Du blog ami de notre spécialiste de Dante Leonardo Lugaresi, une belle analyse, fine et perspicace, du pontificat, en particulier de sa conclusion et des raisons qui pourraient avoir poussé Benoît XVI à se retirer. Difficile, au moins pour moi, de ne pas être d’accord avec ce qui suit, même si je serais moins catégorique sur le rejet de l’hypothèse de la « sede impedita »: « tout est possible » avait dit Benoît XVI lui-même à propos des prophéties de Malachie; et souvent, des choses qui peuvent passer de prime abord pour fantasmagoriques, et même impossibles, finissent par se réaliser (dans le cas de Benoît XVI, pensons à la rumeur de démission ventilée par Socci dès 2011, à laquelle personne ne croyait. Et pourtant…)

Il n’est pas nécessaire qu’un pape ait la force physique d’entreprendre des voyages internationaux, de participer aux Journées Mondiales de la Jeunesse, de prononcer des centaines de discours, et d’exercer une foule d’autres activités qui se sont ajoutées au cours des dernières décennies, pour exercer la fonction.

Joseph Ratzinger le savait très bien, et je pense donc qu’il n’a voulu qu’induire en erreur ses interlocuteurs lorsqu’il a fait allusion à ce genre de choses pour justifier son abdication. S’il a renoncé à être pape, c’est parce qu’il a estimé en toute responsabilité qu’il n’avait plus la force de lutter contre les loups.

Image: www.facebook.com/michael.hesemann

Une première modeste opinion sur le pontificat de Benoît XVI.

Un an après sa mort, le souvenir du pape Benoît XVI est de plus en plus lumineux. Comme pour les grandes choses, la distance fait encore mieux voir la pureté de sa foi, la richesse et la profondeur spirituelle de son magistère, l’intelligente actualité de son travail pastoral, et aussi la clairvoyance de sa vision des problèmes de l’Église.

. . . . . .

Ces derniers jours, beaucoup ont parlé de lui, et bien : il n’est pas nécessaire d’en rajouter. Je voudrais cependant faire une première réflexion, provisoire et tout à fait embryonnaire, sur la forme de son pontificat, et en particulier sur sa conclusion.

Bien sûr, un an est une période ridiculement courte pour tenter une évaluation historique : une forme de compréhension historiquement fiable de ce qui s’est passé dans l’Église de 2005 à 2013 sera possible, peut-être, non pas à notre génération, mais à celles qui la suivront. Cependant, on peut commencer à se risquer à quelques impressions, tout en sachant qu’elles sont absolument précaires. J’exposerai brièvement les miennes, en les soumettant à la critique des lecteurs de ce petit blog.

Beaucoup d’entre nous n’ont pas compris à l’époque, et peut-être ne mesurent-ils pas encore aujourd’hui, l’ampleur du sacrifice personnel consenti par Joseph Ratzinger lorsque, le 19 avril 2005, à l’âge de 78 ans, il a accepté l’élection inattendue du Pontife romain. Parmi les 266 successeurs officiels de Pierre, nombreux sont ceux qui sont devenus pontifes parce qu’ils le voulaient et, dans certains cas, parce qu’ils se sont donné beaucoup de mal pour y parvenir. Pour d’autres, cependant, le « manteau papal », comme l’appelle Dante, est tombé sur leurs épaules comme une croix non désirée, mais acceptée par obéissance et par charité. Ce fut sans aucun doute le cas de Joseph Ratzinger, qui, pendant la dernière partie de sa vie, a aspiré à tout autre chose et savait très bien qu’il n’était pas du tout fait pour ce travail.

En tant que cardinal préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, il connaissait bien la situation de l’Église (« que de saleté ! » avait-il dit lors de la dernière Via Crucis du pontificat de Jean-Paul II), et il ne pouvait ignorer que son élection inattendue se heurtait à un projet mûri depuis des années par des forces obscures et puissantes, externes et internes à l’Église.

Aujourd’hui, il y a des indications que ce qui a été accompli en 2013 l’aurait été dès 2005. Si tel était le cas, cela signifierait que ces huit années nous ont été accordées comme une dernière chance, que nous avons malheureusement gaspillée.

