Andrea Gagliarducci reprend l’idée généralement admise que, comme son grand inspirateur le dictateur argentin Juan Peron, le pape gouverne en suivant l’opinion publique, et s’il s’aperçoit qu’une décision ne recueille pas auprès de celle-ci le consensus qu’il en espère, il fait des ajustements. « La grande nouveauté de cette dernière partie du pontificat, cependant, est que le pape est accompagné dans ce processus d’ajustement par un allié, un ami et un confident, Victor Fernandez ». Au prix d’une grande absence, celle de la foi .

Le pape François, un changement de rythme en 2024

Andrea Gagliarducci
Monday Vatican
15 janvier 2024

L’Argentin Juan Domingo Peron pensait que le peuple était comme le Parlement. Selon lui, un dirigeant qui souhaitait conserver le pouvoir devait « s’ajuster » avec le peuple. Peron lançait des idées législatives, observait les réactions et ajustait tout en conséquence.

On a souvent dit que le pape François était péroniste.

En tout cas, le pape François présente certains traits caractéristiques de ce mouvement politique. Son recours aux ballons d’essai est l’un de ces traits. Il jauge lui aussi les réactions et – parfois très soudainement – change de bord en fonction de ce qu’il voit. Cela s’est produit assez souvent et sur des questions suffisamment importantes pour en faire également une caractéristique de ce pontificat.

Pensez à la façon dont le pape François a traité les femmes diacres : avec deux commissions, mais sans débat. Sur les réformes financières, il a dansé : faisant parfois deux pas en avant et un pas en arrière, parfois deux pas en arrière et un pas en avant. Même le dernier procès du Vatican s’est caractérisé par le fait que le pape a procédé à des ajustements :

  1. Il a demandé au cardinal Becciu de démissionner de tout, même des prérogatives cardinalices.
  2. Il a permis que le même cardinal soit jugé.
  3. Il est allé lui rendre visite chez lui le Jeudi Saint et a ensuite demandé à Becciu de participer à des événements publics impliquant des membres du collège, sans jamais lui rendre ses prérogatives cardinalices.

La grande nouveauté de cette dernière partie du pontificat, cependant, est que le pape est accompagné dans ce processus d’ajustement par un allié, un ami et un confident : Le cardinal Victor Manuel Fernandez, préfet du Dicastère pour la Doctrine de la Foi, inspirateur de nombreux textes pontificaux et aussi de la théologie [???] du Pape.

Et c’est Fernandez qui, ces derniers mois, exerce le rôle de « lieutenant du pape en hacer lio« , c’est-à-dire dans le fait de faire du bruit [plutôt: mettre le bazar… pour rester correct!] et de voir ensuite les réactions. Fernandez ne manque pas de donner des interviews, et beaucoup, pour expliquer sa position et même pour ridiculiser ceux qui mettent en évidence les problèmes doctrinaux et pratiques de ses choix. Dans une récente interview avec La Stampa, il est allé jusqu’à dire que ce ne sont pas les décisions qui provoquent les tensions ; les décisions sont des moments de vérité parce qu’elles font ressortir les tensions.

C’est une façon de voir les choses.

L’ouragan Fiducia Supplicans avait deux objectifs. L’un était de redorer l’image publique du pape en lui donnant quelques bons jours dans les journaux. L’autre objectif, sans doute plus important : compter les personnes fidèles à la ligne papale. Ceux qui veulent des réformes ou qui veulent exploiter les possibilités offertes par ces nouveaux documents demandent l’obéissance au pape et se plaignent de la résistance. Ceux qui au contraire remarquent es pièges qui se cachent derrière ces nouveaux documents risquent de se retrouver projetés dans le tourbillon des groupes organisés qui attaquent l’Église depuis le soi-disant « monde traditionnel » de la droite.

Au milieu, il y a le pape François.

Comme Fernandez, le pape François ne manque pas de donner des interviews. Il le fait souvent (plus d’une centaine en dix ans de pontificat) et avec les médias et les personnes en qui il a confiance. Parfois, la « demande » d’interview est venue directement de la Domus Sanctae Marthae. En outre, on annonce la publication d’ici un an d’un livre en plusieurs langues, dans lequel le pape parlera de sa vie et des événements marquants qui l’ont affectée.

Le pape s’adresse aux médias chaque fois qu’il a besoin de « réparer » son image face à une opinion publique qui devient agressive. Si nécessaire, le pape n’a pas peur de prendre des décisions difficiles qui ont un énorme impact généralisé. C’est ce qui s’est passé au Chili en 2018, un véritable tournant du pontificat. Le pape François a décidé de ne pas aborder la question des abus et, surtout, les problèmes liés à la nomination comme évêque d’Osorno de l’un des disciples de l’abuseur, Fernando Karadima. Puis, face à une opinion publique féroce, il a immédiatement changé d’avis, convoqué les évêques chiliens à deux reprises à Rome, les a poussés à démissionner en masse et a envoyé une mission dirigée par l’archevêque Charles J. Scicluna.

