Les 21, 22 et 23 avril se tenait à Paris le Festival du livre, avec comme invitée d’honneur l’Italie, sur le thème « Passions italiennes ». Tout un programme! Grâce à l’arrivée au pouvoir du gouvernement de « centre-droit » de Giorgia Meloni, les écrivains conviés n’étaient pas tous des « intellectuels de gauche » (fait rare qui vaut d’être souligné): Marcello Veneziani était parmi les invités et il nous présente avec brio, sur le ton de l’auto-dérision et en usant de l’oxymore, une galerie de spécimens. Occasion de (re)découvrir la riche littérature italienne, et de faire un parallèle avec nous Français. Cela donnera peut-être à certains de lire des auteurs en dehors des clous, ou, pour le dire comme Veneziani des « mécontents » (scontenti), et des « impardonnables » (imperdonabili). Clin d’œil aux titres de deux de ses livres.
Rebelles et mécontents débarquent à Paris
www.marcelloveneziani.com
(La Verità, 23 avril 2023)
Après vingt-et-un ans, l’Italie a été remise à l’honneur cette semaine lors du Festival du Livre de Paris, consacré au thème Passions italiennes. Une centaine d’écrivains italiens étaient invités, et l’avènement du gouvernement Meloni a permis de ne pas avoir que des intellectuels de gauche.
La même chose s’était produite en 2002 : il y avait un gouvernement de centre-droit et des écrivains de diverses orientations avaient été invités.
Nous avons parlé de ces « passions italiennes » hier au Salon de Paris avec Beatrice Venezi, en clôture de la Semaine italienne, sur le thème : « Et ils vécurent rebelles et mécontents ». Elle a parlé des musiciens rebelles, moi des écrivains mécontents (scontenti) et impardonnables (imperdonabili), puisque ce sont les titres de deux de mes livres dans lesquels je parle d’eux.
Il y a beaucoup de rebelles et de mécontents à Paris et dans toute la France…
Je vais au Festival du livre en compagnie de six grands frères pour expliquer l’Italie et sa vocation au mécontentement. Pour être précis, il s’agit de : Curzio Malaparte, le D’Annunzio du journalisme littéraire et de la polémique civile ; Leo Longanesi, le génie fulminant de l’écriture courte et de l’intuition longue ; Cesare Pavese, l’exilé de l’histoire dans le mythe ; Flaiano, l’observateur amer de la dolce vita ; Leonardo Sciascia, le Voltaire au citron, illuminé au soleil de Sicile ; Pierpaolo Pasolini, le communiste apocalyptique et antimoderne.
Six écrivains du vingtième siècle italien, d’origines diverses, de profondeurs et de sensibilités différentes, certains de droite, d’autres de gauche, tous bastian contrario [qui ont l’esprit de contradiction / ici, qui contestent le système]. Mais ils ont certains traits en commun.
Tout d’abord, ils n’étaient pas courtisans, ils n’étaient pas partisans, ils n’étaient pas organiques, ils ne répandaient pas l’optimisme. Ensuite, ils avaient un autre point commun : ils venaient tous de la province. Certains venaient du fin fond de la Sicile, d’autres du Frioul, d’autres des Langhes, d’autres de la Romagne, d’autres de la province toscane, d’autres des Abruzzes. Ce n’est pas une coïncidence : une grande partie de la littérature italienne est provinciale, et plus elle est locale dans ses langues, ses héritages et ses paysages, plus elle est universelle dans ses sentiments, ses thèmes et ses significations.
Contrairement à la France, qui tourne autour de Paris, l’Italie est un archipel de provinces autour d’une capitale qui s’est éteinte il y a des siècles, avant même qu’elle ne devienne une capitale. Les provinces italiennes tournent autour du somptueux catafalque, agréable même, de la Rome antique, de l’Empire et des siècles catholiques : médiéval, renaissance, baroque. La province en Italie est une catégorie de l’esprit.
