La « voix historique »,  Laura De Luca, part en retraite après de longues années passées au service de la radio du Pape. Et elle part avec une grande amertume, qu’elle expose dans cette lettre ouverte adressée aux responsables du Dicastère de la Communication et confiée à AM Valli. C’est un témoignage très long, mais précieux, non seulement sur l’ambiance délétère qui règne dans les bureaux de la curie et sur le fonctionnement de l’administration du Saint-Siège (où, depuis l’avènement de François, les réformes annoncées ont du mal à se concrétiser et quand elles le font, ce n’est pas en mieux et où le maître-mot est « du passé faisons table rase »), mais sur les médias en général où le rouleau compresseur de l’outil numérique a tout englouti, faisant des collaborateurs plus âgés « les nouveaux pauvres de la mondialisation informatique ». Au risque, dans ce cas, d’oublier que le message à transmettre est la Parole.

Je voulais être une voix. Un adieu à Radio Vatican

Laura De Luca

Depuis que je suis toute petite, je voulais travailler à la radio. Juste pour être une voix. On me l’a accordé. D’abord, un an dans une radio privée, puis ces quarante dernières années à Radio Vatican. Ce n’était pas n’importe quelle radio, surtout pour une incroyante comme moi. Oui, malgré moi, je ne crois pas en Dieu. Je voudrais bien, mais je ne peux pas. (J’ai déjà écrit publiquement à ce sujet, je n’ai jamais rien caché). ) Il aurait donc pu être fastidieux de raconter les chroniques du monde et le magistère de l’Église en faisant semblant ou en espérant croire tôt ou tard. En revanche, au cours de ces quatre décennies, j’ai eu l’occasion de regarder le monde depuis un observatoire privilégié, qui n’était pas seulement la Cité du Vatican, mais la perspective chrétienne au sens universel. J’étais peut-être moins agnostique que je ne le pensais. Les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI m’ont littéralement formée à une vision de la vie centrée sur le respect de l’homme et de son besoin souvent inconscient de transcendance. Le reste a été fait par les extraordinaires changements d’époque, les nombreuses nouvelles annoncées d’ici, la proximité avec des collègues du monde entier, souvent réfugiés de ces pays où Radio Vatican était la seule voix libre et alternative, parfois écoutée dans la clandestinité. Aujourd’hui, je sais que les gens – moi y compris – ont besoin de Dieu plus qu’ils ne le savent et plus qu’ils ne sont autorisés à l’exprimer, souvent au nom d’idéologies même radicalement opposées.

De 1982 à 2014, j’ai été apprécié en tant que professionnelle, valorisée dans ce que je pouvais faire et dans ce que j’étais, c’est-à-dire avant tout une créatrice et une expérimentatrice. Licenciée en philosophie, licenciée en communication, journaliste professionnelle depuis 1986. Neuvième niveau [je suppose que c’est un grade professionnel, ou un niveau d’études universitaires]. J’ai pratiqué tous les formats et toutes les possibilités du langage radiophonique, à ma propre satisfaction et avec des retours positifs des auditeurs. J’ai souvent été correspondante lors des voyages apostoliques de Jean-Paul II et, pendant des années, j’ai dirigé une petite équipe de rédaction, d’abord pour un programme d’information, puis pour un magazine culturel. Très peu de ressources et beaucoup d’enthousiasme de la part des collègues, des stagiaires et des collaborateurs externes, permanents ou occasionnels. Je tiens à les remercier tous pour le sourire et la générosité avec lesquels ils ont fourni leurs services : il y avait toujours une motivation derrière. Les pères jésuites, qui ont fondé la radio en 1931 grâce au Bill Gates de l’époque (Guglielmo Marconi !) et qui ont donc toujours été à l’avant-garde de la technologie, se sont également montrés suffisamment clairvoyants en ce qui concerne les politiques éditoriales et la gestion du personnel, ainsi que dans le soin apporté à l’aspect humain : tout est certainement perfectible, mais il faut certainement leur reconnaître le mérite de respecter les libertés et les inclinations des individus, toujours dans la protection souple de l’organisation générale et de la disponibilité personnelle. On les rencontrait dans les couloirs, ils gardaient les portes ouvertes, on pouvait même discuter. Ils n’ont même jamais fait de discrimination à mon égard en tant que femme, bien au contraire. En outre, et surtout, ils sont toujours restés des prêtres, tous ou presque, c’est-à-dire des hommes de Dieu, avec la simplicité et la solennité que cela comporte. Et pour cela, je les remercie tous, en particulier le Père Federico Lombardi, le Père Andrzej Majewski, le Père Eberhard von Gemmingen, en me souvenant avec affection du Père Joseph Kolacek et du Père Sesto Quercetti…

