contrairement à ce que pourraient penser les Français: chez nous, hélas, plus personne ne parle de lui, et il a pratiquement disparu des rayons des librairies (il est vrai bien occupés par les innombrables fascicules – quelques pages en très gros caractères qui n’en finissent pas de ressasser les mêmes slogans éculées – portant la signature de François), il a été mal aimé, mal connu, mal compris, et pourtant, c’était un grand amoureux et un grand connaisseur de la culture française -rappelons qu’il était membre depuis 1992 de l’Académie des sciences morales et politiques, élu au fauteuil d’Andreï Sakharov: les médias et le monde de l’édition, même (surtout!) catholiques n’y sont pas pour rien.
Bref, nous ne l’avons pas mérité.
Il en va tout autrement dans d’autres pays. Nous venons de voir qu’une université madrilène allait lui rendre hommage. Et en Italie, il ne se passe guère de semaine sans que passe l’annonce d’une conférence consacrée à sa pensée, de la parution d’un livre, et ainsi de suite. Dernier exemple en date, ce symposium qui aura lieu la semaine prochaine à Mantoue, dont Marco Tosatti donne l’annonce. Parmi les orateurs, le cardinal Müller, Ettore Gotti Tedescchi, le sénateur Marcelo Pera…
En ce qui concerne les livres, il faut citer cet ouvrage collectif présenté par les rédacteurs du site Campari & de Maistre (un beau blog ratzingerien que mes lecteurs les plus anciens doivent connaître) qui présente Joseph Ratzinger comme « le dernier Européen ».
La revue catholique Il Timone s’est entretenue avec Giuliano Guzzo, le coordonnateur de la publication.
« Ratzinger, un théologien dérangeant qui reste une référence pour beaucoup ».
Quelques mois après sa mort, la figure de Joseph Ratzinger est loin d’être oubliée. En plus d’être bien imprimée dans le cœur des fidèles, sa figure reste au centre de conférences, de discussions et de publications. En témoigne « Benoît XVI – Le dernier Européen », un texte tout juste sorti des presses et édité par Campari&deMaistre, un site qui, depuis 2011, propose sur les thèmes de l’Église et de l’actualité en général un regard non seulement catholique, mais aussi fièrement ancré dans la tradition : ratzingerien, précisément.
Pour mieux comprendre le sens de ce nouveau livre, nous avons contacté Francesco Filipazzi, le principal rédacteur de la publication.
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Tout d’abord, comment et quand est née l’idée de ce livre ? Je vous pose la question parce que des mois se sont écoulés depuis la mort de Benoît XVI…
« L’idée initiale est née l’année dernière. Nous voulions écrire une série de contributions pour le dixième anniversaire de la fin du pontificat de Benoît XVI. Malheureusement, nous avons dû changer l’objectif du volume, de nombreux contenus ont dû être recalibrés et, étant donné qu’il s’agit d’un ouvrage collectif, le temps de construction a été plus long. Au-delà de la mort, qui était somme toute imprévue, notre intention était et reste de proposer notre compréhension de l’œuvre de Ratzinger, un pape et un théologien capable d’influencer encore la pensée et la culture d’aujourd’hui.
Je dis proposer notre compréhension, parce que nous nous sentons redevables à Ratzinger, qui a influencé notre vision de la réalité ecclésiale et l’idée que la pleine récupération de la tradition catholique est une nécessité urgente de tous les jours. Je me souviens que notre blog est né précisément sous les auspices de son pontificat, qui semblait être le prodrome d’un nouveau printemps du catholicisme ».
Dans votre introduction au texte, vous écrivez que Ratzinger était un « punk ». Une définition originale, pouvez-vous l’expliquer ?
Le terme « Punk », lorsqu’il est apparu, désignait une sous-culture dont les membres aimaient la provocation, l’inconfort, l’indigeste pour les bien-pensants. Si Ratzinger n’était certainement pas un provocateur, il était et reste très indigeste pour ceux qui, dans l’Église comme à l’extérieur, voudraient imposer la pensée unique progressiste. Dans certains cas, de courts documents ou des discours très modérés ont suffi à enflammer les controverses internationales. Par ailleurs, au sein de l’Église, bien qu’il ait occupé les plus hautes fonctions et qu’il ait été Pape, il a été particulièrement mal aimé par la hiérarchie. Il s’agit là aussi d’une contradiction liée à un personnage qui avait certainement conscience d’être dérangeant, même s’il n’aimait pas cette condition ».
