A peine émis, le timbre commémoratif des JMJ de Lisbonne de 2022 a été retiré de la circulation au motif qu’il évoquait trop (pour certains) le passé colonialiste et la dictature de Salazar. Explications de Giuseppe Nardi , émaillé de rappels historiques érudits.

Le Vatican capitule devant la Cancel Culture et retire un timbre « colonialiste » de la circulation

Giuseppe Nardi
katholisches.info
19 mai 2023

Le timbre commémoratif des Journées mondiales de la jeunesse qui se sont déroulées à Lisbonne en août dernier a suscité la polémique au Portugal parce qu’il ressemble à un motif utilisé par l’Estado Novo (nouvel État), le régime autoritaire d’António de Oliveira Salazar. En réalité, il s’agit d’un exemple parfait de la Cancel Culture, par laquelle la gauche politique veut réécrire le passé et imposer son modèle idéologique au présent.


António de Oliveira Salazar, professeur d’économie nationale et catholique fervent, fut appelé au gouvernement en 1928 comme ministre des Finances avant d’être Premier ministre du Portugal de 1932 à 1968 . Il mit fin à la dictature militaire et la remplaça par son propre régime autoritaire, qu’il considérait comme une « troisième voie » entre le capitalisme et le communisme.

En politique étrangère, il a mené une politique de neutralité stricte qui a permis au Portugal de traverser une période extrêmement troublée. Il empêcha le pays d’être entraîné dans la guerre civile espagnole et dans la Seconde Guerre mondiale, ne s’appuya pas, contrairement à ce que l’on prétend, sur le régime fasciste de Benito Mussolini en Italie, dont il critiquait les penchants pour un « césarisme païen », et encore moins sur le régime national-socialiste d’Adolf Hitler, dont l’absence de limites juridiques et morales l’horrifiait.

En politique intérieure, il s’inspira de la doctrine sociale de l’Église qui, à l’époque, s’efforçait encore activement de trouver une alternative au dualisme capitalisme-communisme. Après des décennies de grandes turbulences, Salazar réussit à redonner de la stabilité au Portugal. Par le biais d’un concordat, il redonna à l’Église l’espace légitime dont elle avait été privée par le régime maçonnique précédent. En tant qu’anticommuniste convaincu, il réprima avec beaucoup d’énergie toute forme d’agitation soviétique afin d’empêcher une évolution comme celle, pour lui dissuasive, que dut subir l’Espagne voisine. Il reconnaissait dans le communisme l’attaque la plus hostile à l’ordre naturel et divin.

Les réalisations de Salazar n’ont bien sûr jamais été reconnues par les cercles éloignés de l’Église et par la gauche politique. Salazar n’était pas un démocrate de manuel, même s’il ne faut pas oublier avec quelle facilité le pays aurait pu être entraîné dans les conflits armés de l’époque et que l’agitation communiste contre le « dictateur Salazar » n’avait pas pour objectif la démocratie, mais l’instauration d’une république soviétique totalitaire.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique utilisa la question coloniale comme principal axe de déstabilisation. Le Portugal contrôlait alors encore l’Angola, le Mozambique et la Guinée-Bissau en Afrique, ainsi que des territoires plus petits comme les îles du Cap-Vert, São Tomé et Príncipe, Goa, Macao et le Timor oriental. Salazar voulait s’accrocher à ces possessions coloniales, ce qui est aujourd’hui considéré comme sa plus grande erreur. Dans la nouvelle situation d’après-guerre, Salazar fit du Portugal un membre fondateur de l’OTAN et voyait dans le maintien des colonies une mission géopolitique visant à repousser l’avancée communiste.

Après une hémorragie cérébrale en 1968, il n’était plus en mesure d’agir et mourut en 1970. L’Estado Novo ne lui survécut que jusqu’en 1974, date à laquelle il fut renversé par la ce qu’on appelle la révolution des œillets. Cette conjoncture des années 70, alors que le triomphe du socialisme semblait inéluctable, a fait que même le Parti populaire conservateur-bourgeois portugais se qualifie encore aujourd’hui de « social-démocrate ».

