Il y a un an, le bien-aimé Benoît XVI (je l’appelle ainsi, mais je sais que je partage ce qualificatif. « sentimental » avec de nombreuses – de plus en plus nombreuses -, personnes, bien au-delà du cercle des ratzingeriens de la première heure) vivait ses derniers moments sur cette terre. Il y aura des hommages, peut-être même une instrumentalisation de sa figure, mais un anniversaire n’est pas nécessaire pour cela. En préambule, voici une interview exclusive du biographe et ami du Saint-Père par Nico Spuntoni pour la NBQ. Un bel et grand hommage mais aussi une critique sans appel de El papa, particulièrement dans ses relations avec son grand prédécesseur

Seewald : François a voulu effacer l’héritage de Benoît XVI

Nico Spuntoni
lanuovabq.it
27 décembre 2023

Couples gays, messe en latin, abus sexuels, épuration des hommes les plus proches de Benoît XVI, nomination de Fernández : le pape François a tout fait pour détruire ce que son prédécesseur avait construit. Un an après la mort de Benoît XVI, son biographe et ami Peter Seewald s’exprime.

Même s’il n’avait pas été élu au trône papal, Joseph Aloisius Ratzinger aurait été une figure incontournable de l’histoire de l’Église. Mais en 2005, le Seigneur a appelé l’un des plus grands théologiens vivants, l’homme à qui saint Jean-Paul II a confié la garde de l’orthodoxie catholique pendant 23 ans, à devenir pape.
Le pontificat de Benoît XVI s’est achevé, de manière traumatisante, il y a plus de dix ans, comme sa vie terrestre s’est achevée il y a un an, privant l’enceinte de Saint-Pierre de ce « service de prière » promis lors de sa dernière audience générale, le 27 février 2013. A la lumière aussi de la nouvelle saison sous le signe d’une discontinuité revendiquée au dicastère pour la doctrine de la foi, qu’en est-il de l’héritage de Ratzinger dans l’actuel pontificat ? La NBQ s’est posé la question dans cet entretien avec Peter Seewald, journaliste allemand, ami et biographe de Benoît XVI avec lequel il a écrit quatre livres d’entretiens.

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Peut-on dire que les relations entre Benoît XVI et François étaient « très étroites », comme l’a récemment déclaré François ?

Bonne question. Nous nous souvenons tous des paroles chaleureuses prononcées par le cardinal Ratzinger lors du requiem de Jean-Paul II. Des mots qui touchent le cœur, qui parlent d’amour chrétien, de respect. Mais personne ne se souvient des paroles de Bergoglio lors du requiem de Benoît XVI. Elles étaient aussi froides que l’ensemble de la cérémonie, qui ne pouvait qu’être assez brève pour ne pas trop honorer son prédécesseur. C’est du moins l’impression que j’ai eue.

C’est un jugement sévère.

Je veux dire, comment manifeste-t-on l’amitié ? Par une simple déclaration en paroles, ou en la vivant ? Les différences entre Benoît XVI et son successeur étaient grandes dès le départ. Dans le tempérament, la culture, l’intellect et surtout dans l’orientation des pontificats. Au début, Benoît XVI ne savait pas grand-chose de Bergoglio, si ce n’est qu’en tant qu’évêque en Argentine, il était connu pour son leadership autoritaire. Il a promis l’obéissance à son successeur. François a manifestement considéré cela comme une sorte de chèque en blanc. Même son prédécesseur est resté silencieux afin de ne pas donner la moindre impression de vouloir s’immiscer dans la gouvernance de son successeur. Benoît a fait confiance à François. Mais il a été amèrement déçu à plusieurs reprises.

Que voulez-vous dire par là ?

Bergoglio a continué à écrire de belles lettres au pape émérite après son élection. Il savait qu’il ne pouvait pas soutenir la comparaison avec ce grand et noble esprit. Il a également évoqué à plusieurs reprises les dons de son prédécesseur, le qualifiant de « grand pape » dont l’héritage deviendra de plus en plus évident d’une génération à l’autre. Mais si l’on parle vraiment d’un « grand pape » par conviction, ne faut-il pas tout faire pour cultiver son héritage ? Comme Benoît XVI l’a fait pour Jean-Paul II ? Comme on peut le constater aujourd’hui, le pape François n’a pas fait grand-chose pour rester dans la continuité de ses prédécesseurs, au contraire.

Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

Bergoglio n’est pas un Européen. Il connaît mal la culture de notre continent. Il semble surtout avoir une aversion pour les traditions occidentalisées de l’Église catholique. En tant que Sud-Américain et jésuite, il a effacé une grande partie de ce qui était précieux et cher à Ratzinger. Les décisions ont été prises de manière autocratique par un petit cercle de fidèles. Il suffit de rappeler l’interdiction de la messe tridentine. Benoît a jeté un petit pont vers une île au trésor largement oubliée, qui n’était jusqu’alors accessible que par un terrain difficile. C’était un sujet qui tenait à cœur au pape allemand et il n’y avait vraiment aucune raison de démolir à nouveau ce pont. C’était manifestement une démonstration du nouveau pouvoir. La purge du personnel qui a suivi a complété le tableau. De nombreuses personnes qui soutenaient le cours de Ratzinger et la doctrine catholique ont été « guillotinées ».

Parlez-vous de l’ancien préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, le cardinal Gerhard Ludwig Müller, et du cas de Monseigneur Georg Gänswein ?

C’est un événement sans précédent dans l’histoire de l’Église que l’archevêque Gänswein, le plus proche collaborateur d’un pape hautement méritant, le plus grand théologien à avoir jamais siégé sur le siège de Pierre, ait été expulsé du Vatican en toute disgrâce. Il n’a même pas reçu un mot de remerciement pro forma pour son travail. Bien sûr, la purge a surtout concerné l’homme dont Gänswein représente le lignage, Benoît XVI.

Plus récemment, c’est l’évêque américain Strickland, ami de Benoît et critique de Bergoglio, qui a été démis de ses fonctions sous le prétexte de malversations financières, une raison à l’évidence invraisemblable. Et lorsqu’un partisan de Ratzinger comme le cardinal Burke, âgé de 75 ans, est privé du jour au lendemain de sa maison et de son salaire sans aucune explication, il est difficile de reconnaître la fraternité chrétienne dans tout cela.

Vous avez évoqué le manque de continuité : pensez-vous qu’un document comme Fiducia supplicans aurait été publié si Benoît XVI était encore en vie?

Dans son petit monastère au centre du Vatican, le vieux pape émérite s’est comporté comme la lumière sur la montagne. Le philosophe italien Giorgio Agamben y voit même un katechon, un barrage, sur la base de la deuxième lettre de l’apôtre Paul aux Thessaloniciens. Le terme katechon est également interprété comme un « obstacle ». En effet, quelque chose ou quelqu’un fait obstacle à la fin des temps. Selon Agamben, Ratzinger, alors jeune théologien, dans une interprétation de saint Augustin, faisait la distinction entre une Église des méchants et une Église des justes. Depuis le début, l’Église est inextricablement mixte. Elle est à la fois l’Église du Christ et l’Église de l’Antéchrist. De ce point de vue, la démission de Benoît XVI a inévitablement conduit à la séparation de la « bonne » Église de l’Église « noire », à la séparation du bon grain de l’ivraie.
Toutefois, le cardinal Joseph Zen de Hong Kong a récemment souligné que Benoît lui-même avait mis en garde à plusieurs reprises contre le « danger d’un glissement de terrain doctrinal ». Quand j’ai demandé au pape Benoît pourquoi il ne pouvait pas mourir, il m’a répondu qu’il devait rester. Comme une sorte de mémorial de l’authentique message du Christ.

Quels sont les aspects les plus critiques de Fiducia supplicans ?

Dans ses discours, le pape François dit beaucoup de choses justes. Mais un pasteur, comme l’a récemment précisé le patriarche latin de Jérusalem, le cardinal Pierbattista Pizzaballa (vraisemblablement un candidat authentique pour le prochain conclave), doit d’une part « écouter le troupeau », mais d’autre part « aussi diriger, offrir des conseils et dire où l’on doit aller ». . Pizzaballa a dit: « Il ne faut pas se rendre dépendant des attentes des autres ».
Le problème de François dans le passé a été qu’il n’a pas tenu nombre de ses promesses, disant parfois ‘blanc’ et parfois ‘noir’, faisant des déclarations ambiguës, se contredisant à plusieurs reprises et provoquant une confusion considérable. Dans le cas d’un document comme Fiducia supplicans, qui peut être interprété de multiples façons, il y a aussi le fait que ce qui vient d’être considéré comme correct est soudainement déclaré erroné sans qu’il y ait vraiment de processus de maturation de la décision. Sans parler de l’effet de division que cela a sur l’Église et du moment absolument désastreux de sa publication. La grande question avant Noël n’était pas la commémoration de la naissance du Christ, mais la bénédiction, apparemment beaucoup plus importante, des couples de même sexe par l’Église. Les médias éloignés de l’Église se sont montrés enthousiastes à ce sujet et personne n’a pensé au fait qu’un document aussi important n’a pas été – comme c’était la coutume sous Benoît XVI – discuté et approuvé par l’assemblée plénière de la Congrégation pour la doctrine de la foi, mais a simplement été décrété de manière autocratique.

