Plaidoyer pour le Concile
Le Père Scalese répond à un prêtre nostalgique d'avant le Concile, qui voit en Vatican II une catastrophe dont découle de façon exclusive la situation actuelle de l'Eglise. A ne pas manquer (25/1/2018)
>>> Dernier article du P. Scalese sur ce sujet: benoit-et-moi.fr/2017...
<Opportune Importune> est un blog italien très lu, au moins dans un certain milieu, né (si mon souvenir est exact) au lendemain du 13 mars 2013, dont l'auteur a choisi le pseudo de 'Cesare Baronio' , du nom d'un prêtre oratorien italien ayant vécu au XVIe siècle, historien de renom, cardinal, et qui fut entre autre bibliothécaire du Vatican.
Il adopte un ton généralement très polémique, à la fois anti-bergoglien, et anti-concile - ce qui ne prouve d'ailleurs nullement, comme l'affirment en toute mauvaise foi les fameux "thuriféraires" que TOUS les opposants à François se recrutent parmi les nostalgiques de la période pré-concilaire, seulement que cette dernière catégorie est - de façon naturelle, pourrait-on dire - globalement opposée au Pape actuel, mais, c'est vrai aussi, malheureusement, à Benoît XVI. Sans oublier le fait qu'elle jouit d'une audience très faible et qu'elle est la cible d'un ostracisme quasi-unanime qui rend son influence pratiquement nulle.
'Cesare Baronio' appartient vraisemblablement à la génération qui a été formée avant Vatican II.
Dans un très long article en date du 20 janvier, il emprunte l'artifice littéraire d'une lettre adressée à un confrère plus jeune, un prêtre générique, dans laquelle il développe l'idée, résumée dans le titre, d'un Concile qui aurait été "une tromperie qui dure depuis 50 ans".
Il faut admettre que certains de ses arguments sont troublants, et ne manquent pas de justesse: "A leurs fruits, vous les reconnaîtrez" (Matthieu, 7).
Seul un prêtre pouvait lui répondre.
Le Père Scalese, qui s'est senti, ne serait-ce que pour des raisons autobiographiques, visé personnellement par la lettre de 'Cesare Baronio', et qu'on peut qualifier de "prêtre conciliaire raisonnablement critique - ou plutôt éclairé" (le Concile lui tient particulièrement à coeur - voir sur mon site -, qu'on se souvienne de l'un de ses premiers articles, en 2009, sur "l'Esprit du Concile"), le fait avec des arguments autobiographiques mais aussi historiques. C'est peu de dire que la lecture de sa réponse est très éclairante.
Précisons qu'il n'est pas absolument nécessaire d'avoir lu la lettre de 'Cesare Baronio' pour apprécier et comprendre la réponse: les passages les plus significatifs de cette lettre sont cités explicitement.
Une tromperie qui dure depuis cinquante ans?
Père Giovanni Scalese CRSP
querculanus.blogspot.fr
24 janvier 2018
Ma traduction
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Ces jours-ci, "Cesare Baronio" a écrit sur son site <Opportune Importune> une «Lettre à un prêtre. Considérations sur une tromperie qui a duré cinquante ans». Je ne sais pas qui est "Cesare Baronio"; d'après certains indices, je comprends qu'il s'agit d'un Monsignore (du moins, c'est ainsi que tout le monde s'adresse à lui) avec qui je pourrais avoir des traits communs: il fréquente Campo de'Fiori [célèbre place de Rome], près d'où je suis né et ai grandi (...); ayant choisi comme pseudonyme le nom du célèbre cardinal oratorien, il pourrait avoir, comme l'auteur de ces lignes, des ascendances soranaises [de Sora, dans le Latium, dont est originaire le cardinal Baronio]. Il me semble percevoir quelques références autobiographiques dans la description du «vieux monsignore ronchon» présent dans la lettre:
Et pourtant, ce vieux monsignore avait été mis à la retraite anticipée parce qu'il ne voulait pas célébrer le Novus Ordo et critiquait le Concile. Ils l'avaient invité à partir de façon plutôt brutale, le confinant dans un bureau poussiéreux et lui enlevant le soin des âmes. Mais lui, comme d'autres traditionalistes, était un fanatique, quelqu'un qui accusait l'Église d'avoir renié elle-même et son passé, d'avoir fait siennes les erreurs des hérétiques. Même si, quand tu le rencontrais, il te saluait toujours, et une fois tu as même fait appel à lui pour confesser pendant les "Missions Populaires" [Missioni al Popolo, initiative pastorale apparemment née en Italie...], et il ne t'a pas semblé si rigide.
