A onze ans de la renonciation, Andrea Gagliarducci tente une nouvelle fois de comprendre (et de le transmettre) le grand homme qui a révolutionné l’Eglise (pas dans le sens où les médias l’entendent habituellement lorsqu’ils ramènent tout au geste du 11 février).

Si le Christ est au centre de tout, s’il y a vraiment cette foi profonde, alors rien ne peut être une lutte de pouvoir. Les gestes de Benoît XVI ont été lus de manière politique, essayant d’y lire une volonté de changer les choses en faveur de sa propre faction. Mais c’était une lecture née de préjugés et d’une auto-compréhension personnelle.

Sa démission a créé l’effet du mythe de la caverne de Platon. Ceux qui ont vécu dans l’obscurité, dans un monde d’ombres, lorsqu’ils parviennent à se libérer et à trouver la lumière seront aveuglés, et alors ils ne pourront pas voir la réalité, mais préféreront retourner dans la caverne.

Benoît XVI, onze ans après

Andrea Gagliarducci
vaticanreporting.blogspot.com
11 février 2024

Si je devais définir un moment précis où la profession de vaticaniste a changé, je n’aurais aucun doute en disant que le tournant a été la renonciation de Benoît XVI, il y a onze ans. Parce que la renonciation en elle-même était un acte de rupture, hors des sentiers battus, soudain et donc difficile à placer dans des catégories classiques. Et parce qu’après sa démission, il y a eu une aspiration au changement, presque une crise de rejet, dans laquelle il a été décidé que tout devait être changé, que l’Église devait changer de récit, qu’elle devait parler au monde mais d’un point de vue égal, voire soumis. Dans lequel, au fond, le travail avec les médias est devenu central, parce que c’est le pape lui-même qui l’a rendu central, avec ses gestes, avec ses improvisations, avec ses phrases d’accroche destinées précisément à capter l’attention du public.

Et pourtant, ce geste dramatique de Benoît XVI était, et est avant tout, l’attestation d’une crise. Pas la crise d’une institution, celle du pontificat, comme beaucoup le disent. Ils disent cela, probablement, pour éviter de regarder des crises beaucoup plus profondes, en utilisant le pontificat comme bouc émissaire. La véritable crise concernait précisément la communication du et sur le Saint-Siège, la difficulté à reconnaître dans la pensée de l’Église quelque chose de valable et de vrai à raconter.

Avec sa démission, Benoît XVI a tout d’abord montré au monde que personne ne l’avait vraiment compris. On l’a appelé le Panzerkardinal, on le décrivait comme un gardien strict de la doctrine de la foi, un ex-progressiste converti sur la voie du conservatisme le plus sinistre et donc un théologien, un cardinal, un homme d’église et ensuite un Pape à combattre.

Pourtant, avec sa démission, Benoît XVI a montré qu’il était toujours ce théologien qui avait rédigé pour le cardinal Josef Frings un texte prononcé lors de la conférence de Gênes en 1961, dans le cadre d’un cycle de conférences organisé par la fondation Columbianum qui préparait le concile Vatican II. Un texte, somme toute, qui appelait à défaire les nœuds de la modernité pour reprendre avec force le renouveau dans l’Église, en commençant par le mouvement liturgique et le mouvement marial.

Repartir de la foi, donc, et tout recomposer au nom de la foi. C’est ce qui a permis à la pensée de Benoît XVI de garder une extraordinaire cohérence interne, sans jamais changer de camp, mais en restant fidèle à sa pensée. Ce n’est pas Benoît XVI qui a succombé aux modes de la pensée, c’est la pensée qui s’est déplacée, qui s’est montrée faible, inconstante, incapable de maintenir une structure.

Nous aurions dû savoir lire les signes que Benoît XVI nous a donnés en gouvernant l’Église, à commencer par ce crucifix placé au centre de l’autel, pour que le point de référence des fidèles et du célébrant soit toujours le Christ, même avec l’autel retourné de la réforme liturgique post-conciliaire que Benoît XVI n’a jamais reniée.

