Comment changer l'Eglise

Présentation par Ross Douthat, dans le NYT, de son livre sur le pontificat de François, qui sort ces jours-ci (20/3/2018)

 
Le plan papal est soit ingénieux, soit trompeur, selon votre point de vue. Au lieu de changer formellement l'enseignement de l'Église sur le divorce et le remariage, le mariage homosexuel, l'euthanasie - des changements qui sont officiellement impossibles, dépassent les pouvoirs de sa charge - le Vatican de François fait une double manoeuvre.
Tout d'abord, une distinction est établie entre la doctrine et la pratique pastorale, prétendant que le simple changement pastoral peut laisser la vérité doctrinale intacte (...)
En même temps, François a permis une décentralisation tacite de l'autorité doctrinale, selon laquelle des pays et des diocèses différents peuvent adopter des approches différentes sur des questions controversées (...)

Dans le contexte éditorial favorable du cinquième anniversaire de son élection, Ross Douthat, éditorialiste 'conservateur' au NYT, vient de terminer un livre sur François, qui sortira aux Etats-Unis à la fin du mois. Son titre: “To Change the Church: Pope Francis and the Future of Catholicism”, et il est annoncé comme critique. A en juger par l'aperçu qu'il en donne lui-même ici, on pourrait préciser "raisonnablement critique", mais il est compréhensible que lorsqu'on écrit dans le navire-amiral du libéralisme global et du politiquement correct, on doive pratiquer une certaine forme d'auto-censure, autrement dit prendre certaines précautions (sinon, c'est la porte). Ross Douthat, qui en a déjà fait l'expérience à ses dépens (*), essaie donc de conserver un certain recul par rapport aux faits, de faire la part des choses. On ne sait jamais...
Si donc il y a certains concepts exposés ici que je ne peux décidément pas partager, il n'en reste pas moins que l'auteur ne peut pas se classer parmi les thuriféraires. Comme il est loin d'être un réac obtus, et que le public atteint à travers ses articles dans le NYT est très important (question de tirage), c'est une bonne chose.
A noter, sa position est, il me semble, très anglo-saxonne, càd plus focalisée sur le rapport du Pape au monde extérieur, si l'on compare par exemple aux italiens (qui y mettent aussi plus de passion). Mais il faut dire que pour eux, la papauté est un affaire intérieure, presque de famille.

* * *

(*) En juin 2015, Ross Douthat s'était sigalé par la publication d'un article qui avait fait grand bruit dans le milieu catholique "conservateur" «Le Pape François va-t-il briser l'Eglise» (traduit dans ces pages, voir ici: benoit-et-moi.fr/2015-I)
En octobre de la même année, il avait été la cible d'une campagne menée par des théologiens progessistes qui réclamaient sa tête au directeur du NYT au prétexte qu'il avait osé critiqué François (benoit-et-moi.fr/2015-II..chasse-aux-sorcieres-dans-leglise-misericordieuse).

On trouvera tous les articles de ce site relatifs à Ross Douhat ici: goo.gl/W9mDz2

Le Pape François est aimé. Sa papauté pourrait être un désastre.


www.nytimes.com
16 mars 2018
Ma traduction

* * *

La conversation est devenue un classique. Une connaissance amicale - un voisin, ou un parent, ou l'agent immobilier qui s'occupe de notre résidence d'été - m'interroge sur mon travail. Je dis que j'ai écrit un livre sur le Pape, et mon interlocuteur sourit, hoche la tête, et dit: «Il est tellementsi merveilleux» ou «Ce doit être inspirant» ou «J'ai un ami qui adorerait le lire». Et puis je me retrouve finalement en train de dire, mal à l'aise: «Eh bien, il faudrait qu'ils sachent qu'il n'est pas entièrement favorable».

Une pause, perplexe et légèrement dépité. «Mais vous écrivez sur le pape gentil?».

La teneur de ces échanges témoigne du grand succès des cinq années du pape François sur le trône papal. Il dirige une Église qui a passé la décennie précédente empêtrée dans un scandale d'abus sexuels, occupe une charge souvent considérée comme une relique médiévale, et opère dans un environnement médiatique dans lequel la religion traditionnelle en général, et le catholicisme romain en particulier, sont souvent couverts d'un mélange d'ignorance et de malveillance.