En pratique, ce pontificat travaille dans le sillage de l’opinion publique, mettant en avant des idées spécifiques tout en restant prêt à changer ces idées lorsque la question devient difficile.

Il s’agit toutefois de comprendre quelle opinion publique compte pour le pape. Jusqu’à présent, le pape François a bénéficié d’une excellente presse, en particulier dans le monde séculier. Les médias catholiques ne manquent pas de reconnaître certains problèmes inhérents au pontificat. Dans le même temps, la presse catholique elle-même s’est souvent inscrite dans le sillage de l’opinion publique.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Même Jean-Paul II et Benoît XVI, et – en remontant encore plus loin dans le temps – Paul VI ont eu leur lot de critiques, d’attaques et de divisions internes à gérer. Les prédécesseurs de François ont également dû faire face à leur part d’opinion publique défavorable [avec Benoît XVI cette hostilité avait été construite PAR les médias, alors qu’avec François, elle est CONTRE les médias].

La différence dans ce pontificat est que l’opinion publique devient une partie intégrante du modus gubernandi de ce pape. Le pape François a un jour justifié son acceptation de la démission d’un archevêque en difficulté en se réclamant de « l’autel de l’hypocrisie ». C’était l’affaire de l’archevêque de Paris, Michel Aupetit, accusé par les médias d’une relation inappropriée avec l’une de ses secrétaires, même si cette dernière n’a jamais porté plainte. Les autorités françaises ont fini par disculper complètement Aupetit.

Mais comment cet autel de l’hypocrisie s’applique-t-il aux autres décisions de François ? Pourquoi accorde-t-on autant d’attention à l’opinion publique?

Peut-être parce que le pape recherche le consensus compte tenu de certaines décisions qu’il pourrait prendre et qui seraient encore plus impopulaires. Nous savons que les rumeurs, les ragots du Vatican, sont souvent l’expression d’une peur plutôt que d’un danger réel. Les fixations du pape, cependant, sont également connues.

Ainsi, des rumeurs circulent selon lesquelles le pape souhaiterait renforcer la pression sur le monde traditionaliste, en supprimant notamment les fonctions de la commission Ecclesia Dei, qui avait déjà été intégrée à un autre bureau lors de la réforme du Dicastère pour la doctrine de la foi. Selon la ligne officielle du pape, préférer la messe traditionnelle peut être considéré comme une répudiation du Concile Vatican II, dont la mise en œuvre en matière liturgique a été incluse parmi les objectifs du nouveau dicastère pour le culte divin.

La réforme du Conclave est un autre domaine soumis au test du ballon d’essai, et il pourrait s’agir d’une réforme en deux parties.

La première consisterait à réduire le poids des congrégations générales – c’est-à-dire les réunions pré-conclave – en divisant les cardinaux en petits groupes linguistiques avec modérateur/secrétaire, comme cela se produit au Synode, et comme cela s’est produit lors du dernier consistoire avec un élément de discussion, en 2022.

La seconde est de rétablir l’abaissement du quorum après un certain nombre de scrutins. Benoît XVI avait établi qu’il fallait au moins deux tiers de l’assemblée pour élire un pape. Auparavant, le quorum diminuait au 33e vote. Le pape François souhaiterait réduire le seuil de voix à partir du 12e scrutin. Si un groupe de cardinaux s’obstinait à retenir un nom pendant six jours, il pourrait également avoir de bonnes chances d’élire le pape.

Nous verrons si les rumeurs concernant ces réformes ont été diffusées à desseint, pour comprendre les réactions, ou si elles s’avéreront au contraire réelles. Pendant ce temps, le pape se prépare à sa énième interview pop.

Dans le même temps, l’un des journalistes qui se dit le plus proche de lui [Ivereigh, ndt] a demandé le renvoi du cardinal Sarah parce qu’il a critiqué la Fiducia supplicans, la qualifiant d’hérétique.

Peu importe que Sarah n’ait pas tout à fait dit ce que le journaliste pensait qu’il avait dit. Cette affaire illustre l’importance de la gestion du paysage médiatique par le pape. Il permet également de mesurer à quel point le climat a changé au Vatican.

Le débat sur Fiducia supplicans a été tellement divisé qu’il sera désormais difficile pour le pape de revenir en arrière. C’est important parce que la doctrine de l’Église est maintenant en jeu.

Les réactions à Fiducia supplicans nous ont montré à quel point l’Église est unie en termes de doctrine. Elle est beaucoup plus compacte qu’on ne le pense. Après tout, même au Synode, une décision commune a conduit à ne pas utiliser l’acronyme LGBTQ+ dans le document de synthèse. Et il ne faut pas oublier que les plus critiques à l’égard de ce choix, qui est arrivé avec une majorité presque écrasante, font partie de ceux qui se sont immédiatement laissés filmer en train de bénir des couples homosexuels, avec un photographe.

En réalité, il y a un grand absent dans ce débat : La foi. C’est le grand thème, toujours. Mais les actions du pape, finalement, ne font pas que créer des crises. Elles font disparaître le Christ du débat.

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