La tentative de souiller la mémoire du pape polonais et de déboulonner sa statue (dans tous les sens du terme) s’inscrit dans un processus géopolitique plus large, dans lequel la Pologne se voit appelée à un rôle de leader européen. Une aspiration qui, dans une Europe libérale et laïque est incompatible avec le fait de se présenter comme catholique et contraint la Pologne à donner des « gages ». Une lecture inédite par Roberto Marchesini sur la NBQ.

Hégémonique et laïque : la nouvelle Pologne doit effacer Wojtyła

Roberto Marchesini
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Les attaques contre saint Jean-Paul II dans son pays, accusé sans preuve d’avoir couvert des auteurs d’abus, ne peuvent s’expliquer que par la position que se donne la Pologne en tant que nouveau leader européen et hégémonique dans la Baltique. En effet, un pays qui aspire à être un leader de l’Europe libérale et laïque peut-il encore se présenter comme catholique ?

Commençons donc par les faits.

Le 4 mars, la chaîne de télévision nationale (d’orientation libérale) TVN24 a diffusé un documentaire intitulé « Franciszkańska 3 » (l’adresse de l’évêché de Cracovie).

Dans cette émission, le journaliste Marcin Gutowski affirme que l’évêque Karol Wojtyła a couvert des prêtres pédophiles en les expatriant et en les soustrayant à la justice. Le même Gutowski avait publié un livre sur ce sujet en octobre de l’année dernière.

Le documentaire a précédé et ouvert la voie à un autre livre similaire publié seulement quatre jours plus tard, par le journaliste néerlandais (résidant en Pologne) Ekke Overbeek. Ce dernier avait déjà écrit un livre sur le même sujet il y a dix ans, et avait fondé avec une victime d’abus, Marek Lisiński, une association (Nie lękajcie się, n’ayez pas peur) pour défendre les victimes de pédophilie de la part du clergé polonais.

Plusieurs hommes politiques (du PiS de Kaczyński) ont exprimé leur estime pour Jean-Paul II et leur proximité avec le clergé polonais ; dimanche dernier, quelque 50 000 personnes ont manifesté les mêmes sentiments à Varsovie et des milliers dans d’autres villes.

Essayons maintenant d’y voir plus clair. Ce n’est pas facile.

Commençons par Lisiński, qui semble avoir inventé les abus et fait chanter une (vraie) victime d’abus ; l’association Nie lękajcie się, dépassée par le scandale, a été dissoute.

Les documents en possession des journalistes provenaient tous de la même source : les services secrets, le SB, par l’intermédiaire de l’Institut de la mémoire nationale ; ils n’ont pas jugé nécessaire de chercher à confirmer leurs accusations auprès des archives ecclésiastiques. Le fait est que les documents du SB, souvent compilés dans un but de chantage, sont presque toujours faux, comme cela semble être le cas ici.

La boue de l’enquête a touché, par exemple, le cardinal Sapieha, évêque de Cracovie et mentor de Jean-Paul II. Selon le témoignage du père Anatol Boczek, Sapieha aurait commis des attouchements sexuels sur certains séminaristes, dont Boczek lui-même. Dommage qu’à l’époque des faits, Boczek (prêtre ayant de graves problèmes d’alcool) avait 34 ans et que Sapieha, malade et presque infirme, 83 ans. Un peu bancal, comme accusation d’abus sexuels sur mineurs….

Mais le vrai scoop serait ailleurs: le successeur de Sapieha, le cardinal Wojtyła, aurait couvert et aidé le prêtre pédophile Bolesław Saduś à s’échapper : ayant appris les abus, il l’a envoyé en Autriche en 1972. Ce qui est vrai : c’est tout le reste qui ne colle pas.

Le père Saduś avait été éloigné en raison d’actes homosexuels avec des adultes ; pour cette raison, le SB l’a fait chanter pour qu’il collabore avec le régime (en dénonçant d’autres frères pour des activités contre-révolutionnaires). Afin d’éviter le scandale et de sortir le prêtre de l’embarras, le cardinal de Cracovie l’aurait envoyé au loin, empêchant ainsi le père Saduś d’ajouter la dénonciation à la liste de ses péchés. La seule référence aux attentions de Saduś envers les mineurs est contenue dans une note posthume (de 1979) écrite par nul autre que le colonel Płatek, qui, dans les années 1970, était le chef de la section « D » du ministère de l’Intérieur, dont l’objectif était la désintégration de l’Église catholique (généralement en calomniant les prêtres). Bref, un document loin d’être certain.

C’est tout. Mais ne commettons pas l’erreur de regarder le doigt et de ne pas voir la lune. Que signifient ces manœuvres ?

Les Polonais expliquent cette vague de boue sur l’Église polonaise par les prochaines élections, qui verront le PO de Tusk (revenu en Pologne des palais de l’UE) défier le PiS de Kaczyński, un parti qui exprime le gouvernement et le président de la République et qui a son  » noyau dur  » dans la Pologne catholique, rurale et patriote.

C’est là d’une vision à court terme.

Rappelons qu’en 2019 et 2020, les frères Marek et Tomasz Sekielski avaient publié deux autres documentaires sur les abus sexuels sur mineurs perpétrés par des prêtres polonais (des affaires très anciennes impliquant plusieurs prêtres infiltrés dans des séminaires par le SB précisément en raison de leurs tendances). Bref, la question se pose depuis un certain temps.

L’idée est qu‘en Pologne, on applique le « protocole irlandais »: à partir du film Magdalene (2002), lui-même basé sur le documentaire Sex in a Cold Climate (1998) sur les abus perpétrés par des religieuses anglaises ; en passant, quelques années plus tard, au scandale des abus de mineurs commis par le clergé irlandais ; aux référendums sur l’avortement (2018), le blasphème et le divorce (2019) ; jusqu’au geste sensationnel de la fermeture de l’ambassade irlandaise au Vatican (2011).

Il en est résulté une forte déconnexion de la population irlandaise avec le clergé, un effondrement de la confiance dans l’Église et une sécularisation galopante. Ainsi, ce qui était autrefois un bastion catholique n’est plus. Le même traitement a-t-il été réservé à la Pologne ?

Depuis quelque temps, le Premier ministre Morawieczki, fort de l’activisme de son pays dans le conflit russo-ukrainien, présente la Pologne comme le nouveau leader européen aux côtés de l’Allemagne et de la France ; et l’hypothèse d’un élargissement polonais au détriment de l’Ukraine n’est pas du tout écartée, étape vers la réalisation du projet Międzymorze, rebaptisé Trimarium [initiative des 3 mers, ndt] et fortement soutenu par l’OTAN, qui voit la Pologne leader de l’Europe centrale et hégémonique de la Baltique à la mer Noire, à la mer d’Azov et à l’Adriatique.

Un pays qui aspire à être un leader de l’Europe libérale et laïque peut encore se présenter comme « catholique »?

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