Et pourtant, dans un laps de temps remarquablement court - dès les premiers jours après son élection, en réalité - l'ex-Jorge Bergoglio a fait de son pontificat un réceptacle des espoirs religieux dont beaucoup de ses admirateurs n'étaient pas conscients ou ne se souvenaient pas.
Une partie de cette admiration reflète les controverses spécifiques qu'il agite dans l'Eglise, les risques théologiques qu'il prend en poussant à des changements dont les occidentaux libéraux ont tendance à supposer que le catholicisme doit enfin les accepter - avant tout des changements sur la morale sexuelle, en plus d'une libéralisation générale dans la hiérarchie et dans l'Église.

Mais quand les gens disent: «Il me donne envie de croire à nouveau», comme me l'a dit un journaliste catholique non pratiquant au cours d'un de ces embarrassants échanges «qu'avez-vous contre le Pape François?», ils ne prêtent généralement pas une attention particulière aux batailles entre cardinaux et théologiens pour savoir si son programme est clairvoyant ou potentiellement hérétique. Ils ne se concentrent pas non plus sur sa gouvernance du Vatican, où François est un réformateur sans réformes majeures, et où le ménage promis pourrait ne jamais se concrétiser.

Ce à quoi mes amis et connaissances réagissent, concernant ce pape, c'est plutôt l'iconographie de sa papauté - les images saisissantes d'humilité et d'amour chrétien qu'il a créées, du lavement des pieds des prisonniers aux baisers aux défigurés, et aux enfants gambadant autour de lui lors d'événements publics. Comme son homonyme d'Assise, le pape actuel a un grand don (???) pour les gestes qui offrent une imitatio Christi publique, une imitation du Christ. Et la réaction de tellement d'observateurs par ailleurs blasés est un signe de l'attrait qu'il pourrait y avoir dans le christianisme catholique, s'il trouvait un moyen d'ôter les nœuds que le monde moderne a noués autour de son message.

Critiquer un tel pape, c'est donc occuper une position semblable à celle de George Orwell, qui a ouvert un essai sur Gandhi avec l'aphorisme: «Les saints devraient toujours être jugés coupables jusqu'à ce qu'ils soient prouvés innocents». Sauf que les critiques les plus sérieux du pape ne sont pas des sceptiques comme Orwell qui ne croient pas vraiment aux saints: ce sont des catholiques fidèles, pour qui la critique d'un pontife est un peu comme la critique d'un père par son fils. Ce qui signifie qu'ils - nous - risquent toujours de trouver dans leur miroir le frère aîné bien-pensant dans la parabole du fils prodigue de Jésus, qui n'aime pas la libéralité de son père, l'accueil réservé au frère cadet qui rentre enfin à la maison.

Mais c'est encore un risque qu'il faut prendre - parce qu'éviter de critiquer François, c'est minimiser l'importance de ce pape, ne pas rendre justice à l'ampleur de ses ambitions et de ses buts, à sa véritable signification historique, à sa position claire en tant que figure religieuse la plus importante de notre époque (???).

Ces ambitions et ces objectifs ne sont pas ceux pour lesquels il a été élu (??). Les cardinaux qui ont choisi Jorge Bergoglio ont vu en lui comme l'austère outsider (???).

Mais ce type de révolution n'a pas vraiment eu lieu. La vie du Vatican est plus perturbée que sous Benoît XVI, la menace de licenciements ou de purges toujours présente, le pouvoir de certains bureaux réduit, la probabilité d'une réprimande papale a augmenté. Mais les plans de réorganisation ont été différés ; beaucoup de princes de l'église ont trouvé plus de pouvoir sous François; et même les admirateurs du pape se moquent de l'attitude «l'an prochain, l'an prochain...» qui éclaire les discussions sur la réforme.

Pendant ce temps, la réponse du pape au scandale des abus sexuels, d'abord énergique, semble à présent compromise par sa partialité personnelle et par la corruption parmi ses proches. Les derniers mois ont été particulièrement mauvais: François vient de passer une récente visite au Chili à défendre avec véhémence un évêque accusé de fermer les yeux sur les abus sexuels, tandis que l'un de ses principaux conseillers, le cardinal hondurien Óscar Maradiaga, est accusé de protéger un évêque accusé d'abuser de séminaristes, tandis que le cardinal lui-même fait face à des accusations de magouilles financières.

Ainsi, l'idée de ce pape comme «grand réformateur», pour reprendre le titre de la belle (???) biographie du journaliste anglais Austen Ivereigh en 2014, ne peut être justifiée par aucune sorte de gestion romaine. Au lieu de cela, les énergies réformatrices de François ont été dirigées ailleurs, vers deux trêves dramatiques qui remodeleraient radicalement les relations de l'Église avec les grandes puissances du monde moderne.

