Mgr Forte (souvent croisé dans ces pages…) vient de publier un livre consacré à l’héritage spirituel de Benoît XVI. L’introduction en est un article qu’il avait écrit le 24 février 2013 (donc après l’annonce de la renonciation, et avant l’élection de François) dans lequel il comparait les choix respectifs de Jean-Paul II et de Benoît XVI confrontés au déclin de leurs forces physiques et à leur maintien sur le Trône de Pierre.
Il avait envoyé l’article au pape alors émérite, et celui-ci l’avait apprécié.
C’est une très belle réflexion sur la spiritualité des deux papes.

Sauf que… en conclusion, Bruno Forte disait ce qu’il attendait du futur pape: « la collégialité épiscopale… rappelée par Benoît XVI lui-même au début de son pontificat comme une priorité décisive, devra connaître les développements encore implicites de ce que Vatican II a indiqué« .

Pense-t-il VRAIMENT, 10 ans après, que l’objectif a été atteint par François, et surtout pour le bien de l’Eglise?

Bruno Forte : L’héritage spirituel de Benoît XVI

L’image de couverture rappelle la visite du 1er septembre 2006 au sanctuaire de la Sainte Face de Manoppello, dans l’archidiocèse de Chieti-Vasto dont Bruno Chieti était alors le titulaire
Voir ici: http://beatriceweb.eu/Blog06/medias/mediaete2006/manoppello.html

« L’héritage spirituel de Benoît XVI« , de Bruno Forte, archevêque de Chieti Vasto, vient de paraître. Voici l’introduction (…) du livre, qui vise à promouvoir la connaissance de l’extraordinaire figure de pasteur et de théologien qu’a été Joseph Ratzinger – Benoît XVI

(Rédaction Il Sismografo
17 mai 2023)

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« La mystique de la croix et la mystique du service » : c’est sous ce titre qu’un de mes articles a été publié dans un grand quotidien national (Il Sole 24 Ore, 24 février 2013), comparant les choix à première vue différents de Jean-Paul II et de Benoît XVI quant à leur maintien dans le ministère pétrinien malgré le déclin de leurs forces physiques.

Le pape Benoît a apprécié l’article et m’en a fait part dans la lettre citée au premier chapitre de ce livre, c’est pourquoi j’ai choisi de le mettre en introduction de ces pages, consacrées à retracer l’héritage spirituel du pape théologien.

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La comparaison entre les choix de Jean-Paul II et de Benoît XVI face à la perte de leurs forces physiques a été avancée par beaucoup, parfois seulement pour imaginer une opposition et émettre des hypothèses sur des arrière-plans inquiétants. En réalité, la juxtaposition des deux papes, figures d’une évidente diversité et d’une non moins profonde harmonie, peut être particulièrement féconde pour aider à comprendre ce qui se passe au sommet de l’Église catholique et sa signification possible pour l’avenir proche.

La clé la plus appropriée pour interpréter la manière dont le pape polonais a affronté la maladie, la souffrance et la mort est la mystique slave de la Croix.

Ayant eu le privilège singulier de prêcher à Jean-Paul II les derniers exercices spirituels auxquels il a pu participer, j’ai également eu l’occasion d’entendre de sa bouche des paroles qui restent gravées dans ma mémoire et dans mon cœur : « Le pape doit souffrir pour l’Église ».

Ce qui m’a frappé, c’est l’intensité avec laquelle il les a prononcées, et surtout la force mise sur ce « doit ».

Les Évangiles, quant à eux, témoignent qu’avant sa passion, Jésus a utilisé des mots similaires. Nous lisons dans Marc : « Et il commença à leur enseigner que le Fils de l’homme devait beaucoup souffrir… ». (8,31). Et dans le récit de Luc, le Maître dit : « Il faut que le Fils de l’homme souffre… » (9,22).

Le christianisme slave se reconnaît particulièrement dans ce destin, lié à la suite du Christ. Il sait qu’il a été engendré sous le signe de la Croix.

« Dans la communauté des peuples européens, écrit le père Tomas Spidlik, les Slaves ont reçu le baptême en tant qu’ouvriers de la dernière heure. Néanmoins, il fallait que le sang arrose les nouveaux champs ensemencés par l’Évangile. C’est pourquoi les penseurs slaves se sont toujours penchés sur la véritable signification de la douleur. Pour eux, la souffrance est une grande force, car elle sanctifie non seulement les innocents, mais aussi ceux qui ont péché et qui acceptent que le ‘châtiment’ guérisse le ‘crime’ « .

Nicolaj Berdiaev n’hésite pas à dire : « L’intensité avec laquelle on ressent la souffrance peut être considérée comme un indice de la profondeur de l’homme. Je souffre, donc je suis ».

Et Boris Pasternak termine son roman Docteur Jivago par ces mots : « L’âme est triste jusqu’à la mort…. Pourtant, le livre de la vie a atteint sa page la plus précieuse… Maintenant, ce qui a été écrit doit être accompli. Qu’il s’accomplisse donc. Amen ».