Si le Christ est au centre de tout, s’il y a vraiment cette foi profonde, alors rien ne peut être une lutte de pouvoir. Les gestes de Benoît XVI ont été lus de manière politique, [chacun] essayant d’y lire une volonté de changer les choses en faveur de sa propre faction. Mais c’était une lecture née de préjugés et d’une auto-compréhension personnelle. On a attribué à Benoît XVI des actions et des raisons qui, en réalité, appartenaient plus à ceux qui les ont attribuées qu’à Benoît XVI.

Le pontificat de Benoît XVI est ainsi devenu un pontificat lu à l’aune des préjugés, du moins dans les médias laïques et aussi dans certains médias catholiques lorsque ceux-ci avaient, dans le débat post-conciliaire, succombé aux visions idéologiques des deux camps.

Avec sa renonciation, Benoît XVI fait s’effondrer tous les mythes sur son pontificat et sa personne en un seul instant. Il démontre que le munus pétrinien n’est pas pour lui le poids, mais la mission, et qu’il n’est pas le pouvoir, mais le service. Nous avons beaucoup de thèses conspirationnistes sur la démission de Benoît XVI, qui incluent même la finance internationale. La vérité est que rien n’aurait conduit Benoît XVI à démissionner si ce n’est son amour pour l’Église et son désir de définir un changement de rythme dont il ne serait pas capable.

Alors pourquoi tant de pression autour du pontificat de Benoît XVI, culminant dans l’annus horribilis de 2010, quand le scandale des abus a éclaté dans toute sa virulence et que les affaires ont été martelées dans les médias avec quasiment une régularité d’horloge ? Parce qu’en effet, tout était une question de foi, et c’était une foi qui avait du sens, qui était raisonnable. Mais le caractère raisonnable de la foi est dangereux, parce qu’il montre qu’il y a quelque chose de plus grand que les choses du monde.

Le caractère raisonnable de la foi fait autorité, et de fait, les livres de Benoît XVI ont eu du succès, ils ont été recherchés et lus, ne serait-ce que pour essayer de les critiquer, et à Noël 2012, même le Financial Times a demandé au pape de publier une réflexion, malheureusement reléguée en pages intérieures : c’était un signe de la façon dont la pensée de l’Église était considérée [ndt benoit-et-moi.fr/2013-II/benoit/dieu-et-cesar-les-chretiens-dans-le-monde].

Et elle était considérée précisément parce que la communication n’était pas omniprésente. Elle était communiquée à travers des symboles et des langages qui faisaient partie de l’histoire de l’Église, avec des allocutions articulées et précises que Benoît XVI construisait comme des cathédrales, avec quelques discours publics et très peu d’interviews, et surtout avec des livres. Les livres qu’il avait écrits en tant que théologien, qui ont continué à être traduits et sont maintenant rassemblés dans une œuvre complète par la Fondation Ratzinger/Benoît XVI, créée précisément dans le but de diffuser la pensée théologique du pape émérite. Et puis, le grand ouvrage de Jésus de Nazareth, qui a pour premier objectif de remettre le Christ au centre et pour second, mais non moins important, de donner aux Évangiles la force de la vérité historique. Car l’histoire de Jésus est dense en symboles et en récurrences, mais ce n’est pas une histoire symbolique. Elle est faite de chair et de sang, c’est une histoire d’amour et d’amitié, d’un Dieu qui devient homme dans une période historique spécifique et qui fait des choses. Et quelles choses !

Après des années de débat post-Concile, il était difficile d’aborder avec humilité épistémologique la pensée d’un théologien toujours combattu par le courant dominant. C’est ainsi qu’est née toute la propagande anti-Benoît XVI. Elle fut favorisée, bien sûr, aussi par des erreurs, par la naïveté de certains collaborateurs (naïveté circonscrite à certaines circonstances, non générale). En réalité, cette propagande anti-Benoît XVI provenait surtout d’une incapacité à comprendre, à regarder au-delà des catégories, à appréhender la pensée du pape dans toute sa complexité et sa simplicité à la fois.