De la station Radio Vatican gérée par eux, en revanche, on a toujours dit : machine trop chère, avec des dépenses exagérées pour des revenus inexistants. Cette critique est encore répétée aujourd’hui, notamment en raison de l’urgence économique mondiale actuelle. Cependant, j’ai toujours pensé – et je pense toujours – que ce point de vue misérablement corporatif n’a rien à voir avec la fonction évangélisatrice d’un radiodiffuseur non commercial (même si une plus grande optimisation des dépenses et des tâches lui aurait certainement été bénéfique) et j’ai donc considéré la critique comme injuste, voire déplacée. (à moins qu’elle ne serve à quelque chose d’entièrement différent…). Au contraire, j’y vois un des innombrables exemples qui montrent combien l’Église dénature sa mission lorsqu’elle veut se conformer au monde, courir après ou singer le monde, utiliser ses catégories juste pour se sentir en phase ou pour disposer de moyens qui justifient toute fin.

En 2014, quelques mois après le début du nouveau pontificat, il y eut le tournant que l’on sait. « Style agressif », interventionniste, fortement critique de toutes les expériences passées. Nous avions bon espoir, conscients de l’effort qui serait nécessaire. Ce qui se passe dans la gestion de l’État de la Cité du Vatican et de l’Église universelle, nous l’avons vu avec une douleur inévitable même dans notre propre microcosme : tant de choses ont été balayées, une famille de travail a été dispersée, les compétences et le professionnalisme sont devenus superflus, des machines coûteuses ont été démantelées, certains gaspillages ont été réduits face à de nouvelles dépenses énormes, de nouvelles méthodes et de nouveaux modes de travail ont été invoqués, ainsi que des fusions et des échanges entre différents organismes, institutions et langues, tandis que se multipliaient bureaux, sigles et acronymes.

Mais en échange de quoi ? De quel renouveau, quelles orientations concrètes ? Face à quels projets ? La tumultueuse pars destruens a été suivie de quelle pars construens ? Aucune apparemment. Pas encore. Quel dommage.

Au début, je me suis rendu disponible, en renonçant sans problème à mon autonomie, en sacrifiant les programmes que j’éditais avec ma rédaction (en espérant toutefois que la même fin ne serait pas réservée à mon expérience) et j’ai accueilli favorablement la fusion de nombreux petits groupes de travail, dont le mien, dans une équipe plus importante (…). J’ai l’habitude mentale – voir plus haut – d’expérimenter et de changer. Et je suis également curieuse. Je chante parfaitement comme soliste, mais mon rêve est d’être dans une chorale, de jouer dans un orchestre. Malheureusement, au cours de ces sept années, les personnes nommées pour réorganiser, aux différents niveaux de compétence, la grande équipe de communication du Vatican, revue et corrigée à la lumière de la réforme, ne semblent pas avoir été capables de réorganiser grand-chose. Ils n’ont pas non plus été capables d’optimiser les ressources existantes, d’inventer un système durable à partir de ce qui était déjà largement disponible. Aucun d’entre nous, moi la première, n’a eu la force d’imaginer ce tournant, de se rebeller contre le conformisme, contre les vieilles habitudes de travail, contre l’autoréférence et la méfiance mutuelle, de présenter un nouveau projet de communication globale (radio + web + presse + TV etc.) plus en phase avec l’évolution technologique en cours et avec le changement de rythme dicté par le nouveau pontificat. En bref, aucun d’entre nous ne voulait y croire, et nous n’étions pas non plus motivés ou éduqués pour le croire. Quel dommage.

Quant à moi, j’ai été inexplicablement marginalisée dans les phases répétées, lourdes et inutiles de la refonte de notre programmation radiophonique, obligée de lutter pour me tailler un espace solitaire de survie professionnelle et d’autonomie de pensée, de lutter pour faire accepter quelques formats (dont l’un m’a été demandé plus tard de continuer et d’ « enseigner » aux plus jeunes), ignorée dans mes critiques et mes suggestions, rejetée dans mes offres de collaboration avec d’autres collègues au nom d’ « équilibres personnels » jamais clarifiés, trahie par ceux qui avaient promis de me soutenir, traitée soit comme la dernière-arrivée soit comme la vieille tante qu’on laisse parler plus par respect pour son âge que par considération objective de ses pensées…

J’ai laissé faire, j’ai bu le calice amer jusqu’au fond, en attendant que les projets annoncés mûrissent, que tant de promesses soient tenues, j’ai essayé de comprendre sans protester ni revendiquer quoi que ce soit, en respectant le temps présumé de gestation du changement tant attendu.