Outre le fait d’être provinciaux, un autre trait unissait les six auteurs : ils étaient désespérément italiens. Non pas rhétoriquement, pompeusement ou fièrement italiens, mais désespérément italiens. C’est-à-dire critiques, désespérés, vraiment italiens. Dans chaque archi-italien se cache un anti-italien, et ils étaient fondamentalement les deux. Mais nous pourrions également dire que dans chaque révolutionnaire se cache sinon un réactionnaire, du moins un conservateur. Au fond, ce pays est le royaume des oxymores ; et, chacun à leur manière, les six écrivains mentionnés plus haut étaient des révolutionnaires conservateurs.
Le géniteur des écrivains mécontents n’est autre que Dante Alighieri. Il est leur père spirituel et caractériel, moral et humain, mécontent de son temps, fondateur de l’Italie et premier anti-italien, amoureux de sa patrie mais exilé dédaigneux, universel et pourtant si toscan, si « florentin ». Dante est en guerre contre son époque au nom de la nostalgie et de la prophétie : nostalgie du Saint-Empire romain germanique et de la civilisation des pères; prophétie de l’Italie à venir.
Peut-être à cause des dominations étrangères, peut-être parce que nous sommes un pays catholique et que le meilleur de la vie viendra plus tard, au ciel, plutôt que dans cette vallée de larmes, peut-être parce que nous avons un esprit critique aiguisé et que nous pratiquons l’art de l’ironie comme détachement, dénonciation et amusement, passant de la Rébellion à la Glandouille, mais le mode propre à l’Italien, et à l’écrivain en particulier, c’est le mécontentement. Cette insatisfaction qui se lisait déjà sur le visage de Sciascia, enveloppé de fumée, ou sur le visage anguleux aux lentilles sombres de Pasolini, sur le désenchantement de Flaiano déguisé en lunettes noires et en moustache, sur le regard mélancolique de Longanesi, sur le narcissisme morose de Malaparte, sans parler de la tristesse pâle et absorbée de Pavese. D’autres ont partagé ce mécontentement, cette haine italo-provinciale : de Giuseppe Berto à Guido Morselli, d’Indro Montanelli à Luciano Bianciardi, pour n’en citer que quelques-uns, chacun à sa manière.
Les intellectuels sont insatisfaits, comme les oies, selon une comparaison de Pasolini : mais l’insatisfaction, quand elle n’est pas lamentation, haine du monde ou alibi de sa propre indolence, est un principe d’intelligence et un moteur de recherche. Gloire au mécontentement créateur.
Ces mécontents ne sont pas les plus grands écrivains que l’Italie ait connus et ne sont pas des penseurs mais des hommes de lettres ; ils sont cependant les témoins d’un passage d’époques, des passions du début du XXe siècle et des guerres aux désenchantements du second XXe siècle ; et du passage de l’Italie ancienne, croyante et rurale à l’Italie moderne, cynique et mutante.
Nous pourrions dresser un vaste échantillon de l’insatisfaction, mais nous nous appuierons sur un vers de Longanesi : « Et ils vécurent malheureux parce que c’était moins cher ». Une synthèse éblouissante du malheur comme avarice de la vie, peur de vivre et de s’exposer, solution de facilité pour s’en sortir sans dépenser et dépenser trop. Mais aussi un bref vestige d’une philosophie plus profonde de l’amertume : les joies et les peines font mal, mais à des moments différents. Tant mieux.
Enfin, un petit cadeau aux livres, à Paris et aux écrivains français. Paul Valéry disait que les livres ont les mêmes ennemis que l’homme : le feu, l’humidité, le temps et leur propre contenu. C’est vrai. Pourtant, il y a ceux qui écrivent avec le feu, ceux qui écrivent sur l’eau, ceux qui écrivent pour l’éternité et ceux qui n’ont que des formes, sans contenu. À différents moments et de différentes manières, le livre et l’homme sont tous deux mortels, et beaucoup sont même mortifères
Mots Clés : Veneziani