En quel sens, pour reprendre une autre de vos définitions, peut-on dire que le pontife allemand a été « le dernier Européen » ?
« Benoît XVI a été défini par beaucoup, après l’élection de son successeur, comme le dernier pape européen. Un livre a d’ailleurs été publié par Bernard Lecomte sous le titre ‘Le dernier pape européen’. Nous avons sous-titré le nôtre avec « le dernier Européen », pour lui donner un sens plus large et souligner le fait qu’il était le dernier témoin de la culture européenne, qui accordait non seulement au christianisme, mais précisément à la valeur de la culture européenne dans son ensemble – l’art, la musique, la philosophie – une place principale dans sa pensée. En vertu de ce positionnement, Ratzinger a rappelé l’Europe à sa responsabilité devant l’histoire, l’invitant à redécouvrir sa propre identité.
Dans une interview de 2012, Benoît XVI expliquait:
Le problème de l’Europe pour trouver son identité me semble consister dans le fait qu’en Europe aujourd’hui nous avons deux âmes : une âme qui est une raison abstraite, anti-historique, qui entend tout dominer parce qu’elle se sent au-dessus de toutes les cultures. Une raison qui est enfin arrivée à elle-même et qui entend s’émanciper de toutes les traditions et valeurs culturelles au profit d’une rationalité abstraite.
L’autre âme est celle que nous pouvons appeler chrétienne, qui est ouverte à tout ce qui est raisonnable, qui a elle-même créé l’audace de la raison et la liberté d’une raison critique, mais qui reste ancrée aux racines qui ont donné naissance à cette Europe, qui l’ont construite dans les grandes valeurs, dans les grandes intuitions, dans la vision de la foi chrétienne ».
Il s’agit de reconnaître le rôle de l’Europe dans l’histoire du monde et de la pensée, en allant à l’encontre de la pensée unique qui voudrait que nous ayons honte d’être Européens, alors qu’elle est porteuse de ce qui est peut-être l’exemple le plus brillant et le plus lumineux de ce que peut offrir l’intelligence humaine. Benoît XVI, par exemple, était un très grand connaisseur de la musique classique, dont il défendait la valeur. Cette approche est certainement entrée dans son magistère et dans sa conception théologique ».
Un sujet encore très discuté est la démission du pape Benoît XVI, un fait mystérieux pour certains, clair pour d’autres, mais en tout cas exceptionnel. Qu’en pensez-vous?
« L’histoire complète de la démission émergera probablement dans les années à venir, bien que tout semble indiquer que la décision a été mûrie à un niveau personnel, après avoir réalisé que les bouleversements au sein de l’Église étaient sur le point de provoquer un schisme de nature progressiste. Peut-être s’agissait-il d’une tentative extrême de maintenir l’unité, peut-être d’une prise de conscience qu’il n’avait pas l’énergie nécessaire pour contrer une marée qui montait. Ce qui est certain, c’est que, si telles étaient les raisons, je crains qu’il n’y ait eu une erreur de jugement. Ceux qui ont été ses adversaires au cours de ces années ont fait preuve d’une pauvreté d’argumentation, d’une platitude et d’une stérilité gênante ».
Ne pensez-vous pas que Ratzinger risque d’être oublié ? C’était un immense théologien, mais dans l’Église – il suffit de regarder le Synode, mais pas seulement – des attitudes et des courants d’une toute autre nature semblent prévaloir aujourd’hui ; et les jeunes, eux, non seulement l’ignorent mais, selon les recherches, sont, au moins en Occident, de plus en plus éloignés de Dieu.
« Dix ans après sa néfaste démission, sa mort a montré que non seulement il n’a pas été oublié, mais qu’il a été particulièrement aimé. Il y a une génération de prêtres qui ont été formés sous son pontificat et qui, aujourd’hui encore, déclarent ouvertement que, lorsqu’ils ont besoin de trouver des documents, des arguments et des textes structurés, pour la catéchèse et les homélies, ils recourent à ceux du pontificat de Benoît ou du précédent. Il est probable que d’autres seront oubliés et ne serviront guère de base à des textes de valeur.
Par ailleurs, je voudrais conclure en soulignant que l’un des grands héritages de Benoît XVI, la possibilité de célébrer librement la messe tridentine, porte beaucoup de fruits à ce jour. Malgré les tentatives d’interdiction, la messe latine décriée s’épanouit dans le cœur d’un nombre toujours croissant de fidèles, des fidèles qui remercient indéfectiblement le pape de Summorum Pontificum »