C’est du moins ce que pense John Allen, qui a choisi d’aborder sous cet angle (il fallait bien qu’il en dise quelque chose!) le document traçant le « portrait-robot » du futur pape circulant en ce moment à Rome. Le journaliste américain dit certainement des choses justes, mais son regard est purement séculier, et part du principe que l’Histoire est en marche, que son mouvement est inexorable, et que l’Eglise doit s’adapter. On peut lui répondre que le pape n’est pas nécessairement QUE le leader charismatique d’une institution mondialisée, et que la papauté a pu durer pendant presque deux millénaires, jusqu’au siècle dernier, sans que le Pape « voyage ».

Désolé, Demos II, mais il est peu probable que nous revoyions un pape qui reste à la maison.

Sorry, Demos II, but we’re unlikely to see a stay-at-home Pope again

Cologne, JMJ, août 2005

John Allen
cruxnow.com
5 mars 2024

Le soir du 19 avril 2005, quelques heures seulement après son élection, le nouveau pape Benoît XVI a confié à Alberto Gasbarri, vétéran de Radio Vatican et responsable de l’organisation des voyages du pape, qu’il ne voyagerait probablement pas beaucoup parce qu’il ne pensait pas avoir les mêmes aptitudes que Jean-Paul II.

Pourtant, Benoît XVI a fini par effectuer 24 voyages internationaux en 8 ans, soit une moyenne de trois par an, un peu moins que les quatre voyages de ce type effectués en moyenne par saint Jean-Paul II chaque année pendant ses presque 27 ans de pontificat. À la fin, Benoît était tellement convaincu de l’importance des voyages que c’est son incapacité perçue à se rendre au Brésil pour les Journées mondiales de la jeunesse en juillet 2013 qui a consolidé sa décision de démissionner. [c’est effectivement ce qui a été dit – on a aussi parlé d’insomnies -, mais on a du mal à croire qu’un homme aussi profond aie pu renoncer pour une raison aussi banale, ndt]

De la même manière, lorsque François a été élu en mars 2013, ses amis les plus proches ont prédit qu’il ne voyagerait pas beaucoup, notant qu’en tant qu’archevêque de Buenos Aires, il était un casanier notoire. Pourtant, au cours des 11 dernières années, François a effectué 44 voyages à l’étranger, à raison de 4 par an, tout comme Jean-Paul.

Le fait est que l’expérience récente suggère que les préférences d’un pape donné n’ont pas vraiment d’importance – à présent, les voyages font tout simplement partie de la description du travail et ne peuvent pas être supprimés plus facilement que, par exemple, présider la messe de Noël ou l’audience générale du mercredi.

Tout cela me vient à l’esprit à la lumière du principal sujet de discussion dans la vie catholique ces derniers jours, à savoir le « Demos II », c’est-à-dire un exposé sur le prochain conclave présumé écrit par un cardinal anonyme et publié par un site Web italien conservateur.

Le texte s’appuie sur un autre texte de mars 2022 publié sous le titre « Demos », dont nous savons maintenant qu’il a été écrit par feu le cardinal australien George Pell, identifiant une série de défaillances perçues dans la papauté de François. Le nouveau document expose une série de sept défis auxquels, selon son auteur, le prochain pape sera confronté, quel qu’il soit.

Voici ce qu’il dit sur les voyages du pape:

« Les voyages mondiaux ont si bien servi un pasteur comme le pape Jean-Paul II en raison de ses dons personnels uniques et de la nature de l’époque. Mais les temps et les circonstances ont changé. L’Église en Italie et dans toute l’Europe – le foyer historique de la foi – est en crise ».

« Le Vatican lui-même a besoin de toute urgence d’un renouveau de son moral, d’un nettoyage de ses institutions, de ses procédures et de son personnel, et d’une réforme en profondeur de ses finances pour se préparer à un avenir plus difficile. Ce ne sont pas de petites choses. Elles exigent la présence, l’attention directe et l’engagement personnel de tout nouveau pape. »

Voici le problème : quoi que l’on fasse du diagnostic général de Demos II, ce point particulier sera presque certainement lettre morte, parce que les marées de l’histoire balayent la papauté dans la direction précisément opposée.

Tout d’abord, l’idée que la responsabilité première d’un pape est envers l’Italie ou l’Europe est un anachronisme historique. Aujourd’hui, les deux tiers des 1,3 milliard de catholiques dans le monde vivent en dehors de l’Occident, une proportion qui atteindra les trois quarts d’ici le milieu du siècle. À l’heure actuelle, le Nigeria compte à lui seul plus de catholiques assistant à la messe dominicale que l’ensemble de l’Europe occidentale.

