Voici une lettre de Mgr Hector Aguer, archevêque émérite de La Plata (où Tucho lui a succédé avant de connaître l’ascension fulgurante que l’on sait). Elle nous parle de la lointaine Argentine, dont l’ex-primat occupe aujourd’hui le trône de Pierre sans avoir ranimé la moindre étincelle de foi (ni même tenté de le faire) dans son pays natal qu’il évite obstinément de visiter, onze ans après son élection.
.
Mais la lettre trouve un puissant écho dans notre pauvre pays, où il ne se passe pas de jour (échéance électorale oblige, sans doute) sans qu’on nous parle d’exactions commises par des mineurs. Les médias, friands de formules-choc, parlent d’ « ensauvagement » de la société (comme si c’était nouveau) mais évitent soigneusement de parler du problème de fond. Mgr Aguer, lui, va droit au coeur de ce problème, dont il identifie les trois causes: pas de famille, pas d’école et pas d’Église.
.
Notons toutefois qu’il y a une spécificité de l’Argentine qui n’est pas reconductible à la France: en Argentine, 48 % de la population vit dans la pauvreté et près de 10 % dans l’extrême pauvreté. Ce n’est pas le cas chez nous, et même dans nos banlieues dites « défavorisées ». La pauvreté est certes un facteur aggravant, mais elle n’explique pas tout, et surttout, elle ne devrait pas être une excuse.

L’absence totale d’un sens authentique de la vérité humaine n’a jamais été observée auparavant, du moins à ce point. C’est là que réside le problème: les jeunes – et même les enfants – n’ont pas été éduqués à reconnaître cette vérité.

.

J’insiste sur la vraie solution, un chemin ardu et coûteux : qu’il y ait une famille, que la famille soit éduquée pour être vraiment une, et que l’école éduque et enseigne, sans idéologie. Et que l’Église retrouve sa place au sein du peuple.

.

Hector Aguer

Lettre d’Argentine

Sans famille, sans école, sans Église. La triste réalité des « pibes chorros » dans une société déchristianisée.

Héctor Aguer

Les nouvelles de crimes commis par des mineurs apparaissent quotidiennement dans les médias argentins. Les « pibes chorros » [enfants voleurs] sont une triste réalité. Très souvent, ils se déplacent sur des motos volées, ce sont les « motochorros ». A ceux-ci s’ajoutent les armées de tueurs à gages – petits soldats – des clans de la drogue.

Les vols s’accompagnent souvent de meurtres. Si le septième commandement de la loi de Dieu est violé parce que la valeur naturelle des biens a été perdue, la vie humaine a également perdu son caractère intangible.

Les enfants et les adolescents tuent avec une facilité surprenante. Les personnes qui conservent un véritable sens des réalités ne se sentent pas en sécurité et se demandent : dans quel monde vivons-nous ? Les sociologues et les philosophes tentent d’esquisser une interprétation et d’identifier les causes de la situation.

Il est juste de parler de causes, au pluriel, car la complexité de la question ne peut être réduite à un seul niveau de raisons. Je note, au passage, la rapidité des changements et le contraste avec la répétition cyclique des phénomènes sociaux, typique du passé. Bien sûr, l’histoire enregistre des révolutions et des catastrophes provoquées par l’homme, mais l’absence totale d’un sens authentique de la vérité humaine n’a jamais été observée auparavant, du moins à ce point. C’est là que réside le problème: les jeunes – et même les enfants – n’ont pas été éduqués à reconnaître cette vérité.

Le phénomène appelé « pibes chorros » a trois causes principales : pas de famille, pas d’école et pas d’Église.

  • La réalité naturelle de la famille a été altérée : il n’y a plus de mari et de femme, mais des « couples », très souvent dissociés. Je rappelle que la réalité du mariage est à l’origine d’une famille vraie et stable ; les enfants en sont le fruit, protégés et formés à la poursuite correcte de la liberté. À notre époque, cependant, il y a une surabondance de familles incomplètes. Généralement, la femme se retrouve seule avec un ou deux enfants, ou plutôt avec un nouveau « partenaire », et elle est souvent harcelée par son ex. La famille n’est plus l’environnement naturel pour l’éducation et la formation de la personnalité des enfants. La figure du beau-père peut être sinistre, surtout pour les filles. La rue prend la place de la famille qui n’existe plus. L’exemple que l’enfant reçoit dès son plus jeune âge le prépare à répéter le cycle d’une famille dysfonctionnelle ou le conduit tout droit à la criminalité. À Rosario, capitale argentine du trafic de drogue, les enfants deviennent des « petits soldats » au service d’une organisation criminelle. Je n’exagère pas.
    Des statistiques ? Deux suffisent. En Argentine, 48 % de la population vit dans la pauvreté et près de 10 % dans l’extrême pauvreté. L’avenir est en danger.