À votre avis, le cardinal Víctor Manuel Fernández, auteur de la déclaration, aurait-il été nommé à la tête du Dicastère pour la doctrine de la foi même si Benoît XVI était resté en vie ?

Difficile. François et son entourage pouvaient supposer que si l’émérite était fidèle à sa promesse d’obéissance, il ne resterait plus silencieux si le niveau de destruction de l’Église, que Dieu a apparemment permis, devenait insupportable. Immédiatement après sa mort, les considérations qui étaient encore valables de son vivant ont été abandonnées. Il est devenu normal qu’un homme comme Víctor Manuel Fernández, à qui l’on a rapidement donné un chapeau de cardinal, soit nommé au poste de préfet pour la doctrine de la foi. L’Argentin n’est pas qualifié pour cette tâche importante, sauf pour une chose : il est le protégé d’un pape argentin. Jusqu’à présent, l’aptitude était le principal critère pour ces nominations, mais sous Bergoglio, il semble que ce soit la loyauté à la ligne qui compte. Avant même de prendre ses fonctions, Fernández avait annoncé une sorte d’auto-démonisation de l’Église catholique. Il voulait changer le catéchisme, relativiser les affirmations bibliques et remettre en question le célibat. Il savait qu’il ne lui resterait pas beaucoup de temps. Il se rendait compte qu’il ne pourrait pas rester avec un autre pape. Il est pressé. Il a donc immédiatement développé l’attitude de son chef à l’égard de la nouvelle doctrine. On parle alors d’une compréhension élargie des choses. C’est la porte qui permet de légitimer des interprétations de la foi catholique jusqu’alors inconnues.
À l’avenir, le Dicastère pour la doctrine de la foi ne sera plus nécessaire en tant que bureau de surveillance de la vraie foi catholique, a expliqué François, mais en tant que promoteur du charisme des théologiens. Personne ne sait ce que cela signifie réellement. La réalité est toujours plus importante que l’idée, a-t-il ajouté. En d’autres termes, ce qui est important, ce n’est pas ce que le Concile, par exemple, a dit au sujet de la foi, mais ce qui est demandé. Dans le même temps, François a assoupli l’article de Jean-Paul II sur l’organisation du dicastère, qui concernait la protection de la « vérité de la foi et de l’intégrité des mœurs ».
Surtout, Fernández devait « tenir compte du magistère le plus récent » dans ses interprétations, à savoir celui de son mentor argentin. Le fait que le pape ait exempté le nouveau préfet pour la doctrine de la foi d’avoir à s’occuper des abus sexuels dans l’Église semblait être une contrepartie. Ratzinger, son prédécesseur à ce poste, avait pourtant placé ce domaine sous son autorité parce qu’il voyait qu’ailleurs les crimes étaient balayés sous le tapis et les victimes laissées à elles-mêmes. Cependant, Fernández n’est pas étranger à ce sujet. Le quotidien argentin La Izquierda Diario a rapporté qu’en tant qu’archevêque de La Plata, il avait couvert au moins onze cas d’abus sexuels commis par des prêtres « sous diverses formes ».

Une autre preuve de discontinuité est l’abrogation de la libéralisation des célébrations dans la forme extraordinaire du rite romain. Dans la lettre aux évêques accompagnant la publication de Traditionis Custodes, François a déclaré que l’intention de Summorum Pontificum avait été « souvent gravement ignorée ». Benoît XVI a-t-il vraiment échoué à ce point avec la messe dite en latin ?

Au contraire. Ratzinger a voulu pacifier l’Église sans remettre en cause la validité de la messe selon le Missel romain de 1969. « La façon dont nous traitons la liturgie, expliquait-il, détermine le destin de la foi et de l’Église ».

François, quant à lui, a qualifié les formes traditionnelles de « maladie nostalgique ». Si l’intention avait effectivement été « gravement méconnue », il aurait été opportun, d’une part, de recueillir l’avis de Benoît XVI et, d’autre part, de justifier cette accusation. Mais il n’y a pas d’enquête à ce sujet, et encore moins de documentation sur les cas présumés. Et l’affirmation selon laquelle une majorité d’évêques aurait voté en faveur de l’abrogation de Summorum Pontificum de Benoît XVI lors d’un sondage mondial n’est pas vraie, d’après les informations dont je dispose. Ce que je trouve particulièrement honteux, c’est que le pape émérite n’ait même pas été informé de cet acte, mais qu’il ait dû l’apprendre par la presse. Il a été poignardé en plein cœur.