Par caractère, je ne revendique jamais de droits, et par modestie, je n’étale pas mes valeurs si les autres ne veulent pas les voir. Jusqu’à ce que je découvre par hasard – il est inélégant de mentionner ce détail, mais je n’ai pas l’intention de l’omettre maintenant – que mon neuvième niveau, à partir d’un certain moment (ou peut-être dès le début), avait été présenté « par erreur » à la nouvelle direction du service comme le huitième (et non par le service du personnel). J’ai soudain compris pourquoi je m’étais retrouvée soumise à des collègues plus jeunes et moins « décorés » (/qualifiés) que moi, assimilés à une secrétaire de rédaction, traitée avec la désinvolture déjà mentionnée. (comprenant enfin beaucoup plus).

Avec d’autres collègues, j’ai également « senti » un chauvinisme masculin inouï, répandu et anachronique (je déteste le féminisme, mais dans ce cas, j’ai fait l’expérience de ce que signifie la marginalisation de genre), j’ai vu des formules de programme banales et ritualisées être présentées comme nouvelles, et des choses et des personnes être changées exprès juste pour donner l’impression que quelque chose bougeait, J’ai vu de nombreuses personnes de mon âge disparaître en préretraite, d’autres démissionner en signe de protestation, j’ai vu des relations de collaboration se refermer du jour au lendemain, j’ai enregistré le découragement de nombreux jeunes, démotivés, aigris, désorientés, ballottés d’une rédaction à l’autre, contraints de signer des décharges injustes concernant d’éventuelles réclamations pour des périodes antérieures de travail sans jamais avoir signé de contrat, etc.

Jusqu’à ce que, en mai 2021, lors du direct tant attendu, à l’occasion d’une visite à notre siège, François pose avec une grossièreté déconcertante cette fameuse question : mais combien de personnes vous écoutent vraiment ? [cf. La méthode (brutale) Bergoglio]

J’ai reconnu dans cette question l’éternelle critique, finalement institutionnalisée au plus haut niveau (bien que dirigée contre les mauvaises personnes) : trop de dépenses pour trop peu de retour. Mais j’ai aussi repensé aux paroles de François lui-même à l’Angélus du 11 novembre 2018 :  » Dieu ne mesure pas la quantité mais la qualité, il scrute le cœur, il regarde la pureté des intentions « . Et j’aimerais vraiment pouvoir le croire.

Il est probable, comme vous le dites souvent, vous qui, à divers titres, êtes en charge de la direction et du destin du dicastère, que nous sommes tous encore « en chemin ». Nous tous, sans exception. Si ce n’était pas que de la rhétorique, comme je le crains, cela ne suffirait certainement pas à dédouaner les auteurs de tant de gaspillage, de confusion et de désorientation. C’est précisément pour cette raison que je ressens le devoir de lancer ce cri de douleur à la fin de ma relation de travail, dans le vague espoir que, avec de nombreuses autres plaintes similaires qui résonnent dans les rédactions, dans les bureaux des directeurs, dans les couloirs, à l’extérieur du bar, dans la bouche des jeunes et des moins jeunes, dans les appels téléphoniques et les courriels des fidèles auditeurs qui se lamentent de la perte de « leur radio », il contribuera d’une manière ou d’une autre à retrouver une certaine clarté et surtout une direction. Et qu’il donne également un sens, au moins rétroactif, à notre travail de plusieurs années. Et cela, au cours de ces derniers mois de plus en plus confus et humiliants, s’est traduit par ma décision d’arrêter de produire des programmes et de me consacrer exclusivement au sauvetage et à la réorganisation des émissions réalisées au cours de ces quatre décennies : un patrimoine considérable, avec des interviews, des voix historiques, des témoignages, des contenus, des idées, même des jam sessions et des tournages de performances externes originales, qui représentent l’engagement précieux de moi et de nombreuses personnes et que je ne voudrais vraiment pas voir finir dans une quelconque décharge. Si nous n’avons pas (encore) de présent, que le passé soit au moins sauvé. Heureusement, cela est en train de se produire grâce au dévouement de quelques collègues volontaires des Archives multimédias de l’édition, qui sont engagés, malgré de nombreuses difficultés, dans la sauvegarde du précieux matériel historique de toute la station de radio et aussi de L’Osservatore : une entreprise considérable. (Pour ceux qui veulent la voir et l’apprécier.) Du reste, le respect de la tradition [ironie?] est une recommandation répétée du Pontife lui-même.

Mais pourquoi, diront certains, ne lancer ce cri de douleur publiquement que maintenant, un peu plus de deux mois avant la retraite, et pas avant ? Je réponds : parce qu’à la radio, les déclarations de fin ont une certaine dignité, elles suscitent un minimum d’attention. Mais aussi pour écarter le soupçon que j’espère un avantage personnel immédiat. Je n’espère plus rien, pour moi, à part ce qui précède. D’un autre côté, je sais très bien que dans cette note de ma part, il y en aura aussi qui ne voudront voir qu’une sortie gratuite et ingrate, lâchement et opportunément tardive. Quel dommage.