Dans cette optique, il n’est pas étonnant que le pape slave ait compris sa mission comme un martyre et qu’il ait voulu proclamer du haut de la cathèdre des vivants ce qu’il avait enseigné par la parole et par l’écrit : Ce qui a été dit dans la lettre apostolique Salvifici doloris du 11 février 1984 sur le sens incomparable de la souffrance offerte par amour, Jean-Paul II le proclame au monde avec l’éloquence silencieuse de sa passion, jusqu’à ce geste muet de douleur, fait spontanément lorsque – regardant par la fenêtre une Place Saint-Pierre remplie de foules silencieuses – il ne pouvait plus dire de mots.

Benoît XVI évolue dans un autre horizon culturel et symbolique, celui de la mystique occidentale du service.

Il est l’homme qui sait qu’il doit donner gratuitement ce qu’il a reçu gratuitement. Et il sait que ce don sans retour est le service auquel il a été appelé, tant comme penseur de la foi que comme pasteur et apôtre. Et il sait que ce don sans retour est le service auquel il a été appelé, aussi bien comme penseur de la foi que comme pasteur et apôtre, placé par le Seigneur pour travailler dans sa vigne, humble ouvrier engagé à dépenser tous les dons de l’intelligence et de la foi, reçus de Dieu, en faveur de la cause de Dieu dans ce monde. Même ce service n’est qu’une « imitatio Christi », une re-présentation par la parole et la vie de Celui qui « n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude » (Mc 10,45).

Jésus lui-même se présente ainsi : « Qui est le plus grand, celui qui est à table ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? Et moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert » (Lc 22,27).

Fin connaisseur des rouages du monde, Joseph Ratzinger n’ignore pas combien cette mystique du service est une alternative à la logique du pouvoir terrestre. Voici ce que dit Jésus : « Vous savez que les chefs des nations les dominent et que les dirigeants les oppriment. Il n’en sera pas de même parmi vous ; mais celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur, et celui qui veut être le premier parmi vous sera votre esclave » (Mt 20, 25-27).

C’est en servant que l’on devient un humble et fidèle ouvrier dans la vigne du Seigneur. Benoît XVI a écrit dans sa première encyclique, Deus caritas est (2005) :

Servir rend le travailleur humble. Il n’assume pas une position de supériorité par rapport à l’autre… Celui qui est en mesure d’aider reconnaît que, de cette manière, il est également aidé ; ce n’est pas son mérite ou sa vantardise de pouvoir aider… Il reconnaît qu’il agit non pas sur la base d’une supériorité ou d’une plus grande efficacité personnelle, mais parce que le Seigneur lui en a fait le don. Parfois, l’excès des besoins et les limites de ses propres actions peuvent l’exposer à la tentation du découragement. Mais c’est précisément à ce moment-là qu’il lui sera utile de savoir qu’il n’est en définitive qu’un instrument entre les mains du Seigneur ; il se libérera ainsi de la présomption de devoir apporter, personnellement et seul, l’amélioration nécessaire au monde. En toute humilité, il fera ce qu’il peut faire, et en toute humilité, il confiera le reste au Seigneur. C’est Dieu qui gouverne le monde, pas nous. Nous ne le servons que dans la mesure où nous le pouvons et tant qu’il nous en donne la force » (n° 35).

Comme le montrent clairement ces derniers mots, renoncer au service quand les forces viennent à manquer est une humble reconnaissance de la volonté impénétrable de Dieu, l’expression d’une foi inconditionnelle en sa fidélité, qui se manifeste selon des temps et des modalités qui ne sont pas ceux de la logique du pouvoir de ce monde.

La mystique de la Croix du Pape slave et la mystique du service du Pape allemand se révèlent ainsi les visages d’un seul et même amour : l’amour pour le Christ Rédempteur de l’homme et pour le Père qui nous l’a donné ; l’amour pour l’Église et pour l’humanité, pour le plus grand bien de laquelle on est appelé à s’offrir tout entier et à servir.

C’est en somme la mystique de l’amour qui unit les deux papes, qui ont chacun su être eux-mêmes, fidèles à leurs différentes identités spirituelles et à leurs racines culturelles.

C’est ainsi que l’on peut imaginer celui qui leur succédera : le prochain pape sera lui aussi appelé à vivre la mystique de l’amour. Il lui sera demandé de s’offrir sans réserve et de servir, en mettant les dons qu’il a reçus à la disposition du peuple de Dieu et de l’humanité. Et peut-être aussi, grâce au signal donné par le renoncement du Pape Benoît à sa propre fragilité, il lui sera demandé de manière particulière d’exprimer cette mystique de l’amour dans une fraternité toujours plus grande, affective et efficace avec ceux qui, avec lui, sont chargés du soin de toutes les Églises.

La collégialité épiscopale, visage et instrument de la charité qui se donne et sert, rappelée par Benoît XVI lui-même au début de son pontificat comme une priorité décisive, devra connaître les développements encore implicites de ce que Vatican II a indiqué. Cela nécessitera un sursaut d’amour de la part du prochain successeur de Pierre, ainsi que de toute l’Église avec lui.

L’agenda du prochain pontificat, sur la base de l’héritage légué par le pape qui s’est retiré dans le silence, sera marqué par cette priorité. Et il sera poursuivi avec la seule force qui le justifie et le rend possible et efficace : l’amour reçu du Christ, à vivre et à donner à tous, sans mesure, par ses disciples.

Bruno Forte
Il Sole 24 ore
24 février 2013

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