(Andrea Gagliarducci) L’expression en anglais est généralement utilisée pour désigner un mouvement culturel qui s’inscrit dans le processus de déconstruction généralisé que nous connaissons dans tous les domaines; mais à sa manière, François encourage au sein de l’Eglise un mouvement parallèle de « culture de l’annulation », qui montre systématiquement le passé et la tradition sous un jour négatif: c’est « une Église qui ne se connaît pas elle-même, et qui ne comprend même pas l’importance de l’histoire et de son passé ».

Aujourd’hui le passé semble être un fardeau, et les décisions sont prises sans même tenir compte des expériences antérieures. C’est un monde où la fiction l’emporte sur les faits. Et dans lequel nous vivons le drame d’hommes d’église plus intéressés par un certain narratif que par l’histoire de l’Église, sa tradition, sa vie.

Il existe, au sein même de l’Église, une cancel culture qui tente de réécrire l’histoire, en montrant de manière négative tout ce qui irait à l’encontre de la mentalité actuelle ou en faveur des institutions.

Le pape François et la Cancel culture dans l’Église elle-même

Andrea Gagliarducci
8 mai 2023
www.mondayvatican.com

Quand le pape François a été élu il y a dix ans, la décision de réécrire une partie de l’histoire récente de l’Église a été immédiatement claire. L’accent extraordinaire mis sur les gestes du pape François, l’attention des médias, mais aussi certains gestes posés par François lui-même dès le début, le disaient.

Au cours de ces dix années de pontificat, le pape François a alterné entre tradition et innovation, mais sans vraiment donner un sens profond à ces deux mots. Son choix de donner le chapeau de cardinal à Lorenzo Baldisseri, secrétaire du Conclave, était dans la ligne de ce qu’on disait que Jean XXIII faisait aussi, dans d’autres circonstances. En revanche, ses décisions concernant la Curie sont discutables et témoignent d’une théologie mise de côté depuis des années.

L’idée d’une papauté missionnaire, laissant de côté l’institutionnalité, le désir d’un centre qui soit réellement au service des périphéries, abandonnant les anciennes structures de pouvoir, la dialectique sur les problèmes de l’Église institutionnelle et donc l’attaque contre le cléricalisme, toutes ces idées s’étaient répandues pendant et après le Concile Vatican II et avaient explosé de manière virulente dans les débats.

Paul VI a essayé de tenir la barre droite. Il a institué le Synode des évêques et, surtout, il a promulgué Humanae Vitae, une encyclique qui réaffirme l’enseignement traditionnel de l’Église et qui, de fait, balaie toute tentative d’aller au-delà du depositum fidei. Cette encyclique a été très contestée, mais l’adhésion à ses principes a été très large, presque totale. En fait, le cardinal Karol Wojtyla avait souligné que l’encyclique aurait dû être liée au thème de l’infaillibilité, en insistant sur le fait que le pape n’avait pas présenté une opinion, mais avait résumé une doctrine correcte.

En résumé, il y avait un débat en cours, que les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI ont tenté de résoudre. Jean-Paul II l’a fait en recherchant un dialogue constant sur les questions de foi, tout en créant des institutions faisant autorité. L’approche de Benoît XVI a consisté à toujours souligner la centralité du Christ – et de manière particulièrement symbolique avec la publication des livres sur Jésus de Nazareth.

Ces décisions symboliques sont très révélatrices. Benoît XVI a voulu que deux mots soient ajoutés au thème de la Conférence d’Aparecida, dont Bergoglio était le rapporteur général, à savoir « Pour que nos peuples aient la vie ». Avec Benoît XVI, cela devint « Pour que nos peuples aient la vie en Lui« .

Jean-Paul II, quant à lui, a modifié la structure du Conseil des Conférences épiscopales d’Europe (CCEE), en en faisant un Conseil composé des présidents des conférences épiscopales et non plus des évêques délégués. Il élèvait ainsi le débat des évêques européens en leur donnant plus d’autorité. Le corps devenait un corps de présidents, et les débats européens pouvaient facilement devenir des débats nationaux, car ils étaient portés par les présidents dans les assemblées.

Une victoire pour la Curie ? C’est ce que soutient un livre de Francesca Perugi, Storia di una sconfitta (Histoire d’une défaite) [en fait, la défaite du groupe de St Gall, ndt]. Le livre souligne comment ce qui était un « focolare » [foyer] à Saint-Gall – siège du CCEE – a été au contraire mis de côté au profit d’un nouveau rôle de premier plan pour la Curie romaine, et qu’en conséquence, tout le germe du grand débat post-conciliaire a été balayé.