Le monument

Le timbre conçu par l’artiste italien Stefano Morri et émis par le Vatican représente le pape François, suivi de jeunes portant un drapeau portugais et se tenant sur une plate-forme.

Or, c’est précisément cela qui constitue la pierre d’achoppement, car cette plate-forme et la composition des personnages rappellent le monument Padrão dos Descobrimentos (Monument des Découvertes) dans le quartier de Belém (Bethléem) à Lisbonne.

Ce monument a été érigé en 1960 par le gouvernement Salazar à l’occasion du 500e anniversaire de la mort d’Henri le Navigateur. Au total, le monument rend hommage à 33 personnalités de la transition portugaise entre la fin du Moyen Âge et le début des temps modernes, qui ont rendu des services à la grande époque des découvertes, notamment des navigateurs et des explorateurs comme Vasco de Gama, Bartolomeu Dias et Ferdinand Magellan, mais aussi des cartographes, des écrivains, des historiens, des mathématiciens et trois prêtres. Rien dans le monument ne rappelle l’époque de Salazar ou ne présente de symboles idéologiques.

Parmi les trois prêtres se distingue saint François Xavier, un jésuite de la première génération de la toute nouvelle Compagnie de Jésus. François Xavier, de son vrai nom Francisco de Jasso Azpilicueta Atondo y Aznares de Javier, était, comme saint Ignace de Loyola, un noble d’origine basque. Il est considéré comme l’incarnation de la mission de l’Église.

Quand le roi portugais demanda en 1540 au pape Paul III d’envoyer des missionnaires pour annoncer l’Évangile aux Indes orientales, saint Ignace envoya François Xavier, ordonné prêtre trois ans plus tôt. Celui-ci atteignit Goa en Inde en 1541 et, l’année suivante, l’île de Taïwan, que les Portugais appelaient Formosa, « la belle ». En 1545, alors qu’il était missionnaire dans l’actuelle Malaisie, il y rencontra des Japonais qui l’invitèrent dans leur pays, où il arriva en 1549 et posa les bases d’une propagation exceptionnellement rapide de la foi chrétienne, qui fut cependant cruellement anéantie quelques décennies plus tard par le pouvoir étatique.

François Xavier lui-même mourut en 1552 sur le chemin de la Chine et fut enterré à Goa. En 1622, l’actuel patron du Japon et de l’Inde, mais aussi de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, a été canonisé par le pape Grégoire XV.

Les deux autres prêtres immortalisés sur le monument sont le père dominicain Gonçalo de Carvalho, missionnaire en Inde et au Congo au XVe siècle, et le père franciscain Henrique Soares de Coimbra, qui participa en 1500 à l’expédition indienne de Pedro Álvares Cabral, également représenté sur le monument. Le dominicain avait été auparavant le confesseur du roi Jean II du Portugal. Au cours de leur voyage, ils ont découvert le Brésil actuel, où le père Soares a célébré la première messe sur le sol brésilien le 26 avril 1500. Un acte de civilisation et de salut dont l’importance ne peut être négligée.

Pourtant, des « anti-colonialistes » déconnectés de la réalité et des esprits chagrins ne veulent y voir que le début d’un colonialisme européen répressif, comme si quelqu’un en Amérique latine voulait aujourd’hui sérieusement revenir, ne serait-ce qu’une seconde, sur le jour de la découverte de l’Amérique par les Européens et sur les bénédictions qui en ont découlé.

Frère Henrique Soares était alors à la tête d’un groupe de huit religieux au total, qui accompagnait l’expédition. Après avoir poursuivi leur voyage du Brésil vers l’Inde, cinq d’entre eux ont été tués par des musulmans. Frère Henrique survécut et retourna au Portugal avec Pedro Álvares Cabral, où le roi Manuel Ier le nomma en 1506 évêque de Ceuta et donc primat d’Afrique.