La papauté est aujourd’hui une fonction à responsabilité mondiale, et les voyages sont l’un des principaux moyens de concrétiser cette responsabilité.

En outre, même en ce qui concerne la crise de la foi en Italie et dans toute l’Europe, on peut affirmer que les voyages du pape sont la pierre angulaire d’une réponse réussie. Un moment fort du pontificat de Benoît XVI s’est produit lors de son voyage au Royaume-Uni en 2010, qui a démontré le pouvoir résiduel de la religion organisée, même dans l’une des sociétés les plus sécularisées au monde.

À la fin du voyage, le premier ministre de l’époque, David Cameron, a rendu l’ultime hommage au pontife en déclarant qu’il avait fait « s’asseoir et réfléchir » le pays tout entier.

En général, les voyages du pape dans des milieux où le christianisme est minoritaire, soit en raison de la domination d’une autre religion, soit parce que la laïcité est devenue de facto l’église d’État, créent des moments importants pour l’affirmation de l’identité et de l’appartenance catholiques. En d’autres termes, il devient beaucoup plus difficile de rejeter le catholicisme comme non pertinent, ou en déclin terminal, lorsqu’un pape galvanise des foules massives et largement adoratrices.

Naturellement, la réforme du Vatican est une entreprise urgente, que tous les papes récents, à commencer par saint Paul VI, ont tentée à leur manière. Cependant, la responsabilité d’un pape moderne est bien plus vaste que le simple fait de faire rouler les trains du Vatican à l’heure, même si l’on souhaite ardemment une telle réalisation.

Quand le pape Jean XXIII est monté à bord d’un train en octobre 1962 pour visiter Lorette et Assise, cela a marqué la fin de l’isolement historique de la papauté. Quand Paul VI s’est rendu en Terre Sainte en 1964, lui et le patriarche Athénagoras de Constantinople ont préparé le terrain pour la levée mutuelle des excommunications qui avaient divisé la chrétienté pendant 1 000 ans. Quand Jean-Paul II est retourné dans sa Pologne natale en juin 1979, il a mis en mouvement les dominos qui allaient finalement conduire à l’effondrement de l’Union soviétique.

Il est probable que peu de personnes étudiant l’histoire catholique récente suggéreraient qu’il aurait été préférable pour ces papes de ne pas faire ces voyages afin de rester à Rome pour remanier le personnel et la politique du Vatican.

Cela ne veut pas dire, bien sûr, que tous les voyages du pape produisent de tels résultats historiques ; en fait, beaucoup sont oubliés avant même d’être terminés. Cependant, vous ne pouvez pas savoir quels voyages auront vraiment de l’importance tant que vous ne les aurez pas effectués.

Un pape qui refuserait de voyager serait probablement considéré comme un signe de recul de la part de l’Église catholique, ce qui compromettrait entre autres la place diplomatique et géopolitique de la papauté et rendrait plus difficile pour le Vatican la réalisation de ses objectifs humanitaires traditionnels. Il est difficile de voir comment une papauté affaiblie et ignorée servirait les intérêts de l’Église, quelles que soient les priorités du prochain pape.

Enfin, rien ne prouve que les exigences d’une poignée de voyages à l’étranger au cours d’une année empêchent réellement un pape de s’engager dans la réforme du Vatican. L’année dernière, François a été en déplacement pendant 19 jours au total, et cela ne l’a pas empêché, comme le note Demos II lui-même, de publier une multitude de motu proprio et d’autres mesures administratives, dont beaucoup visaient les opérations du Vatican.

Même si vous croyez que les réformes entreprises par François l’année dernière ont échoué, il serait exagéré de suggérer que c’est parce qu’il a été trop distrait en passant quelques jours à Marseille ou en Mongolie.

Pour toutes ces raisons, s’il peut être intéressant de discuter des mérites des voyages papaux dans l’abstrait, le faire rappelle aussi un peu ce que Nelson Mandela a dit un jour de la mondialisation – c’est comme l’hiver, a-t-il dit, parce que, qu’on le veuille ou non, il arrive.

Dans le même ordre d’idées, qu’on le veuille ou non, les papes modernes sont devenus des road warriors, et il est difficile de voir ce génie particulier retourner dans la bouteille – même dans le but louable de réformer le Vatican.

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