Enfant, je voulais travailler à la radio, disais-je. Pour être juste une voix. J’aimais la pauvreté de la radio. Il suffit d’une voix, d’un bruit, d’une musique. Comme la radio est franciscaine, malgré tout. Economique, si vous voulez. Comme elle est humble et révolutionnaire dans sa simplicité. Et comme elle est spirituelle. Comme elle peut enseigner à des langages et des instruments plus innovants et aujourd’hui plus populaires. J’ai toujours su depuis le début, et même sans le savoir, que c’est la bonne façon de rapprocher et en même temps d’aller au loin, de rester en surface tout en creusant en profondeur, de consoler et en même temps de dénoncer, de crier à voix basse, mais surtout de lever les yeux au ciel, de crier la Bonne Nouvelle sur les toits.

Au commencement était la Parole et la Parole était avec Dieu. Oui, juste une Parole. Juste une voix. Et pourtant tellement. J’avais déjà besoin de tout cela sans le savoir. Tant de personnes ont encore besoin de tout cela aujourd’hui, sans le savoir.

Pour conclure…

Ces dernières années, un conflit professionnel spécieux a circulé parmi nous à Radio Vatican : d’un côté les rédacteurs, de l’autre les ingénieurs du son, les techniciens du son. Tant de controverses, tant de susceptibilité, tant de barricades. Jamais exprimée, la présomption a circulé que nous, journalistes et présentateurs, nous considérions comme les premiers de la classe, les seuls penseurs qualifiés, et que les ingénieurs du son, et les technicien de console étaient plutôt méprisés par nous comme des travailleurs de seconde zone. Bien sûr, ce n’était pas vrai, mais beaucoup d’entre eux souffraient d’un complexe d’infériorité injustifié qui les poussait à exiger, parfois sur un ton agressif, le respect dû. Aujourd’hui, alors que la figure du technicien de console n’existe presque plus (quel dommage !), l’opposition n’a pas du tout disparu, mais les rôles ont été inversés : les vrais premiers de la classe, les seuls autorisés à la  » suprématie de la pensée « , semblent être les nouveaux informaticiens… Et ceux qui souffrent de complexes d’infériorité bien plus motivés, ce sont nous, rédacteurs, analphabètes numériques souvent méprisés. Nous sommes donc nous aussi parmi les nouveaux pauvres de la mondialisation informatique : un signe des temps, car il n’est certainement pas possible d’ignorer l’évolution technologique en cours. Cependant, la perspective de ces nouveaux pauvres attire l’attention et suggère un rappel : ce qui se passe, y compris au sein de l’Église, semble être une dangereuse confusion entre le comment et le quoi.

Encore et toujours, pris dans la poursuite du monde, les « hommes de Dieu » (qu’ils soient prêtres ou laïcs responsables de structures importantes) semblent préférer suivre la technologie et le marketing, même au prix de l’oubli de la primauté du message. Qui n’est pas seulement le support, comme l’a prophétisé McLuhan. Mais dans la bouche d’hommes de Dieu, on s’attendrait à beaucoup plus. En tant que pauvre « athée chrétienne » (pas athée dévote), j’attends toujours que quelqu’un revienne et le diffuse, et peut-être même m’apprenne comment le diffuser. Précisément pour le bénéfice de tous les « peuples » de la terre, les derniers en particulier, et nous en premier.

Je crains sincèrement que les styles innovants, les rythmes dynamiques, les changements de mentalité, les nouvelles technologies et l’attention portée au marketing ne suffiront pas à eux seuls à provoquer le changement, ils en seront plutôt l’effet. Et sans une compréhension sincère de l’éternelle jeunesse de la Bonne Nouvelle, fascinés seulement par ce que Paul VI appelait la « peinture superficielle », nous ne ferons que ressembler à ces vieilles femmes refaites qui font semblant de ressembler à des jeunes filles, et finissent par exhiber ce qu’elles voudraient cacher : leur propre vieillesse.

Oui, je voulais juste être une voix. Y compris avec l’intention de crier que le roi est nu, le risque de passer pour la voix de la conscience, un grillon [Pinocchio] parlant voué à être martelé ou, au mieux, ignoré : je le sais très bien.

Du reste, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Dans notre petite histoire, comme dans la grande, voire la très grande.

Je m’excuse pour la longueur (mais il y a un temps pour la synthèse et un temps pour l’analyse), je remercie chacun d’entre vous pour votre grand engagement, passé et futur, et je vous salue cordialement.

Laura De Luca

Share This