« Priez pour moi, afin que je ne m’enfuie pas de peur devant les loups » : cette supplique, scandaleuse (et jamais entendue sur les lèvres d’un nouveau pontife), a été l’une des premières paroles prononcées par Ratzinger en tant que pape. Elles disaient une terrible vérité, et nous les avons prises pour de la rhétorique cléricale, des choses que les prêtres disent dans certaines circonstances, de belles paroles d’homélie.

Je refuse de croire que, comme un Forrest Gump quelconque, il ait cessé d’être pape simplement parce qu’il était « un peu fatigué ».

Seul le bon Dieu sait comment l’événement de la renonciation à la papauté s’est réellement déroulé ; ceux qui ont été proches de Benoît XVI en savent peut-être quelque chose ; les historiens du futur comprendront quelque chose de plus. Nous, contemporains (et périphériques), nous tâtonnons dans la quasi-obscurité ; cependant, j’ai deux convictions (entièrement subjectives et sans preuves, mais très fermes) :

  • La première est que le manque de force dû à l’âge, qui a été cité comme raison de la décision de renoncer à la papauté, doit absolument être compris en référence primaire à la « force spirituelle » – ou, pour être plus précis, à la capacité naturelle d’accepter et d’utiliser concrètement les forces spirituelles invoquées par Dieu et reçues de Lui comme un don – et non pas à la force physique. Il se peut qu’en 2013, Joseph Ratzinger, épuisé, ait eu en tête un pronostic quoad vitam et quoad valetudinem [concernant sa vie et sa santé] bien différent de celui que les neuf années suivantes ont apporté, mais je refuse de croire que, comme un Forrest Gump quelconque, il ait cessé d’être pape simplement parce qu’il était « un peu fatigué ».
    .
    Dans une conception authentiquement ecclésiale, et non pas gestionnaire et efficace, de la fonction pétrinienne telle qu’était certainement la sienne, il est tout à fait suffisant pour l’accomplissement du munus petrino que le pape soit lucide (et Ratzinger l’était, à un degré extraordinaire, jusqu’à la fin de sa vie) et capable de prendre les décisions de gouvernement qui relèvent exclusivement de sa responsabilité.
    .
    Il suffit qu’il ait des collaborateurs dignes de confiance et capables (ce qui n’est d’ailleurs pas facile : l’erreur peut-être la plus grave de Benoît XVI a été la nomination d’un secrétaire d’État totalement inadapté aux besoins et, pire encore, l’obstination à le garder alors qu’il aurait été possible de le remplacer sans forcer, probablement par un sens mal compris de la loyauté personnelle, admirable en tant que vertu « privée » mais délétère d’un point de vue « politique » et en tout cas, dans ce cas précis, objectivement digne d’une meilleure cause).
    .
    Il n’est pas nécessaire, à proprement parler, qu’un pape ait la force physique d’entreprendre des voyages internationaux, de participer aux Journées Mondiales de la Jeunesse, de prononcer des centaines de discours, et d’exercer une foule d’autres activités qui se sont ajoutées au cours des dernières décennies, pour exercer cette fonction.
    .
    Joseph Ratzinger le savait très bien, et je pense donc qu’il n’a voulu qu’induire en erreur ses interlocuteurs lorsqu’il a fait allusion à ce genre de choses pour justifier son abdication. S’il a renoncé à être pape, c’est parce qu’il a estimé en toute responsabilité qu’il n’avait plus la force de lutter contre les loups.
  • La deuxième chose dont je suis subjectivement mais fermement convaincu, c’est qu’il avait confiance dans le fait qu’il aurait un autre successeur que celui qui a été élu à sa place. Ce point est important car, à mon avis, non seulement il contribue de manière décisive à justifier sa décision, mais il est également étroitement lié à l’idée du « pape émérite » que j’évoquerai dans un instant.
    .
    Peut-être pensait-il que le conclave élirait le cardinal Scola, peut-être quelqu’un d’autre, mais en tout cas il devait être assez confiant que, si ce n’était pas exactement un « Benoît XVII », quelqu’un le remplacerait qui ne déferait pas son travail mais le poursuivrait plutôt, peut-être d’une manière différente, mais en tout cas avec la force qu’il estimait ne plus avoir. (Il s’agissait, comme on l’a vu par la suite, d’une grave erreur de jugement aux effets extrêmement importants ; mais, si je puis me permettre, c’est le genre d’erreur qu’une personne très intelligente et très bonne peut commettre).
  • Le « style de gouvernement » de Benoît XVI, c’est-à-dire la manière dont il a conçu et exercé effectivement la fonction pétrinienne, doit être considéré non pas comme une donnée, pour ainsi dire, simplement tempéramentale, c’est-à-dire liée aux caractéristiques de sa personnalité, mais plutôt comme une véritable indication ecclésiale, dotée d’une forte valence théologique et méthodologique, dont nous avons particulièrement besoin aujourd’hui, à la lumière de ce qui s’est passé au cours des dix dernières années. Il s’agissait d’un style sobre et humble, déclaré de manière programmatique dès les premiers mots prononcés en tant que pape : « Frères et sœurs, après le grand pape Jean-Paul II, les cardinaux m’ont élu comme simple et humble ouvrier dans la vigne du Seigneur ».