Enfin, il convient de mentionner le bienheureux Fernando, qui est entré dans l’histoire du Portugal sous le nom d’Infante Santo, ce qui signifie à la fois « saint enfant » et « saint prince », et qui était un frère d’Henri le Navigateur. Fernando était le huitième enfant du roi Jean Ier de Portugal de la maison Avis et de Philippa de Lancaster, la sœur du roi Henri IV d’Angleterre. Il montra très tôt un intérêt pour les questions religieuses. Il refusa les efforts habituels de la noblesse de l’époque visant à accumuler des bénéfices pour sa propre sécurité, comme en 1434 la dignité de cardinal qui lui avait été proposée par le pape Eugène IV. Son père l’avait placé à la tête de l’ordre des chevaliers de Saint-Benoît d’Aviz, dont la création remonte à 1162 et dont la mission était la lutte contre les musulmans et la Reconquista (la reconquête) du pays. Fernando fut Grand Maître de l’Ordre de 1434 à sa mort. Lorsqu’il participa en 1437, sous la direction de son frère, le roi Duarte Ier du Portugal, à une expédition militaire en Afrique du Nord qui se solda par un désastre, il dut être laissé en otage pour permettre la retraite.

Fernando mourut en 1443 à cause des conditions de détention à Fès. Son corps fut pendu la tête en bas aux murs de la ville. Au bout de quatre jours, alors qu’il avait été ravagé par la décomposition et les oiseaux, il a été descendu, placé dans une caisse en bois et suspendu à nouveau aux murailles. Ce n’est qu’après la conquête d’Arzila et de Tanger que l’on parvint à obtenir des souverains musulmans la remise de la dépouille de Fernando en 1471. Les Portugais la ramenèrent dans leur pays et l’inhumèrent dans le tombeau de la maison Aviz, dans le couvent dominicain de Batalha. Sur le monument, il est représenté agenouillé et priant en chevalier avec une épée, juste derrière son frère Henri le Navigateur.

Le monument lui-même, qui ressemble à la proue d’un navire, présente les armoiries du Portugal et, sur le côté terrestre, une grande croix sur laquelle est représentée en haut relief la croix de l’Ordre d’Avis.

Le timbre

Sur le timbre de Stefano Morri, le pape François et des enfants et adolescents remplacent les sculptures originales du monument représentant Henri le Navigateur et d’autres personnalités sur une plate-forme représentant leur navire.

« Tout comme Henri le Navigateur sur le monument guide l’équipage à la découverte du Nouveau Monde, le pape François sur le timbre guide les jeunes et l’Église », explique le portail VaticanNews.

Des polémistes de gauche ont en revanche établi un lien avec l’Estado Novo et crié au « scandale ». Morri n’a pas encore commenté son motif. On sait toutefois, d’après les créations de timbres passées, qu’il s’agit de faire un lien avec le pays dans lequel se déroulent les Journées mondiales de la jeunesse. Morri s’est manifestement intéressé à la composition de la figure, qui lui permettait de montrer le pape François dans une position éminente et d’établir ainsi une référence au pays en s’appuyant sur un monument célèbre. La phase coloniale portugaise appartient depuis longtemps au passé. Le Mozambique et l’Angola sont effectivement devenus, après le retrait des Portugais, de cruelles dictatures socialistes dans la sphère d’influence de l’Union soviétique. Le Timor oriental catholique a été occupé par l’Indonésie musulmane et a dû lutter durement pour obtenir son indépendance. Dans les autres régions, la transition fut indolore.

Rien n’y a fait : Rosa Pedroso Lima, porte-parole de la fondation Journées mondiales de la jeunesse Lisbonne 2023, a déclaré à l’agence de presse portugaise Lusa que le dessin était une initiative du Vatican, qui n’avait été communiquée à la fondation que le 5 mai, mais que toute interprétation allant au-delà de celle qui lui avait été attribuée par Rome était « abusive ».