Entre les guerriers du dialogue et les guerriers culturels, Jean-Paul II aurait choisi ces derniers, mettant fin à la grande expérience du foyer de Saint-Gall qui s’était formée autour du cardinal Carlo Maria Martini, archevêque de Milan et président de cette Conférence pendant plusieurs années.

Des propos qui veulent casser le récit sur la « Mafia de Saint-Gall », lancé notamment par un livre de l’historienne Julie Meloni [voir dans ces pages: La mafia de Saint Gall], qui note plutôt comment le groupe s’est structuré pour un véritable « coup d’État », en se concentrant d’abord sur Bergoglio comme candidat au conclave de 2005, puis en acceptant de converger vers Ratzinger pour éviter la candidature du cardinal Ruini. En fait, Ruini aurait été le représentant de ce groupe de « guerriers culturels » que Jean-Paul II avait approuvé lors de la réunion ecclésiale de la Conférence des évêques italiens en 1985.

En somme, Jean-Paul II aurait verrouillé toute expérience de débat et de collégialité, en imposant son propre modèle, et montré ainsi une fois de plus le pouvoir excessif d’une Curie qui ne voulait pas que les périphéries émergent.

Mais est-ce vraiment le cas ? Le pape François semble accréditer cette idée, et ses décisions vont toutes dans le sens d’une déconstruction progressive de la Curie et des structures de pouvoir. Aucune mission n’est acquise avec le pape François, aucun titre ne vient automatiquement, et tout doit être compris dans un esprit missionnaire qui est le moteur de la réforme de la Curie.

Mais en même temps, rien ne se fait sans l’autorisation du pape, aucune décision ne peut être indépendante et, dans un lieu où les affectations et aussi les « règles d’engagement » peuvent changer rapidement, l’unique point de référence est le pape avec sa personnalité et ses décisions.

Le pape François canalise le récit antiromain dans nombre de ses discours et, dès le début, il a utilisé l’expression « la vieille Curie » pour désigner un groupe de membres fidèles de la Curie qui sont restés attachés à l’Église, et en particulier ceux qui s’estimaient « vaincus » par les deux derniers pontificats.

Même dans les consistoires, le pape François n’a pas manqué de « réparer » symboliquement les prétendus torts subis, en insérant souvent ceux qu’on a appelés « cardinaux de réparation » [remediation Cardinals] – comme les anciens nonces Rauber [créé cardinal en 2015], dont les recommandations pour la nomination de l’archevêque de Bruxelles n’avaient pas été suivies, et Fitzgerald [créé cardinal en 2019], rétrogradé [en 2006] du poste très important de secrétaire du dicastère pour le dialogue interreligieux à celui d’envoyé diplomatique en Égypte.

Nous ne savons pas si ces démarches du Pape étaient une concession pour éviter les pressions, ou pour une adhésion idéologique. Il convient toutefois de noter qu’il existe, au sein même de l’Église, une cancel culture qui tente de réécrire l’histoire, en montrant de manière négative tout ce qui irait à l’encontre de la mentalité actuelle ou en faveur des institutions. Les institutions sont presque considérées comme un mal, alors qu’un gouvernement personnaliste est accepté sans problème. C’est un paradoxe, mais c’est la réalité du jour.

Le fait est que nous sommes confrontés à une Église qui ne se connaît pas elle-même, et qui ne comprend même pas l’importance de l’histoire et de son passé. L’Église a toujours été obsédée par le passé, par le retour aux origines, parce que dans l’expérience du Christ, tout est récapitulé. Aujourd’hui, cependant, le passé semble être un fardeau, et les décisions sont prises sans même tenir compte des expériences antérieures. C’est un monde où la fiction l’emporte sur les faits. Et dans lequel nous vivons le drame d’hommes d’église plus intéressés par un certain récit que par l’histoire de l’Église, sa tradition, sa vie.

Il y a une confusion entre les décisions pratiques et les adhésions idéologiques.

A l’évidence, on a voulu faire un coup d’État narratif, avec l’élection du pape François. Ce n’est pas un hasard si Austen Ivereigh a parlé d’une véritable  » Team Bergoglio « , qui se réunissait à Saint-Gall ( » nous étions une sorte de mafia « , a dit le cardinal Danneels en ne plaisantant qu’à moitié), mais qui n’était pas le « cenacolo » du CCEE. Il n’est pas étonnant que le pontificat ait eu cet impact médiatique. Pourtant, lorsqu’il s’agit d’étudier Humanae Vitae, le professeur Gilfredo Marengo, qui n’est certes pas un conservateur, admet : Paul VI n’a pas agi seul.

Il y a une Église qui continue à vivre, une tradition qui n’a jamais été mise de côté. La question est de savoir si elle survivra ou si elle succombera au narratif.

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