Où il est de nouveau question de la mafia de Saint-Gall, dont le rôle délétère se poursuit bien après la mort de ses « parrains » historiques, entre autres les cardinaux Danneels et Martini. Giuseppe Nardi revient sur l’interview du pape parue le jour de Pâques dans un quotidien espagnol dit « de centre droit » (on ne sait pas exactement ce que recouvre ce vocable), menée par un de ses hommes de confiance, Javier Brocal, l’auteur du livre interview qui a fait couler beaucoup d’encre, notamment sur les relations de François avec le secrétaire de Benoît XVI.

Pour les milieux progressistes de l’Eglise, la réorientation irrévocable de l’Eglise a commencé avec Jean XXIII et a été poursuivie, mais non achevée, par Paul VI. Dans cette perspective, Jean-Paul II est considéré comme un « pontificat perturbateur » qui représentait un contre-mouvement restaurateur. Une sorte de dernier sursaut des forces « indietristes ». Selon Martini, Danneels & Co, ce pontificat devait rester un « accident de parcours » et être dépassé le plus rapidement, radicalement et définitivement possible. Au lieu de cela, ce n’est pas Jorge Mario Bergoglio qui a été élu pape en 2005, mais le cardinal Joseph Ratzinger.

La sortie de François a commencé – et aussi le narratif de la mémoire.

LE RÉCIT ENJOLIVÉ DU PAPE FRANÇOIS SUR BENOÎT XVI.

(Giuseppe Nardi, Rome, 2 avril 2024)
Le dimanche de Pâques, le quotidien espagnol de centre-droit ABC a publié une interview du pape François sans surprise sous de nombreux aspects, mais tout à fait intéressante, voire très intéressante sous d’autres. La grande publication du dimanche de Pâques d’ABC consacrée au pape François se compose de deux parties : une interview de François menée par son confident, le vaticaniste d’ABC Javier Martínez-Brocal, et un aperçu du livre de François « El Sucesor » (« Le successeur ») à paraître prochainement, dans lequel François raconte ses « souvenirs de Benoît XVI » et offre un récit peu convaincant, mais fortement enjolivé, des événements qui se sont déroulés depuis 2005.

Les signaux indiquant que François commence à faire ses adieux s’accumulent. Son état de santé est bien pire que ce que le Saint-Siège annonce. Des livres paraissent dans lesquels François, avec l’aide de journalistes proches de lui, passe en revue son pontificat et fonde en même temps un récit de souvenirs. Récemment, c’est le vaticaniste du quotidien français Le Figaro, Jean-Marie Guenois, qui a rappelé qu’une tombe pour François était en préparation depuis un certain temps. Dans le livre annoncé, François confirme qu’il ne se fera pas enterrer dans les grottes du Vatican, mais à Sainte Marie Majeure. Au Vatican, Benoît XVI lui avait « enlevé », par sa mort antérieure, le lieu de sépulture désigné par François. Et comme François est très indépendant, il ne se laisse pas imposer quoi que ce soit, il a donc cherché et trouvé un nouveau lieu de sépulture très différent – car là où il peut rompre avec les habitudes traditionnelles, François est toujours présent.

Le fait que François soit apparu pour la première fois en public en tant qu’auteur des stations du Chemin de Croix le Vendredi Saint – que cela ait été prévu ou non – fait également partie des indices d’un départ déjà en cours. La dernière interview ajoute quelques éléments supplémentaires, y compris la reprise du récit selon lequel lui, François, a toujours maintenu une excellente relation avec Benoît XVI. Deux détails un peu plus discrets que l’on trouve dans l’interview ABC sont liés à la « mafia de Saint-Gall », ce cercle secret interne à l’église que le cardinal Carlo Maria Martini SJ avait créé avec d’autres cardinaux et hauts prélats pour préparer l’après-Jean-Paul II et saboter son pontificat.

Détail n°1

L’un des deux détails concerne la laïcisation de l’évêque belge et abuseur avéré Roger Vangheluwe. Vangheluwe était évêque de Bruges et un protégé du défunt cardinal Godfried Danneels, qui était primat de Belgique. Danneels, quant à lui, était un ami particulièrement proche du pape François. En tant que l’un des quatre cardinaux de la « Team Bergoglio », Danneels a largement contribué à l’élection de Jorge Mario Bergoglio comme pape. C’est également Danneels qui a révélé l’existence du cercle secret de Saint-Gall en 2015, avec le détail que le cercle secret se qualifiait lui-même de « mafia ».

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Détail n°2

Le deuxième aspect est qu’un livre intitulé « El Sucesor » (« Le successeur ») sera bientôt publié. C’est justement à propos de ce livre qu’ABC a publié dimanche, en plus de l’interview, une première anticipation. François y donne son propre point de vue, encore jamais exprimé, sur le conclave de 2005. 2005 ? Le conclave au cours duquel il a été élu n’a eu lieu qu’en 2013. Ce détail montre à quel point, pour comprendre l’arrière-plan des événements ecclésiastiques récents, il faut considérer la période depuis le pontificat de Jean-Paul II comme un tout, comme une grande lutte, pour ne pas dire une guerre.