La première trêve que cherche ce pape est dans la guerre culturelle bien connue de tous dans la société occidentale - le conflit entre les enseignements moraux de l'Église et la façon dont nous vivons aujourd'hui, la lutte pour savoir si l'éthique sexuelle du Nouveau Testament doit être révisée ou abandonnée face aux réalités de la révolution post-sexuelle.

Le plan papal pour une trêve est soit ingénieux, soit trompeur, selon votre point de vue. Au lieu de changer formellement l'enseignement de l'Église sur le divorce et le remariage, le mariage homosexuel, l'euthanasie - des changements qui sont officiellement impossibles, dépassent les pouvoirs de sa charge - le Vatican de François fait une double manoeuvre.
Tout d'abord, une distinction est établie entre la doctrine et la pratique pastorale, prétendant que le simple changement pastoral peut laisser la vérité doctrinale intacte. Ainsi, un catholique remarié pourrait communier sans que sa première union soit déclarée nulle, un catholique qui planifie un suicide assisté pourrait encore recevoir avant les derniers sacrements, et peut-être un catholique gay pourrait-il éventuellement faire bénir son union homosexuelle - et pourtant rien de tout cela ne change l'enseignement de l'Église selon lequel le mariage est indissoluble, le suicide un péché mortel et le mariage homosexuel une impossibilité, à condition qu'il soit toujours traité comme une exception plutôt que comme une règle.
En même temps, François a permis une décentralisation tacite de l'autorité doctrinale, selon laquelle des pays et des diocèses différents peuvent adopter des approches différentes sur des questions controversées. Ainsi, en Allemagne, où l'Église est riche, stérile et à moitié sécularisée, l'ère François a offert un sauf-conduit pour procéder à divers mouvements de libéralisation, de la communion pour les remariés à l'intercommunion avec les protestants - alors que de l'autre côté de l'Oder en Pologne, les évêques procèdent comme si Jean Paul II siègeait toujours sur le trône papal et que son enseignement était toujours pleinement en vigueur. L'approche de l'Église au suicide assisté est traditionnelle si vous écoutez les évêques de l'Ouest canadien, flexible et accommodante si vous écoutez les évêques des provinces maritimes du Canada. Aux États-Unis, les personnes nommées par François à Chicago et à San Diego prennent la tête de la promotion d'un "nouveau paradigme" sur le sexe et le mariage, tandis que les archevêques plus conservateurs, de Philadelphie à Portland (Oregon), s'en tiennent à l'ancien. Et ainsi de suite.
Ces divisions géographiques datent d'avant François, mais contrairement à ses prédécesseurs, il les a bénies, encouragées et il a permis à de potentiels libéralisateurs de développer davantage leurs ambitions. En effet, il expérimente un modèle beaucoup plus anglican pour le fonctionnement de l'Église catholique - dans lequel les enseignements traditionnels de l'Église sont disponibles mais non requis, et où des diocèses différents et des pays différents peuvent évoluer graduellement en s'éloignant les uns des autres, théologiquement et autrement.

Cette expérience est l'effort le plus important de son pontificat, mais l'année dernière, il en a ajouté un deuxième, en cherchant une trêve non pas avec une culture mais avec un régime: le gouvernement communiste en Chine. François veut un compromis avec Pékin qui réconcilierait l'Église catholique clandestine chinoise, fidèle à Rome, avec l'Église catholique "patriotique" dominée par les communistes. Une telle réconciliation, si elle est accomplie, exigerait que l'Église cède explicitement au Politburo une partie de son autorité pour nommer les évêques - une concession familière depuis les différends Église médiévale-État, mais que l'Église moderne a essayé de laisser derrière elle.

Une trêve avec Pékin serait différente de la trêve avec la révolution sexuelle, en ce qu'aucune question doctrinale spécifique n'est en jeu, et personne ne doute que le pape ait l'autorité pour conclure un concordat avec un régime jusque-là hostile et persécuteur. En effet, il s'appuie sur les efforts diplomatiques de ses prédécesseurs, bien que tous deux aient refusé de prendre la lourde décision de conclure un accord formel.

Mais les deux trêves sont similaires en ce sens qu'elles accéléreraient la transformation du catholicisme en une confédération d'Églises nationales - libérales et semi-protestantes en Europe du Nord, conservatrices en Afrique subsaharienne, supervisées par les communistes en Chine. Elles sont similaires en ce sens qu'elles traitent les préoccupations de nombreux catholiques fidèles - croyants conservateurs en Occident, paroissiens clandestins en Chine - comme des obstacles à la grande stratégie du pape. Elles sont similaires en ce sens qu'elles ont tous deux dressé le spectre du schisme en opposant les cardinaux aux cardinaux et parfois au pape lui-même.

