J’ignore si Sant’Egidio mérite sa réputation de « petite ONU du Trastevere« , comme l’a qualifiée Le Monde, faisant allusion à leur diplomatie parallèle qui fait concurrence à celle vaticane (ce qui n’est pas sans provoquer quelque agacement dans les « Palais sacrés »); en tout cas c’est à la communauté fondée par le catholique adulte (ça, c’était du temps de Benoît XVI) Andrea Riccardi qu’a fait appel le Pape pour réparer ses bévues diplomatiques, en la personne de son plus prestigieux représentant au sein de l’Eglise (le deuxième étant Vicenzo Paglia…), le cardinal Zuppi, archevêque de Bologne et président de la CEI, mais surtout ici, assistant ecclésiastique général de Sant’Egidio. En tout cas, la mission qui lui a été confiée n’est pas simple. Giuseppe Nardi brosse avec Andreas Becker un tableau géopolitique de la situation que le sherpa du Pape devra affronter.

La mission de paix du cardinal Zuppi

Le cardinal Matteo Zuppi, archevêque de Bologne, président de la Conférence épiscopale italienne et membre de la Communauté de Sant’Egidio, a été chargé par le pape François d’une mission de paix en Ukraine.

Giuseppe Nardi et Andreas Becker
katholisches.info/2023/05/23/die-friedensmission-von-kardinal-zuppi/

(Rome) Après la débâcle de la visite de Zelenski, le pape François tente de sortir du désastre diplomatique dans lequel il avait lui-même précipité la diplomatie vaticane. Pour ce faire, il a donné un signal.

Le communiqué publié hier dans le bulletin quotidien du Saint-Siège ne semble pas mériter d’être mentionné :

« Le pape reçoit aujourd’hui en audience des membres de la Conférence épiscopale italienne ».

La rencontre a eu lieu hier après-midi. Le cardinal Matteo Zuppi, président de la Conférence épiscopale italienne, était présent. C’est à lui que François avait confié quelques jours auparavant la tâche de diriger une mission de paix en Ukraine. Cela signifie, ce que l’on soupçonnait depuis longtemps, que François se sert de la Communauté de Sant’Egidio pour son initiative de paix annoncée dans la guerre entre l’Ukraine et la Russie. Cette communauté, née en 1968, mène depuis des décennies une diplomatie parallèle à la diplomatie officielle du Vatican. Son importance et son interconnexion ont été démontrées lorsqu’Angela Merkel s’est également rendue au siège de la communauté lors de sa visite d’État à Rome en 2015. Les papes ont eu recours à cette diplomatie parallèle en cas de besoin. Le cardinal Zuppi est, dans la hiérarchie ecclésiastique, le plus haut représentant de cette communauté.

Les efforts semblent toutefois encore très vagues. Le porte-parole du Vatican Matteo Bruni, qui a confirmé le 20 mai l’initiative et la mission confiée au cardinal Zuppi, a évoqué le fait que « le moment d’une telle mission et ses modalités sont actuellement à l’étude ». Le pape François n’aurait toutefois jamais perdu l’espoir de pouvoir « ouvrir des chemins de paix ». Bruni a en tout cas donné l’impression que la mission confiée au cardinal Zuppi était la mission de paix annoncée par François lors de son vol de retour de Hongrie le 30 avril.

A l’époque, les porte-parole des gouvernements russe et ukrainien – et même italien – avaient nié être au courant d’un plan de paix du pape, bien que le cardinal secrétaire d’Etat Pietro Parolin, qui se trouvait sagement dans la lointaine ville de Fatima lors de l’apparition de Zelenski à Rome, ait insisté sur le fait que les gouvernements avaient été informés.

La situation est confuse, car tant Moscou que Kiev, Bruxelles et Washington rejettent actuellement les négociations de paix. Les deux parties cherchent une décision sur le champ de bataille avec tous les risques que cela comporte, notamment une extension de la guerre en Europe, les intérêts des uns et des autres étant différents. Mais est-ce vrai pour le refus des négociations de paix ? Après l’invasion de la Pologne, on a dit d’Hitler qu’il ne voulait « pas d’un deuxième Munich », voire de personne pour proposer une conférence de paix. On sait depuis que l’histoire s’est déroulée un peu différemment. On attribue désormais à Poutine, que la propagande rapproche d’Hitler, le fait de ne pas vouloir de négociations de paix, alors que ce sont Kiev, Bruxelles, Londres et Washington qui ne ratent aucune occasion de repousser les négociations de paix à une date lointaine.