La mafia de Saint-Gall avait été créée dans la première moitié des années 90 pour s’opposer, après l’effondrement du bloc de l’Est, au pontificat polonais qui durait déjà « depuis trop longtemps » pour certains, et pour inaugurer une nouvelle ère après sa fin. Le « guerrier froid » [ „Kalte Krieger“] Wojtyla avait rempli sa mission, on voulait maintenant célébrer « la fin de l’histoire » dans l’église aussi. Mais la mort de Jean-Paul II est survenue si tard que le cardinal Martini, l’ « Ante-Papa », l’adversaire progressiste de Wojtyla, n’était plus vraiment en mesure de lui succéder en 2005 en raison de sa maladie. Déjà à l’époque, Bergoglio devait donc prendre le tournant progressiste et faire du pontificat de Wojtyla un « long intermède ». Il est donc clair qu’il y avait dans l’Eglise quelques prélats importants qui connaissaient très bien le cardinal Bergoglio, « l’homme des périphéries ».

Pour les milieux progressistes de l’Eglise, la réorientation irrévocable de l’Eglise a commencé avec Jean XXIII et a été poursuivie, mais non achevée, par Paul VI. Dans cette perspective, Jean-Paul II est considéré comme un « pontificat perturbateur » qui représentait un contre-mouvement restaurateur. Une sorte de dernier sursaut des forces « indietristes ». Selon Martini, Danneels & Co, ce pontificat devait rester un « accident de parcours » et être dépassé le plus rapidement, radicalement et définitivement possible. Au lieu de cela, ce n’est pas Jorge Mario Bergoglio qui a été élu pape en 2005, mais le cardinal Joseph Ratzinger.

Voilà le contexte connu, qui n’a jamais été confirmé officiellement – jusqu’à l’édition de dimanche de ABC.

Dans l’interview que François a accordée à son confident Javier Martínez-Brocal, François lui-même a confirmé le lien entre son pontificat et la mafia de Saint-Gall. Cela se passe d’une manière qui laisse supposer que les personnes concernées ne sont même pas conscientes de la révélation qu’elles ont faite. C’est ce qu’indique le grand titre :

Gros titre en première page et titre : « Ils ont essayé de m’utiliser… ».

François : « Mes souvenirs de Benoît XVI ».
« Ils ont essayé de m’utiliser pour que Ratzinger ne soit pas élu pape ».

Ou bien François, à la fin de son pontificat, essaie-t-il de faire un peu d’édulcoration sur ce point aussi ? La tentative d’établir une continuité entre les pontificats de Benoît XVI et de François parvient peut-être à convaincre les esprits simples, mais dans l’ensemble, c’est un échec. François dit que le pape a une « licence pour raconter », y compris les conclaves.

Cependant, François ne raconte qu’une partie de l’arrière-plan en fonction de ses intérêts, tandis qu’il en passe d’autres sous silence. Concrètement, François s’intéresse à la construction d’une « continuité » entre lui et Benoît XVI. Pour cela, il prend même soi-disant ses distances avec la mafia de Saint-Gall et confirme ainsi pour la première fois l’existence d’un cercle qui voulait « l’utiliser ». François, dans l’intention de s’attacher une gloriole, va jusqu’à s’identifier comme un partisan de Benoît XVI.

Quelle est la crédibilité de cette démarche ? François, le combattant intrépide de tous les « indietristes », comme partisan du pape « indietriste » ? Il n’y a rien de tel que des journalistes non critiques qui gobent tout et ne posent pas de questions.

Une « assimilation » assez singulière de l’Esprit Saint à lui-même est également curieuse. Mais lisez vous-même le passage de l’interview de Javier Martínez-Brocal qui concerne ce point :

ABC : Quelles anecdotes du conclave [2005] vous rappelez-vous ?

Pape François : Je me souviens qu’après la fin du conclave, j’ai dîné avec un prêtre argentin dans un restaurant près de mon logement à Rome, via della Scrofa.
La propriétaire était enceinte, et le garçon qui est né a maintenant plus de dix-huit ans. Je l’appelle chaque année pour son anniversaire. Nous sommes devenus amis lors de ce dîner. Chaque année, ils viennent me rendre visite. C’est drôle, ces amitiés qui restent. Maintenant, ils ont le restaurant sur la place du Panthéon.

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ABC : Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Pape François : Pendant qu’ils nous servaient le dîner, ils m’ont demandé de leur parler du conclave. Mais seulement parce que le prêtre argentin qui m’accompagnait leur a dit : « Celui-ci a failli être élu pape ». Ce qui est un mensonge.

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ABC : Eh bien, je pensais moi aussi que vous étiez sur le point d’être élu lors de ce conclave.