D'une certaine façon, je me considère comme l'un des destinataires de la lettre. Le problème, c'est qu'on ne sait pas exactement à qui elle s'adresse. J'ai l'impression que la lettre superpose deux générations, contiguës mais distinctes: d'une part, il s'adresse à ceux de la génération de Monsignore (formés avant le Concile et qui étaient déjà prêtres lorsqu'ils ont dû commencer à mettre en œuvre les réformes souhaitées par le Concile); d'autre part, il fait allusion dans certains passages à ceux qui, comme moi, ont vécu le Concile enfants, ont tout juste eu le temps de servir la Messe antique, ont accompli toute leur formation et sont devenus prêtres après le Concile.
À mon avis, la génération à laquelle appartient Baronio pourrait se diviser grosso modo en trois groupes: ceux qui, comme le Cardinal Martini, ressentaient un manque d'air dans l'Église préconciliaire et considéraient le Concile comme une libération; ceux qui, comme notre Monsignore, se sentaient pleinement à l'aise dans l'Église préconciliaire, n'ont jamais compris pourquoi on devait faire un Concile, ne l'ont jamais compris, ne l'ont pas accepté et continuent à le considérer comme l'origine de tous les maux de l'Église; enfin, et ils sont la majorité, ceux qui l'ont "subi" et, avec différents degrés de conviction (allant de l'obéissance passive à l'enthousiasme), l'ont accepté et ont fait des efforts, bien ou mal, pour le mettre en œuvre. Il me semble que la lettre de Baronio s'adresse avant tout à ces derniers.
Ma génération se trouve dans une situation différente. Bien que probablement quelques années seulement nous séparent de la génération précédente, notre relation avec le Concile est différente. Quand celui-ci s'est déroulé, nous étions enfants; quand nous sommes entrés au séminaire, le Concile s'était conclu depuis une dizaine d'années; toute notre formation s'est déroulée à la lumière du Concile. On pourrait dire que le Concile, nous l'avons assimilé avec le lait maternel (le "lait" de la Sainte Mère Eglise). Nous, le Concile, nous ne l'avons pas subi; pour nous, c'était un fait acquis. Certaines des expressions du début de la lettre de Baronio semblent nous être adressées:
Toi, comme tant d'autres prêtres, tu as été formé à l'école de Vatican II, tu as appris à célébrer ses rites, tu as étudié ses documents. Ce Concile t'a façonné.
Pour nous, le Concile n'a pas fait l'objet de controverses (pour ou contre); c'était l'air que nous respirions. Mais, précisément parce que nous étions étrangers aux factions opposées de nos prédécesseurs, nous pouvions regarder le Concile et sa mise en œuvre, encore en cours, avec un certain détachement, libres d'en identifier aussi les limites et surtout les interprétations et les applications les plus discutables. Évidemment, même au sein de ma génération, il y avait et il continue d'y avoir des sensibilités et des orientations différentes, mais l'attitude de base à l'égard du Concile est, je crois, plus ou moins la même pour la grande majorité d'entre nous.
Monsignore, dans sa lettre, fait un tour d'horizon de ces cinquante années, décrivant en détail la progressivité des réformes, surtout dans les années suivant immédiatement le Concile. Comme je me souviens très bien de ces années, il me semble que la narration de Baronio correspond exactement à la réalité. Beaucoup plus sommaire et approximatif apparaît le récit des années plus récentes, surtout celles du long pontificat de Jean-Paul II, peut-être pour arriver plus vite au Pontificat de Benoît XVI («une parenthèse») et au pontificat actuel.