  • La deuxième cause que je pointe du doigt est le manque de scolarisation. Les jeunes délinquants sont souvent des déscolarisés, qui n’ont pas terminé l’école primaire. Il faut reconnaître que, malgré ses défauts, la fréquentation de l’école habitue les enfants à vivre dans un environnement qui les socialise et les aide à distinguer le bien du mal. L’alternative à l’école est la rue. Malgré les limites inhérentes à la laïcité imposée à notre pays au 19ème siècle, la morale naturelle est encore transmise à l’école, le respect de la propriété d’autrui et la valeur de la vie sont enseignés. Mais ce système est actuellement en crise et s’accompagne de la décadence générale de l’Argentine. C’est dans ce contexte qu’apparaissent les « pibes chorros », capables de tuer pour s’emparer d’un sac à dos ou d’un téléphone portable.

  • Enfin, il n’y a pas d’Église. Je tiens à dire que la déchristianisation de l’Argentine a créé un fossé entre l’Église et le peuple. Notre pays est-il encore catholique ? Le père Leonardo Castellani l’a qualifié de catholicisme « mistongo », c’est-à-dire pas très sérieux. Nous constatons deux problèmes profonds qui se sont imposés comme une figure de la réalité séculière : la grande majorité des baptisés ne va pas à la messe le dimanche (cinq pour cent, peut-être), et la première communion est également devenue la seule communion reçue. La communauté ecclésiale ne s’agrandit pas et le nombre de baptêmes continue de baisser.

Les hommes politiques n’ont pas compris le sens de l’article II de la Constitution nationale : l’État soutient le culte catholique. Ils ont réduit ce principe, qui doit être protégé et promu, à « jeter de l’argent aux prêtres », un avantage économique auquel l’épiscopat vient d’ailleurs de renoncer.

Cette décision marque le choix d’une pauvreté matérielle qui rendra impossible une évangélisation efficace de la société. Les évêques de la Conférence épiscopale argentine ne comprennent pas non plus le fameux deuxième article de la Constitution. Le catholicisme couplé à d’autres religions ne sera plus « mistongo », mais étranger à la communauté nationale. Une paroisse qui fonctionne, surtout dans les banlieues, est un lieu d’éducation. C’est là que l’on apprend à suivre Jésus-Christ et que les commandements de la loi de Dieu sont intégrés de manière vitale. C’est là que la société est christianisée. Mais les catholiques pensent que les prêtres sont soutenus par le gouvernement et hésitent à mettre la main à la poche pour les aider.

L’épiscopat argentin a conclu sa semaine « synodale » par un document sociologique critiquant le gouvernement, qu’il ne nomme évidemment pas. Ce n’est pas un hasard si La Nación le mentionne dans ses pages consacrées à la politique. Le texte appelle simplement à l’amour et à la joie (à « todos, todos, todos», selon le secrétaire général). Et cela, selon eux, serait l’Évangile.

Pour en revenir au cas des « pibes chorros », beaucoup proposent une solution désespérée : abaisser l’âge de l’imputabilité de seize ans, comme c’est le cas actuellement, à quatorze ans ou peut-être même moins. Mais une telle mesure ne servirait qu’à remplir les prisons de très jeunes gens qui perfectionneraient leur « art » du crime dans leur cellule.

J’insiste sur la vraie solution, un chemin ardu et coûteux : qu’il y ait une famille, que la famille soit éduquée pour être vraiment une, et que l’école éduque et enseigne, sans idéologie. Et que l’Église retrouve sa place au sein du peuple. Comme Jésus l’a ordonné aux apôtres, que l’Église fasse de tous de vrais chrétiens.

Share This