L’Ukraine serait vaincue depuis longtemps si elle n’était pas soutenue par Washington. Depuis 2014, elle a été réarmée par l’Occident. Washington veille, via l’OTAN, à ce que Kiev soit également soutenue par la Grande-Bretagne et l’UE. L’objectif principal est d’affaiblir la Russie, voire de la démembrer si nécessaire, comme cela a été le cas avec la Hongrie après la Première Guerre mondiale, avec l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale et avec la Serbie après la fin du régime communiste. Il est toutefois impossible de prévoir à l’heure actuelle comment le conflit se terminera en Ukraine. Beaucoup de choses ont bougé dans le monde. Les États qui ne veulent pas se soumettre à l’hégémonie américaine s’organisent.

Dans ce jeu d’échecs mondial des puissants, le pape François est beaucoup plus proche des positions des Etats des BRICS que de celles des « valeurs occidentales ». Il ne s’agit pas d’une question idéologique, puisque François n’a jusqu’à présent pas opposé de résistance notable à la réévaluation des valeurs occidentales par les gouvernements Obama et Biden et par l’UE. Il s’agit plutôt d’un mépris profondément ancré chez les gringos, comme c’est souvent le cas en Amérique latine et comme il est solidement enraciné depuis de nombreuses décennies, y compris dans le péronisme.

Cette aversion de François n’est pas dirigée contre la population américaine. Elle n’a rien de personnel. Il s’agit du rejet de l’hégémonie américaine qui, depuis la fin du bloc de l’Est, revendique une domination globale en tant que « seule puissance mondiale restante », mais qui n’a pu jusqu’à présent l’imposer que de manière limitée. Les chances de l’imposer semblent même s’amenuiser aujourd’hui.

Cette hégémonie américaine est depuis longtemps perceptible en Amérique en raison de la doctrine Monroe. Cette doctrine, qui remonte à 1823 mais qui n’est comprise dans son sens actuel que depuis 1904, a déclaré unilatéralement que le continent américain était une sphère d’influence des Etats-Unis dans laquelle aucune force extra-américaine ne devait s’immiscer. En revanche, les Etats-Unis interviennent depuis lors, de manière nullement désintéressée, ouverte ou cachée et avec une agressivité variable, dans la plupart des Etats américains. Les humiliations qui en découlent ont laissé des cicatrices importantes dans certains pays.

Suite à la guerre d’Ukraine, qui est souvent considérée en dehors de la sphère occidentale comme une guerre des Etats-Unis visant à soumettre la Russie, le désir d’opposer une multipolarité à l’hégémonie américaine s’est en revanche développé dans d’autres parties du monde. Le projet des pays des BRICS tente de le concrétiser. Le pape François soutient cette multipolarité et est ainsi bien plus proche de la position de l’Inde et de la République populaire de Chine que de celle de Washington et des transatlantiques.

C’est paradoxal d’un autre point de vue, car les Etats occidentaux sont les Etats chrétiens – du moins encore nominalement – alors que l’Inde est hindouiste et la Chine communiste. Les États chrétiens ont donné naissance à la civilisation avec les droits de l’homme. Le régime chinois persécute même implacablement l’Église. Il n’est pas question de libre exercice de la religion dans l’Empire du Milieu. L’Église proprement dite est plus ou moins reléguée dans la clandestinité. Le régime ne tolère qu’une copie schismatique affiliée au régime, comme l’a montré la récente nomination d’un évêque pour Shanghai, qui a eu lieu en contradiction avec l’accord secret signé avec le Vatican en 2018.

En d’autres termes, sur les gouvernements de New Delhi et de Pékin, le pape François n’a pas d’influence qui dépasse les formes de politesse.

Mais sur la question de la paix, l’Occident, où le pape devrait avoir du poids et dont il a flatté le mainstream libéral de gauche par de nombreux gestes amicaux, lui a tourné le dos. C’est Volodymyr Zelenski qui s’est chargé de cette tâche lors de sa visite à Rome, à grand renfort médiatique, à la télévision italienne. Il a déclaré d’un ton remarquablement arrogant qu’on n’avait pas besoin d’un pape comme médiateur, car il ne pouvait y avoir qu’une paix victorieuse. Cela rappelle l’attitude et le langage des faucons américains, dont Zelenski s’est manifestement fait le porte-parole.

Au niveau ecclésial également, dans les deux pays belligérants, la situation semble défavorable à une mission de paix du pape François. La majeure partie de la population est de confession orthodoxe russe, une partie de l’Ukraine se définissant désormais comme orthodoxe ukrainienne, ce qui est une affaire politique au sein de l’orthodoxie et ne change rien à l’attitude anticatholique latente.

Rien que dans certaines parties de l’Ukraine occidentale, il existe une majorité catholique de l’Eglise gréco-catholique ukrainienne, dirigée par l’archevêque majeur Sviatoslav Schevchuk, qui soutient la guerre tout autant que le patriarche de Moscou Kirill Ier, que François a publiquement réprimandé ad personam pour cela. Une rencontre relativement impartiale comme celle de 2016 à Cuba ne sera probablement plus possible entre François et le patriarche.