Benoît XVI a montré que le christianisme a besoin de culture. De même qu’au Moyen Âge, les initiatives populaires ont permis de construire de grandes cathédrales et d’expliquer l’Évangile dans l’iconographie des vitraux et de l’art, aujourd’hui, la nouvelle cathédrale dans un monde sécularisé est précisément définie par la culture, par le besoin de former et de conformer. Personne, mieux que Benoît XVI, ne pouvait dire cela, l’expliquer, appeler à une renaissance.

C’est un défi complexe, passionnant, difficile que Benoît XVI a laissé en héritage à son successeur. Mais sa démission a créé l’effet du mythe de la caverne de Platon. Ceux qui ont vécu dans l’obscurité, dans un monde d’ombres, lorsqu’ils parviennent à se libérer et à trouver la lumière seront aveuglés, et alors ils ne pourront pas voir la réalité, mais préféreront retourner dans la caverne.

Et voilà que la démission de Benoît XVI représente un tournant pour la communication du Vatican.

Le communicateur catholique est à la croisée des chemins : on peut décider de suivre une nouvelle voie, celle de l’approfondissement, de l’étude des langues, de l’histoire, et prendre tous le risque de ne pas être compris à court terme ; ou bien on peut adopter l’approche mainstream qui veut une Église moins religieuse, plus ouverte sur le monde, dénaturée dans son ouverture et privée en partie de la puissance de l’Évangile du Christ. On peut décider de reconnaître la beauté de l’Église dans son histoire ou essayer de changer des choses qui ne devraient pas être changées juste pour convenir à une soi-disant modernité. On peut défaire les nœuds de la modernité, comme l’a demandé le cardinal Frings, ou on peut s’échouer.

Et c’est sur ces deux pôles que la communication catholique a joué. En cela, cependant, elle a reflété le débat au sein même de l’Église catholique. Car après Benoît XVI, on a beaucoup parlé d’un « nouveau récit » pour l’Église, puis on a décidé d’adopter la ligne d’être avec tout le monde et pour tout le monde, sans distinction, en essayant en effet de capter l’attention de ceux qui sont éloignés. Le résultat risque d’être de s’éloigner du centre de la foi pour se rapprocher des distants, et non le résultat escompté qui est que les distants se rapprochent.

Aujourd’hui, l’Église et la communication sont à la recherche d’un centre de gravité permanent, et entre-temps la démission de Benoît XVI a créé un nouveau monde de communicateurs, appelés presque à rompre avec le passé pour embrasser les magnifiche sorti e progressive, qui cependant dans certains cas semblent manquer de planification. On peut décider de faire du journalisme au Vatican en suivant ce qui se passe, en ajustant les « feux » de l’attention à ce qui devient important avec un nouvel appareil. On peut décider de faire du journalisme en cherchant un centre, une vision, quelque chose qui peut aider à comprendre l’Église, et donc risquer d’être impopulaire.

Benoît XVI, avec sa renonciation, n’a fait que mettre à nu cette tension. Il l’a fait à un moment où le journalisme changeait lui aussi de forme, où le web prenait plus de force que la page imprimée et où de nouveaux médias apparaissaient, et où, en réaction, on s’orientait de plus en plus vers une haute spécialisation ou une forte conscience identitaire.

Benoît XVI a laissé une Église qui doit surmonter son « syndrome de la caverne » pour se redécouvrir, et peut-être aussi surmonter un « syndrome de Stockholm » vis-à-vis d’une opinion publique qui est en fait plutôt une opinion publiée.

Benoît XVI a surtout montré que le journalisme vatican avait encore de beaux jours devant lui. Car, tout au long de son pontificat, Benoît n’a pas été compris. Et cette incompréhension a peut-être été le plus grand péché du journalisme du Vatican, alors qu’il entrait dans sa quatrième génération post-Vatican II.

Oui, Benoît XVI a commencé une révolution. Mais ce n’est pas la révolution que tout le monde croit. Et ce n’est pas en effaçant ou en négligeant sa pensée que cette révolution perdra son impact. Au contraire.

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