les hommes de bonne volonté simplement parce qu’il reste vague, non coloré de doctrine sociale. Un appel qui ne vaut pas pour tout le monde, mais qui est bon pour toutes les saisons.

Les jours précédents, le Pape avait invité à prier « évêque et peuple ensemble », demandé au peuple de le bénir, fait son apparition dans la résidence où il se trouvait avant le Conclave pour payer (mais oui, il était le Pape, et la résidence était à lui), s’était montré à Santa Maria Maggiore. Il avait rencontré les journalistes, il avait utilisé avec eux le slogan qu’il voulait « une Église pauvre pour les pauvres », il avait fait le geste de ne pas les bénir pour respecter les non-chrétiens ou non-croyants qui étaient dans l’assistance.

Tout était très exalté, dans une sorte d’hystérie collective qui survient toujours lorsqu’il y a quelque chose de nouveau. Tout était présenté comme quelque chose de nouveau, avec beaucoup d’espoir. Mais j’étais sceptique. Et il m’a fallu des années pour comprendre la raison de ce scepticisme, un scepticisme qui, au fond, me vient toujours lorsque je vois trop de gens enthousiastes, trop de récits qui mettent en avant des nouveautés absolues et des vents de changement.

Le pape François, tout en se référant aux saints, à la tradition populaire, au souci de la création, aux pauvres, créait un nouveau cérémonial, qui n’était plus un cérémonial ecclésiastique, mais un cérémonial personnel. C’était un cérémonial plus « séculier », se référant à des choses qui plairaient sûrement à l’opinion publique, mais qui, dans le langage et les manières, n’avaient jamais fait partie de la tradition des papes.

C’est beau, a-t-on envie de dire. Je pense que c’est problématique plus que « beau ». Car chaque chose a ses langages, et l’erreur que l’on a toujours commise à l’égard de l’Église a été d’attendre d’elle qu’elle s’adapte aux langages du monde. Cette adaptation, qui va au-delà de l’évangélisation et passe par la présence sociale et publique, fait de l’Église une structure comme une autre. On a parlé d’un christianisme sans Christ, pour dire que l’Église était devenue trop « guerrière culturelle ». À un certain point, il y a eu un Christ laïque, mais sans christianisme.

Beaucoup pensent que ce scepticisme signifie que je regrette le bon vieux temps, et que maintenant je ne veux pas accepter le vent de nouveauté qui est venu avec le pontificat du pape François. Mon scepticisme n’est cependant pas teinté de nostalgie. Je sais que les structures ont besoin d’être renouvelées, et je le souhaite. Mais je suis sceptique à l’égard du narratif qui veut dire à tout prix que tout a changé et que finalement le nouveau système est meilleur que l’ancien.

Je ne vois aucune différence entre les courtisans d’hier et ceux d’aujourd’hui. Les « scandales » d’hier sont aussi les « scandales » d’aujourd’hui, à la seule différence qu’aujourd’hui on médiatise pour montrer qu’on les résout. Mais l’attention médiatique est-elle une véritable solution ou un simple écran de fumée ? Et surtout, dans quelle mesure l’attention des médias profite-t-elle à une institution, si l’on considère que l’institution elle-même sera alors forcée de prendre des décisions populaires même lorsqu’il est nécessaire qu’elles ne le soient pas?

De journaliste à la recherche du scoop, de journaliste ayant grandi avec l’idéologie forte de la nécessité de la discontinuité de l’institution, je me suis transformé au fil des ans en un journaliste qui a abandonné la rhétorique de la nouveauté pour aller au-delà des apparences, en appliquant à tout le principe du rasoir d’Ockham [selon lequel la solution la plus simple est souvent la meilleure, ndt]. Si une nouveauté cache la même philosophie que ce qui existait auparavant, mais avec un nouveau langage, simplement, je la critique, je montre qu’il n’y a pas de différence et qu’en fait, il y avait du bon avant qui n’est pas pris en compte.

Je suis convaincu qu’effacer l’histoire est non seulement inutile, mais aussi nuisible. Et je suis convaincu que chacun doit parler sa propre langue. Le langage de l’Église n’est pas celui de la réforme des institutions, de l’inclusion à tout prix, de l’amour des marginaux. Il l’est aussi, mais il part de l’enracinement dans le Christ et l’Eucharistie. L’Église n’est pas seulement doctrine, ni casuistique, mais je me méfie de ceux qui disent qu’il ne faut pas faire de casuistique dans les choses de l’esprit et qui l’appliquent ensuite à des choses pragmatiques, et qui rendent pragmatiques même les choses de l’esprit.

Il ne s’agit pas de questions propres à l’Église, mais de questions générales qui touchent au sens même de la profession. La rencontre entre Benoît et François, il y a dix ans, a peut-être incarné le passage de l’ère spirituelle à l’ère matérielle, dans une représentation que seule l’Église, anticipant les temps, est en mesure de donner.

Et il ne faut pas se méprendre : ce n’est pas que François n’ait pas de traits spirituels, qu’il n’invite pas à la prière, qu’il ne promeuve pas la dévotion populaire. Mais il le fait dans un langage qui est plus un langage séculier que spirituel. Il y a la mystique du pueblo fiel [peuple fidèle ?], très présente en Amérique latine, dans laquelle le peuple devient une catégorie mythique. Tout devient religieux, et à partir du moment où tout est religieux, plus rien ne l’est. Il y a comme une soudure entre l’espace public et l’espace religieux, la fermeture d’un cercle qui avait été rompu avec les Lumières mais qui maintenant revient tout en faveur de l’espace public, plutôt que de l’espace religieux. La religion fait partie du tableau, et dans le tableau, elle est absorbée.

J’essaie simplement de ne pas me laisser emporter par l’émotion. Lorsque quelque chose se produit, je regarde ce qui s’est passé avant. Comme bonne pratique, je relativise toujours, sans préjugés. Je n’apprécie pas tous les choix de gouvernement de Benoît XVI. Je n’apprécie pas tous les choix de gouvernement du pape François. J’essaie de comprendre la logique, toujours, et cela me semble le meilleur service que je puisse rendre.

Mais en essayant de comprendre la logique, on arrive au message. Et le message du pape François semble procéder par essais et erreurs, comme l’a démontré Sandro Magister dans une analyse de ses dernières interviews [cf. www.diakonos.be/settimo-cielo]. C’est une approche qui regarde les réactions de l’opinion publique, et qui ajuste le tir en fonction de ces réactions.

Peut-être n’est-ce que l’apparence, peut-être suis-je en train de sous-interpréter François alors que je vois d’autres le sur-interpréter et vanter les sorte progressive [Magnifiche sorti e progressive – destins magnifiques et progressifs[istes] , le fameux poème de Giacomo Leopardi « La Ginestra »] . Peut-être qu’aucun d’entre nous, journalistes, ne trouve, ou n’a trouvé, le juste milieu. Personnellement, je maintiens un sain scepticisme. Et je le fais avec tout l’amour que je peux pour l’Église, en essayant toujours d’assurer une avance de sympathie pour l’institution et la façon dont elle a été formée, malgré les hommes qui l’ont façonnée.

Il n’y a pas de nostalgie, pas de désir de rupture. Il y a plutôt la recherche d’une construction moins médiatique, mais plus réelle. Une vision un peu cynique des choses, je l’admets.

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