Covid, Ukraine, Gaza. La trilogie de la terreur. Et dans les brefs intervalles, catastrophe climatique imminente, nappe phréatique en berne, coupures massives de courant annoncées, et ne parlons même pas des moustiques-tigres et des punaises de lit. Le terrible constat de Marcello Veneziani

La nécropole mondiale

Depuis trois ans et demi, à l’exception de brefs intervalles, nous passons d’un cauchemar à l’autre, et toute tentative de penser autre chose, de parler d’autre chose, d’écrire sur autre chose, est perçue comme quelque chose d’inapproprié, d’insaisissable, de presque lâche, ainsi que d’extravagant.

Depuis l’éruption du covid en mars 2020 jusqu’à aujourd’hui, nous passons d’un psychodrame mondial à l’autre, sans transition et avec l’impératif de s’impliquer, si l’on ne veut pas passer pour un déserteur ou pire, un complice, pour intelligence avec l’ennemi. Il n’y a pas d’événement qui puisse être circonscrit, localisé : tout ce qui arrive nous touche de près, nous affecte aussi, c’est même le signe avant-coureur de ce qui va nous arriver. L’administration de l’angoisse est confiée aux médias et propagée par les médias sociaux.


Et dès qu’il y a une pause entre une tragédie et une autre, il suffit d’un événement météorologique pour nous faire basculer dans une sorte d’intervalle de « récréation », dans l’angoisse du temps qu’il fait, dans l’anxiété de la catastrophe environnementale qui s’annonce. De sorte que la tension ne se relâche jamais, même lors d’une pause ou d’un voyage.

Je ne dirai pas qu’il y a une grande conspiration mondiale, ou un grand Satan, qui nous impose cet enchaînement d’urgences et de peurs. Ce n’est pas possible [mais ce qui est possible, voire probable, c’est qu’il y en ait qui exploitent la peur des gens pour les dompter, ndt].

Plus vraisemblablement, nous sommes entrés dans une psychose globale avec une réaction en chaîne qui entraîne, entre autres, la radicalisation de la société dans des positions opposées, et toute tentative de comprendre, de saisir les raisons de l’autre camp se transforme en un appel aux armes : soit vous êtes de ce côté-ci, soit vous êtes de ce côté-là, vous êtes avec l’ennemi, vous êtes avec le mal, vous êtes du côté de la maladie, de l’agression, de la terreur.

Chaque événement creuse alors un fossé de haine et de méfiance entre nous, « occidentaux », et eux : les Chinois du virus, les Russes de l’invasion, les terroristes islamiques et leurs alliés et protecteurs.

Mais de cette atmosphère dans laquelle nous vivons depuis de trop nombreuses années, je voudrais d’abord souligner la répercussion sur le plan psychologique : notre horizon de pensée et de vie s’appauvrit à une vitesse impressionnante, qui n’a d’égale que la radicalité de la perspective.
Tout ce qui ne correspond pas ou n’aboutit pas aux thèmes dominants d’aujourd’hui est jugé comme une fuite, un oubli, un égarement. L’histoire pâlit, la pensée régresse, même les aspects humains, sentimentaux et affectifs se tarissent, du moins ceux qui étaient autrefois déclarés.

Un test grandeur nature de ce que je dis, un test indicatif, je le trouve dans le domaine qui m’est le plus familier, la culture. Toute idée, tout souvenir, toute critique, toute divergence, toute perspicacité plonge directement dans l’oubli sans passer par le moindre débat ou la moindre attention. Les livres ne doivent que refléter le moment que nous vivons, ils ne peuvent se permettre de parler d’autre chose. On doit parler de ce monde ou de son contraire, pour citer le général Vannacci [auteur du livre polémique « Le monde à l’envers]. Mais en restant bien ancré dans l’actualité.

Si vous feuillettez les anciens numéros de n’importe quel journal public, avez presque presque l’impression que nous vivions tous à Byzance, égarés dans la variété des mondes et des sujets, cherchant à établir la nature des anges alors que la ville était assiégée. Ce rétrécissement des perspectivesau seul panorama de l’actualité nous appauvrit vraiment et, je le crains, irréversiblement.

À bien y réfléchir, c’est précisément l’effet le plus délétère que cette mondialisation monomaniaque et obsessionnelle a sur nos esprits et sur les relations entre les hommes. Avec des schizophrénies de masse vraiment impressionnantes.


J’ai été horrifié l’autre soir de sortir dans les rues de province et de croiser des nuées d’enfants qui, à l’occasion d’Halloween, saignaient, mouraient, poignardaient, comme le faisaient – mais gravement, tragiquement – leurs congénères de Gaza ou d’Israël. Il y avait une petite fille avec un faux couteau planté dans une tempe jusqu’au manche, qui ressortait en saignant avec sa lame de l’autre tempe… J’avais vu des images macabres similaires juste avant, mais vraies, dans une vidéo de Gaza qui avait été filmée pour moi.

Voir cette simulation imiter la réalité la plus sanglante, en l’occurrence ; voir que le jeu, la blague et la caricature retraçaient inconsciemment l’événement le plus horrible et le plus meurtrier de notre époque, indiquait la réduction du monde à une seule dimension, la pire : que l’on vive ou que l’on joue, l’horizon est la mort, l’effrayant, le terrible et le sanglant.

En d’autres termes, même l’évasion, la plaisanterie se moque de la réalité, elle en est la caricature ludique : au fond, la différence entre les deux situations n’est que le lieu, et la distance. Pauvres sont les enfants qui vivent, sans y être pour rien, la tragédie de naître et de vivre dans ces territoires ; chanceux sont les enfants qui peuvent y jouer un soir et tuer et mourir en faisant semblant.

Mais le monde ne semble pas sortir de cet horizon, de cette horreur réelle ou simulée qui, pour reprendre les termes de Heidegger, révèle l’homme, dès son plus jeune âge, comme un être pour la mort ; il vit, meurt ou plaisante à l’extrême limite.

On peut alors dire que la barbarie triomphe dans ces lieux comme dans le monde global, bien qu’à des degrés et des mesures différents : là elle frappe directement, ici elle s’étend, même chez nous, il n’y a pas d’autre horizon que celui imposé par la vidéo, un horizon réducteur qui chasse tout autre signe de vie.

La civilisation, c’est être pour la vie, qui se transmet ; la résistance à la mort par les œuvres, les amours, les fondations.

Depuis que la mondialisation a pris cette tournure, devenant une nécropole mondiale, chaque jour est un 2 novembre.

Marcello Veneziani
La Verità
4 novembre 2023

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