En 2014, le rattachement de la Crimée à la Russie après un référendum qui concernait autant l’Ukraine que Varsovie ou Vilnius, a suscité un tollé en Occident. L’indignation, comme on le sait désormais suffisamment dans d’autres domaines, est dirigée par certains médias, en appuyant sur un bouton. Ce qui est plus inquiétant aujourd’hui, plus de huit ans plus tard, c’est que de plus en plus de voix s’élèvent en Russie pour réclamer un passage jusqu’à la ville catholique de Lviv, c’est-à-dire jusqu’à la frontière polonaise. Ce maximalisme croissant des deux côtés était nuisible à la paix en 2014 et l’est tout autant aujourd’hui, car il ne fait aucun doute que l’Ukraine occidentale catholique ne fait pas partie de la Russie, tout comme il ne fait aucun doute qu’une nation ukrainienne indépendante a effectivement vu le jour dans l’ouest de l’Ukraine. On peut l’approuver ou le regretter : c’est un fait. Mais cela ne vaut pas pour l’ensemble de l’Ukraine, dont le sud n’a été repris aux Tatars que par l’impératrice Catherine en tant que Nouvelle Russie. Seuls ceux qui reconnaissent le plus honnêtement possible la division de l’Ukraine en deux parties détiennent la clé d’une solution pacifique qui mérite le qualificatif de « juste », quelle que soit sa forme détaillée, pour autant que les deux parties en conviennent.

Le contraste actuel est évident. La situation est très compliquée et la diplomatie vaticane, la plus ancienne et la meilleure du monde, se tient à l’écart, embarrassée. Elle a été mise à l’écart par le zèle autoritaire et les paroles trop directes de François et doit assister impuissante à son propre démantèlement.

Y contribuent non seulement les réprimandes comme celle adressée à Cyrille Ier, mais aussi les flatteries comme celles adressées aux Ukrainiens, par exemple dans sa lettre au peuple ukrainien du 24 novembre 2022, dans laquelle on peut lire ceci :

« Je pense alors à vous, jeunes gens, qui avez dû mettre la main aux armes pour défendre vaillamment votre patrie, au lieu de réaliser les rêves que vous aviez nourris pour l’avenir ».

Et encore:

« J’admire votre saine ferveur. Malgré l’incommensurable tragédie qu’il subit, le peuple ukrainien ne s’est jamais découragé ni laissé aller à la compassion. Le monde a reconnu un peuple courageux et fort, un peuple qui souffre et qui prie, qui pleure et qui se bat, qui persévère et qui espère : un peuple noble et martyrisé. Je reste proche de vous ».

De telles déclarations peuvent en impressionner certains, en flatter d’autres. Elles ont été dictées au pape par l’archevêque majeur Chevtchouk, comme le montre déjà le langage atypique de François, après que celui-ci ait rendu visite à François à Rome le 7 novembre. Mais, exprimées par le pape, elles sapent la diplomatie vaticane sur laquelle François avait misé – et finalement, elles n’ont pas du tout intéressé Zelenski, à qui François a remis le 13 mai un recueil des déclarations papales sur la paix en Ukraine.

La dernière lettre adressée à Poutine avait été remise par François deux jours plus tôt, le 11 mai, à l’ambassadeur russe Alexander Avdeev à l’occasion de son départ. Aucune réaction du Kremlin n’est connue à ce sujet. Le nouvel ambassadeur russe auprès du Saint-Siège est depuis le 16 mai Ivan Soltanowski, qui représentait auparavant la Russie auprès du Conseil de l’Europe. Soltanowski est attendu pour sa visite inaugurale.

En substance : la paix est nécessaire, mais les deux parties en guerre veulent actuellement laisser parler les armes. Le Vatican, sous la houlette du pape François, n’avait pas non plus fait beaucoup d’efforts en amont, durant les longues années entre 2014 et 2022, pour ne pas en arriver à une escalade. Les médias occidentaux ne s’y intéressaient guère à l’époque. La consigne politique de Washington était de présenter Poutine de manière négative. Mais le pape ne devrait pas vraiment s’intéresser à ce que les médias occidentaux mainstream rapportent, car il disposait des rapports de ses propres diplomates, dans lesquels, comme l’assurent des sources vaticanes, l’aggravation progressive était documentée avec précision.

Mais le pape François a sa propre tête et agit selon celle-ci, de manière autonome. La diplomatie vaticane doit en prendre acte en silence et assiste à son démantèlement. Pourtant, lors de son élection et après, François s’était surtout appuyé sur les diplomates du Vatican autour de l’ancien cardinal secrétaire d’Etat Angelo Sodano, qui s’étaient sentis mis à l’écart par Benoît XVI.

De manière plus générale, le tableau actuel montre encore une chose : il semble n’y avoir aucun domaine auquel François ne donne pas un coup de main, contribuant ainsi à son affaiblissement. C’est l’Eglise dans son ensemble qui s’en trouve affaiblie.

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