Le coup de poignard de « mauvais goût »

C’est un évêque portugais, Mgr Carlos Moreira Azevedo, délégué du Comité pontifical des sciences historiques, qui a sonné la reddition en qualifiant le dessin de « mauvais goût ». Le monument représenterait une « image nationaliste » dans laquelle le pape François « ne s’identifie pas ». Des liens sont établis qui « ne correspondent pas » à son esprit.

Comparaison entre le timbre-poste et le monument

Dans l’ensemble, le motif du timbre, même s’il n’y a pas de lien avec l’Estado Novo, représente le contraire de ce que le pape François défend, à savoir l’universalité plutôt que le nationalisme, selon les critiques. Le « contexte idéologique » serait, selon certains, l’expression d’un « manque de modernité ». La grande importance des découvertes qu’honore le monument, sur lequel ne figurent que des personnes des XVe et XVIe siècles, et qui s’étend bien au-delà du Portugal, n’a pas été mentionnée dans toute la polémique.

Carlos Moreira Azevedo, ordonné prêtre en 1977, avait été nommé évêque auxiliaire de Braga par Jean-Paul II quelques semaines avant sa mort. Peu avant Noël 2022, le pape François l’avait nommé délégué du Comité pontifical pour les sciences historiques, fonction en laquelle il a pour la première fois attiré l’attention du public.

Le timbre, tiré à 45.000 exemplaires, a été émis mardi et mercredi par le Vatican. C’est alors que s’est effectivement produit un revirement inattendu: Mercredi, le site Internet portugais 7Margens a annoncé que le Vatican avait « retiré le timbre controversé » quelques heures auparavant. 7Margens écrivait ainsi :

« Au bureau de poste officiel de la place Saint-Pierre, l’employé a déclaré que la vente n’était pas possible sur ordre d’en haut, car le timbre serait retiré ».

Les Journées Mondiales de la Jeunesse se dérouleront du 1er au 6 août à Lisbonne et dans la ville voisine de Loures, en présence du pape François, qui visitera également à cette occasion le sanctuaire de Notre-Dame de Fatima.

Lorsqu’un timbre est retiré de la circulation, les exemplaires restants sont détruits, ce qui augmente de manière exponentielle la valeur du timbre sur le marché. En d’autres termes : Celui qui aurait acheté le timbre des JMJ mardi possède désormais une rareté philatélique d’une grande valeur marchande.

Hier, en la solennité de l’Ascension, l’Office philatélique et numismatique, qui dépend du Governatorat, le gouvernement de l’État de la Cité du Vatican, a confirmé que le timbre avait été retiré de la circulation.

Le motif du timbre devait représenter le pape François « guidant les jeunes vers l’avenir », mais cela n’a pas été le cas en raison du lien avec « un monument connu de la capitale portugaise qui rappelle le passé colonialiste ».

Le gouvernorat a en même temps annoncé qu’un nouveau timbre était déjà en préparation.

Ce qui reste, c’est une victoire facile et rapide de la lecture de l’histoire par la gauche, dont les partisans savent désormais à quel point l’Eglise est prête à capituler. Comme le passé est révolu et qu’on ne peut plus rien y changer, toute politique historique vise le présent. Dans le cas actuel, tout s’est passé si vite entre la présentation de l’édition et son retrait qu’il n’a même pas été possible de constituer une défense pour défendre ce qui a été justement honoré par Salazar et qui mérite d’être défendu.

Sous un prétexte bon marché, on s’est débarrassé non seulement d’une partie essentielle de l’histoire du Portugal, mais aussi de l’histoire de l’Eglise, et pas seulement de l’Eglise portugaise, discréditée comme « nationaliste », mais de l’Eglise universelle, en balayant son œuvre civilisatrice et missionnaire auprès des peuples, y compris de saint François Xavier.

Le Vatican n’a même pas essayé de se justifier ou de nuancer. Le pape François était déjà connu, en tant qu’archevêque de Buenos Aires, pour éviter les débats publics – s’il devait les mener avec la gauche politique.

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