Nous, les nuls, n’avons pas compris à l’époque et avons pensé, une fois de plus, qu’il s’agissait d’une rhétorique cléricale, d’une humilité obligée, d’une figure de rhétorique. En regardant ces images et en réécoutant ces paroles aujourd’hui, nous pouvons au contraire nous rendre compte qu’il y avait là un enseignement précieux, une indication fondamentale pour un catholicisme abreuvé de papisme, tel que celui dans lequel nous étions et sommes encore immergés ; un catholicisme qui était alors complètement naïf dans sa vénération du mythe du « grand pape » exalté comme la pierre angulaire de l’Église, mais qui devrait aujourd’hui se rendre compte des très graves dangers inhérents à une telle conception.

Regardez bien la vidéo que j’ai mise en tête de cet article : devant cette foule débordante et enthousiaste (quel contraste avec les places à moitié vides d’aujourd’hui !) aucune affirmation de soi, aucun désir de plaire, aucun « narcissisme », même s’il est pastoralement bien intentionné, en s’attardant sur son humanité. Seulement la confiance dans le Seigneur et dans la Vierge, et la conscience d’accomplir humblement un service pour l’Église.

Servus servorum Dei : c’est ainsi que les papes se sont définis, à commencer par Grégoire le Grand. C’est littéralement vrai : le pape est un simple serviteur. La fameuse phrase, tant de fois répétée par les bons catholiques et considérée comme un article de foi, « le pape est le pape et peut faire ce qu’il veut », n’est vraie qu’à condition de la compléter en disant que le pape ne peut que vouloir servir l’Église en obéissant comme un serviteur à la volonté de Dieu, telle qu’elle est révélée dans la Tradition et dans l’Écriture.

Il y a là un paradoxe : motu proprio est une expression latine qui, en droit canonique, désigne un type d’acte juridique accompli par le pape « de sa propre initiative ». Agir motu proprio est sa prérogative, et le pontife actuel l’exploite à tel point que le motu proprio en tant qu’instrument juridique est la forme quasi exclusive avec laquelle il gouverne aujourd’hui l’Église. En même temps, on peut dire que « motu proprio » est aussi l’expression qui convient le moins au pape : personne au monde moins que lui, en effet, ne peut en faire « à sa tête » [di sua propria testa] ; personne n’est plus contraint dans ses actions que le successeur de Pierre quel qu’il soit, parce que dès le moment où il est élu, il doit savoir qu' »un autre [l’]habillera et [le] conduira où [il] ne veut pas aller » (cf. Jn 21, 18).

Ce caractère essentiel de la mission pétrinienne, Benoît XVI en a été parfaitement conscient et l’a admirablement interprété. Il suffit de penser à la formule par laquelle il a présenté son livre Jésus de Nazareth, significativement signé de la double mention « Joseph Ratzinger – Benoît XVI » :

« Je n’ai certainement pas besoin de dire expressément que ce livre n’est en aucun cas un acte magistériel, mais qu’il est uniquement l’expression de ma recherche personnelle de la « face du Seigneur » (cf. Ps 27, 8). Chacun est donc libre de me contredire. Je demande seulement aux lecteurs cette avance de sympathie sans laquelle il n’y a pas de compréhension ».