Avant, vous avez parlé d’abus. Vous qui avez reconstitué les faits concernant l’affaire du père Peter H. dans la biographie Benoît XVI – Une vie -, pouvez-vous expliquer pourquoi Mgr Bätzing a eu tort de demander à Ratzinger de s’excuser pour la manière dont il a géré les abus en tant qu’archevêque de Munich ?

Le président de la Conférence épiscopale allemande sait que personne d’autre dans l’Église catholique n’a pris des mesures aussi décisives dans la lutte contre les abus sexuels que l’ancien préfet de la foi et pape. Le journaliste italien Gianluigi Nuzzi a déclaré que Benoît XVI avait « enlevé la chape du silence et forcé son Église à se concentrer sur les victimes ». Il a fait beaucoup plus que le pape François contre ce mal scandaleux.
L’affirmation de l’évêque Bätzig selon laquelle le pape émérite ne s’est pas excusé pour « ce qui a été fait aux victimes avec le transfert d’un auteur d’abus » relève de la désinformation pure et simple. Une chose est sûre : dans sa déclaration du 6 février 2022, à la suite de la discussion sur le très controversé rapport de Munich, le pape émérite a clairement indiqué qu’il ne pouvait « qu’exprimer une fois de plus ma profonde honte, ma grande tristesse et mes sincères excuses à toutes les victimes d’abus sexuels ». Il a « assumé une grande responsabilité dans l’Église catholique. Ma peine est encore plus grande pour les crimes et les erreurs qui se sont produits pendant mon mandat et dans les lieux concernés […] Les victimes d’abus sexuels ont toute ma sympathie et je regrette chaque cas ».
En ce qui concerne le cas du prêtre Peter H. d’Essen, qui remonte à l’époque où Ratzinger était évêque de Munich, l’équipe de conseillers juridiques du pape émérite est parvenue à la conclusion que l’ancien évêque de Munich, comme il l’a lui-même déclaré, n’était pas au courant que le prêtre « était un auteur d’abus ni qu’il était utilisé dans le cadre de tâches pastorales ». Les avocats ont résumé le rapport en disant qu’il ne contenait aucune preuve d’une présomption d’inconduite ou d’une aide à la dissimulation. Les documents appuient sans réserve les déclarations de Benoît XVI.

Vous l’avez souvent rencontré, même après sa démission : est-il vrai que Benoît XVI a été très préoccupé ces dernières années par la situation de l’Église allemande et en particulier par les conséquences de ce que l’on appelle le Synodal weg ?

Ratzinger a exprimé cette préoccupation à plusieurs reprises, y compris en tant que préfet pour la doctrine de la foi. En fait, il s’était déjà senti offensé après le Concile Vatican II, dont il avait critiqué l’édulcoration et la réinterprétation. Il a accusé l’establishment catholique de son pays de faire preuve d’affairisme, d’autopromotion et de débats ennuyeux sur des questions structurelles « qui passent complètement à côté de la mission de l’Église catholique », au lieu d’une « dynamique de la foi ». Il a déclaré que c’était une grave erreur de penser qu’il suffisait de porter un autre manteau pour être à nouveau aimé et reconnu par les autres. Le christianisme ne peut être un véritable partenaire dans les questions difficiles de la civilisation moderne qu’à travers son éthique présentée avec détermination.
Pour Ratzinger, le renouveau consiste à redécouvrir les compétences fondamentales de l’Église. Réformer, a-t-il souligné, c’est conserver dans le renouvellement, renouveler dans la conservation, pour porter le témoignage de la foi avec une clarté nouvelle dans les ténèbres du monde. La recherche de ce qui est contemporain ne doit jamais conduire à l’abandon de ce qui est vrai et valable et à l’adaptation à ce qui est actuel. À cet égard, il était sceptique à l’égard de la « voie synodale » élitiste, dont les praticiens ne sont nullement légitimés par le peuple de l’Église. Du restes, en vieillissant, cette évolution l’a beaucoup attristé. Lors d’une de nos rencontres, il s’est demandé combien de diocèses dans son pays pouvaient encore être qualifiés de catholiques en termes de leadership.
Il ne se résignait à cette situation. Il voyait aussi les nombreuses initiatives de jeunes qui redécouvrent le catholicisme et attirent ainsi de plus en plus de monde, alors qu’au contraire celles qui se veulent particulièrement contemporaines connaissent non seulement une sécheresse spirituelle croissante, mais aussi un appauvrissement du personnel, sans parler d’une perte de membres. Mais même si la situation actuelle de l’Eglise et du monde n’était pas réjouissante, le Pape émérite ajoutait toujours dans nos conversations ce dont il était profondément convaincu : A la fin, le Christ l’emportera !

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