Pape François : Dans ce conclave – c’est bien connu – ils m’ont utilisé. Avant d’aller plus loin, laissez-moi vous dire quelque chose. Les cardinaux ont fait le serment de ne pas révéler ce qui se passe dans le conclave, mais les papes ont une licence pour le raconter.

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ABC : Je comprends. Merci pour cette clarification.

Pape François : Il est arrivé que j’ai obtenu quarante des cent quinze voix dans la chapelle Sixtine. Elles étaient suffisantes pour stopper la candidature du cardinal Joseph Ratzinger, car s’ils avaient continué à voter pour moi, il n’aurait pas pu atteindre la majorité des deux tiers requise pour être élu pape.

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ABC : N’auraient-ils pas pu voter pour vous aussi ?

Pape François : Ce n’était pas l’idée de ceux qui étaient derrière les votes. La manœuvre consistait à introduire mon nom, à empêcher l’élection de Ratzinger et à négocier ensuite un autre troisième candidat. Ils m’ont dit plus tard qu’ils ne voulaient pas d’un pape « étranger ».

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ABC : La manœuvre était une vraie magouille.

Pape François : C’était une manœuvre en bonne et due forme. Il s’agissait d’empêcher l’élection du cardinal Joseph Ratzinger. Ils m’ont utilisé, mais derrière moi, ils pensaient déjà à proposer un autre cardinal. Ils ne s’étaient pas encore mis d’accord sur un nom, mais ils étaient déjà en train de lancer un nom dans la pièce.

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ABC : Quand cela s’est-il produit ?

Pape François : Le conclave a commencé le lundi 18 avril 2005. Le premier vote a eu lieu dans l’après-midi. L’opération a eu lieu lors du deuxième ou troisième vote, le mardi matin 19 avril. Quand j’ai réalisé cela l’après-midi, j’ai dit à un cardinal latino-américain, le Colombien Darío Castrillón : « Ne plaisante pas sur ma candidature, heinj, car je vais dire maintenant que je n’accepterai pas, d’accord ? Laisse moi là-bas ». Et puis, Benoît a été élu.

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ABC : Qu’avez-vous pensé de l’élection du cardinal Joseph Ratzinger comme pape ?

Pape François : Il était mon candidat.

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ABC : Pourquoi avez-vous voté pour lui ?

Pape François : Il était le seul à pouvoir devenir pape à cette époque. Après la révolution de Jean-Paul II, qui était un pontife dynamique, très actif, plein d’initiative, aimant voyager… il fallait un pape capable de maintenir un équilibre sain, un pape de transition.

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ABC : Je me souviens que lors de votre première conférence de presse, dans le vol de retour de Rio de Janeiro, vous avez dit que vous étiez très heureux que Joseph Ratzinger ait été élu pape.

Pape François : Et c’est vrai. S’ils avaient choisi quelqu’un comme moi, qui fait beaucoup de bazar, je n’aurais rien pu faire. A cette époque, cela n’aurait pas été possible. J’étais content. Le pape Benoît XVI était un homme qui suivait le nouveau style. Et ce n’était pas facile pour lui. Il a rencontré beaucoup de résistance au Vatican.

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ABC : Qu’a dit le Saint-Esprit à l’Église avec ce nouveau pape ?

Pape François : Avec l’élection de Joseph Ratzinger, il a dit : « C’est moi qui commande ici. Il n’y a pas de marge de manœuvre ».

L’Esprit Saint ou Jorge Mario Bergoglio ?

La « marge de manœuvre » a été retirée par Bergoglio/pape François lui-même en 2005, et plus précisément par les cardinaux qui l’ont ensuite élu pape en 2013 sans aucune difficulté.

Quelle en était la raison ? En 2005, Bergoglio avait réalisé qu’il n’avait aucune chance d’être élu. Le jésuite volontaire ne voulait pas être utilisé comme simple étrier pour un tiers non nommé qui ne convenait manifestement pas à Bergoglio. Une manœuvre habile qui lui a permis de préserver ses chances pour le prochain conclave. Il n’y a donc pas eu de distance avec « ceux » qui voulaient l' »utiliser », mais seulement un calcul rationnel. Dès que les chiffres étaient bons, ce qui était le cas en 2013, les rangs entre Bergoglio et la mafia de Saint-Gall étaient si serrés qu’il n’y avait vraiment pas de place entre eux pour une feuille de papier.

Avant tout, François se plaît manifestement à répandre un récit de souvenir selon lequel ceux qui critiquent son pontificat devraient être contents, car en fin de compte – dit-il – c’est à lui, Bergoglio, qu’ils doivent l’élection de Benoît XVI.

Finalement, il n’y aurait pas eu de double pontificat Jean-Paul II/Benoît XVI, mais un double pontificat Benoît XVI/François ?

On croirait presque entendre la joie narquoise du pape argentin s’il parvenait à semer la confusion même dans les milieux conservateurs ou attachés à la tradition.

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