La distinction était très claire chez lui : du pape, c’est l’indication l’urgence de remettre au centre la question de la foi en Jésus-Christ, parce que c’est le premier (et dans un certain sens le seul) problème de l’Église ; du « docteur privé » Joseph Ratzinger, en revanche, c’est le contenu du livre comme « expression de sa recherche personnelle de la face du Seigneur ».

Nous, catholiques, aurions eu le devoir d’obéir aux instructions du pape, en travaillant sur le contenu de ce livre (et des deux autres qui ont suivi) et en nous engageant sérieusement mais librement dans la pensée du théologien Joseph Ratzinger (qui du reste n’était pas le premier venu). Au lieu de cela, les spécialistes (dont un cardinal célèbre) [le cardinal Martini?] ont snobé le livre, considérant qu’il n’était pas à la hauteur de leurs études exégétiques et critiques, et le peuple chrétien, dans son ensemble, n’a pas été guidé par les pasteurs pour faire une catéchèse correcte sur notre Seigneur Jésus-Christ, « auteur et perfectionneur de la foi », comme l’appelle l’Épître aux Hébreux.

  • Ce que je viens de dire au point précédent contribue aussi, à mon avis, de manière décisive à expliquer la décision de démissionner. Joseph Ratzinger ne voulait pas que Benoît XVI reproduise l’exemple héroïque et mystique du « pape qui ne descend pas de la croix », même lorsque son corps est à bout de forces.

En d’autres termes, il ne voulait pas reproduire le spectacle édifiant de l’agonie du « grand pape » Jean-Paul II.

Il ne l’a pas voulu, peut-être aussi parce qu’il ne s’en sentait pas capable, mais surtout parce qu’il ne l’a pas jugé utile pour l’Église.

Le fait que, de sa position de proximité, il ait pu voir et mesurer les graves coûts ecclésiaux de ce choix héroïque (le gouvernement de l’Église étant confié, de facto et indûment, à d’autres mains) a probablement aussi joué un rôle ; mais peut-être aussi, et surtout, le désir de ramener la figure du pape lui-même, en tant que telle, à la juste mesure, qui n’est pas celle d’un « alter Christus » qui conçoit sa propre vocation au martyre nécessairement aussi en termes de « mort sur une croix » suspendue au trône de Pierre, mais plutôt celle d’un humble ouvrier dans la vigne du Seigneur qui, lorsqu’il se rend compte qu’il n’est plus apte au service, se retire et passe la main à un autre.

La sagesse populaire a toujours dit : « Mort un pape, il en naît un autre », avec, dans ce cas, un bon fondement théologique. « Un pape fait des bulles et l’autre les défait », ont toujours rétorqué sournoisement les clercs.

Tout est relatif, malgré la solennité des affirmations et des proclamations, et l’histoire est là pour nous montrer que la fonction de pape a été exercée de bien des manières différentes, au fil des siècles : le pape tel que nous l’avons connu au cours du siècle et demi écoulé n’a pas toujours été là. Il suffit de penser que dans toute l’histoire des controverses doctrinales qui ont conduit à la définition dogmatique des questions trinitaires et christologiques dans les premiers siècles du christianisme, le rôle des évêques de Rome n’a jamais été prépondérant, jusqu’à Léon le Grand et son Tomus ad Flavianum (au milieu du Ve siècle) ; ou le fait qu’il y a eu aussi des périodes ultérieures d’affaiblissement considérable de l’influence de la papauté sur la vie générale de l’Église, même en Occident. Il ne serait pas faux de dire, par exemple, qu’au Xe siècle, il y a eu des périodes où l’abbé de Cluny comptait plus pour la vie de la chrétienté européenne qu’un pape qui était l’otage des luttes entre les familles aristocratiques d’une Rome réduite à sa plus simple expression.