Surtout, les deux trêves sont semblables en ce sens qu'elles prennent de grands risques - dans un cas, la cohérence de la doctrine catholique et sa fidélité à Jésus; dans l'autre, la clarté du témoignage catholique pour la dignité humaine - pour réconcilier l'Église avec les puissances terrestres. Et elles prennent ces risques à un moment où ni le communisme chinois ni le libéralisme occidental ne ressemblent vraiment à des modèles sûrs d'eux-mêmes et résistants pour l'avenir humain - le premier glissant vers le totalitarisme, le second anxieux et décadent, assailli par les révoltes populistes.

Ce qui signifie que si ces deux paris tournent mal, l'héritage de François sera sévèrement jugé - malgré son charisme, son effet sur les observateurs séculiers, et tous les autres éléments de l'«effet François».

Les risques du pari chinois sont déjà apparents dans le langage étrangement obséquieux que les alliés de François ont utilisé envers le régime communiste, et leur empressement à rassurer Pékin sur le fait que, contrairement, disons, aux évangéliques américains, Rome ne suivrait jamais la route dangereuse du mélange religion-politique.

Si les tendances actuelles se poursuivent, la Chine pourrait avoir l'une des plus grandes populations chrétiennes du monde d'ici la fin du siècle, et cette population est déjà fortement évangéliques; en effet, le désir du Vatican de conclure un accord avec Pékin est influencé par le fait qu'un catholicisme chinois divisé est exclu pour les convertis.

Mais si cet accord lie définitivement l'Église romaine à un régime corrompu et condamné, François aura cédé l'autorité morale méritée par les générations persécutées, et aussi l'avenir chinois à ces Églises chrétiennes, évangéliques en particulier, qui sont moins enclines à flatter et à cajoler leurs persécuteurs.

Le pari sur une approche anglicane de la foi et de la morale est encore plus risqué - comme en témoignent les schismes anglicans. Le «nouveau paradigme» du pape a désamorcé la menace immédiate de schisme en maintenant une ambiguïté étudiée chaque fois qu'elle est contestée. Mais il fera en sorte que les factions de l'Église, déjà polarisées et en conflit, s'éloignent de plus en plus. Et il implique une rupture (ou, si vous préférez, une avancée) dans la compréhension de la façon dont les enseignements de l'Église peuvent et ne peuvent pas changer - une rupture moins dramatique dans l'effet immédiat que les réformes du Concile Vatican II, mais finalement plus profonde dans ses implications pour le catholicisme.

L'entourage de François est convaincu qu'une telle révolution est ce que veut l'Esprit Saint (???) - que les tentatives de Jean-Paul II et Benoît de maintenir la continuité entre l'Eglise avant et après Vatican II ont fini par étouffer le renouveau.

Ils ont raison de dire que le paradigme de Jean-Paul II était truffé de failles et de tensions; la facilité avec laquelle François a rouvert des débats que les conservateurs considéraient comme clos en témoigne. Mais ce pape n'a pas seulement exposé les tensions; il les a exacerbées, encourageant des ambitions radicales parmi ses alliés et poussant les conservateurs déçus vers le traditionalisme. Comme certains papes médiévaux imprudents, François a poussé l'autorité papale jusqu'à ses limites - théologique cette fois, non pas temporelles, mais non moins dangereuse pour cela.

Tout cela fait une matière intéressante pour ceux d'entre nous qui écrivent sur l'Église. Les trêves ne sont pas satisfaisantes, l'instabilité passionne et les guerres civiles théologiques peuvent valoir la peine d'être menées. Mais il n'y a pas encore de signe que la libéralisation de François ramène ses admirateurs catholiques sur les bancs des églises; de l'Allemagne à l'Australie et à son Amérique latine natale, le déclin institutionnel de l'Église se poursuit. Et soutenir un catholicisme-dans-l'immédiat, comme l'ont fait ses prédécesseurs immédiats, n'est pas une réalisation à abandonner à la légère. Alors que l'accélération de la division, quand votre office est de maintenir l'unité et la continuité, est une affaire sérieuse - surtout lorsque la résolution finale est si difficile à imaginer ou à prévoir.

Il est sage pour nous, catholiques critiques de François, de tempérer notre présomption, toujours en reconnaissant la possibilité que nous soyons induits en erreur ou que nous ayons manqué quelque chose, et que cette histoire puisse se terminer avec ce pape populaire s'avérant être visionnaire et héroïque (???).

Mais choisir un chemin qui pourrait n'avoir que deux destinations - héro ou hérétique - est aussi un acte de présomption, même pour un pape. Surtout pour un pape.

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