  • Ceci m’amène à ma dernière considération, la plus délicate et la plus problématique, à savoir la question de l’imbroglio des deux papes.
    .
    Je suis à des années-lumière de certaines théories, plus ou moins conspirationnistes, qui circulent sur une renonciation qui ne serait pas valable ou qui aurait même été conçue comme une sorte de « piège » contre le successeur et ainsi de suite, donc je ne vais même pas les critiquer parce que je vis dans un autre monde.
    .
    Pour moi, il est clair que la renonciation de Benoît est pleine et valide, tout comme l’élection de François, qui a toujours été, depuis le 13 mars 2013, le seul détenteur de la potestas papale.
    .
    Cependant, il est indéniable que Benoît XVI a compris sa renonciation à la papauté d’une manière spéciale, nouvelle et inhabituelle dans l’histoire de l’Église, voulant différencier son cas de celui des pontifes précédents qui, avant lui, avaient abdiqué pour revenir simplement à l’état dans lequel ils se trouvaient avant leur élection. Lors de l’audience générale du 27 février 2013, alors qu’il était encore dans la plénitude de ses pouvoirs, il s’est exprimé en ces termes :

« Le « toujours » est aussi un « pour toujours » – il n’y a plus de retour à la sphère privée. Ma décision de renoncer au ministère actif n’y change rien. Je ne retourne pas à la vie privée, à une vie de voyages, de réunions, de conférences, etc. Je n’abandonne pas la croix, mais je reste d’une manière nouvelle avec le Seigneur crucifié. Je ne porte plus le pouvoir de l’officium pour le gouvernement de l’Église, mais dans le service de la prière, je reste, pour ainsi dire, dans l’enceinte de saint Pierre ».

C’est déjà quelque chose, puisque c’est officiellement le pape qui parle. Mais ce n’est pas grand-chose, car on ne sait pas très bien à quoi pensait le pape lorsqu’il parlait de « rester dans l’enceinte de Saint-Pierre ».

De plus, il s’est toujours déclaré « pape émérite », un titre qui, à ma connaissance, horripile la quasi-totalité des canonistes, mais qui, surtout, n’a pas de fondement normatif.

Soyons clairs : depuis le 28 février 2013 à 20 heures, ce que Joseph Ratzinger a pensé, dit et fait n’a plus la même valeur que ce que Benoît XVI a pensé, dit et fait, de sorte que le fait de se déclarer pape émérite et de porter du blanc ou d’utiliser d’autres éléments symboliques se référant à la personne du pape pourrait même être considéré comme sans importance d’un point de vue juridique.

Cependant, il ne faut pas oublier que François, qui avait et a toujours la potestas papale, n’a jamais nié cette affirmation et a toujours confirmé, en fait, l’existence d’un pape émérite. Je ne suis pas juriste, mais je crois que c’est juridiquement valable.

Je ne sais pas pourquoi Benoît XVI, alors qu’il aurait pu le faire, n’a pas réglementé décemment la figure du pape émérite. Je suppose qu’il a jugé qu’il n’était pas en mesure de le faire, en raison des difficultés et de l’opposition qu’il pouvait prévoir, et qu’il a fait confiance, également pour cette raison, à son successeur. Il n’en reste pas moins qu’il en est résulté une situation aux contours flous : un degré de confusion qui n’était pas vraiment nécessaire à une époque où la confusion domine et s’accroît sans cesse dans l’Église.

Mais le point que je veux souligner est autre : probablement Benoît XVI, dans l’illusion de pouvoir coexister avec un successeur « ami », avait imaginé que la figure du pape émérite, avec la cohabitation « dans l’enceinte de Pierre » de deux figures, l’une priant et l’autre gouvernant, unies dans le même service, pouvait aussi servir à surmonter l’ « absolutisme monarchique » dont la conception moderne de la papauté s’est progressivement enveloppée.

Dans les variantes individuelles les plus diverses, liées aux personnalités différentes et contrastées des pontifes (pensez un instant à la juxtaposition Pacelli-Bergoglio !), ce que les catholiques ont chanté entre eux, depuis un siècle et demi, a toujours été, en fait, le récit héroïque de l’homme seul aux commandes. Prince de l’Église profondément romain, tel le Pastor Angelicus d’un célèbre documentaire d’antan, résistant polonais aux totalitarismes de toutes couleurs et interprète fascinant d’un christianisme intrépide ou caudillo sud-américain célébré dans une grande quantité de livres et d’interviews (dont on se passerait bien), le pape de service est exalté dans son indispensable unicité, comme si l’Église dépendait de lui ou lui appartenait presque (ce n’est pas un hasard si l’on parle aujourd’hui, sans résipiscence, de l’ « église de François »).

Il est peut-être temps d’arrêter.

Share This