Avec quelle intention? Celle de montrer que ce qui se passe aujourd'hui dans l'Église n'est pas en opposition avec ce qui s'est passé jusqu'à présent, mais doit être lu comme la conclusion logique d'un processus qui a commencé il y a cinquante ans. Relisons le titre de l'article: «Une tromperie qui a duré cinquante ans». Eh oui, parce que c'est la substantifique moëlle de la lettre: tout était déjà écrit il y a cinquante ans; ce qui se passe aujourd'hui a été planifié et mis en œuvre progressivement.
Ce qu'ils t'ont fait, ce qu'ils ont fait à chacun d'entre nous, ce fut de te faire croire, à petits pas, que rien ne changeait, même si en réalité tout changeait. Et pas seulement les choses superficielles, mais aussi la doctrine, la morale, la liturgie, la spiritualité. Une escroquerie colossale, dans laquelle sont tombés non seulement les fidèles et le petit clergé, mais aussi de nombreux évêques et cardinaux. Une terrible tromperie, menée avec une ruse diabolique […]
Mais si tu admets que tu t'es laissé tromper; si tu reconnais avoir prêté foi et obéissance à quelqu'un qui, dans son cœur, avait bien clairs les objectifs à atteindre; si tu commences à comprendre que tu as été utilisé pour donner un semblant de respectabilité à ceux qui, au sein de l'Église, complotaient pour la démolir, tu ne peux pas prétendre que l'apostasie actuelle est née de rien, et que les équivoques insinués délibérément dans les textes du Concile, n'avaient pas été conçus pour atteindre des buts qui, si on te les avait annoncés directement alors, auraient suscité une rebellion de tous les prêtres, et de toi aussi.
Personnellement, je suis convaincu qu'il y avait un plan pour démolir l'Église; mais un tel plan n'a pas été formulé au Concile; il lui est antérieur. Le Concile faisait certainement partie de ce plan, mais il ne s'est pas déroulé comme prévu; de même que ne se sont pas déroulées selon le programme les cinquante annés après le Concile. Ce n'est pas pour rien que les forces de dissolution ont continué à comploter pendant ces cinquantes années, jusqu'à ce qu'elles aient réussi à conquérir le pouvoir. Est-ce un hasard si leur objectif aujourd'hui est le démantellement tout ce qui avait été avec peine reconstruit après la démolition généralisée de l'après-Concile?
Monsignore est convaincu qu'à l'origine de la situation actuelle il y a le Concile et que c'est la preuve irréfutable de ce que seuls quelques-uns avaient compris depuis le début («Ce qui s'est passé durant ces cinquante années ne pouvait pas être compris de tous»): que le Concile était intrinsèquement mauvais:
Si ce Concile était bon, il n'aurait pas eu un destin différent de celui réservé aux autres Conciles qui l'ont précédé, tu ne crois pas? Si ce Concile était bon, il n'aurait pas donné lieu à des équivoques, il ne légitimerait pas ceux qui, en le citant, légitiment les pires déviations doctrinales et morales. Si ce Concile était bon, il contiendrait comme d'autres la condamnation des erreurs qui s'opposent à son enseignement. Et, pour être honnête jusqu'au bout: si ce Concile était bon, il n'aurait pas été la cause de la crise de l'Église, de la défection du clergé, de l'immoralité dans les Séminaires et dans les universités, de l'abandon des vocations, de la diminution de la fréquence des sacrements, de la perte de la foi dans le peuple.
D'un autre côté, qui l'a fait, ce Concile? Des théologiens érudits, ou plutôt des hérétiques déjà condamnés par le Saint-Office? De doctes moralistes ou des personnages avec une conduite au moins discutable et des idées révolutionnaires? Des experts liturgistes, ou des adeptes du modernisme, avec des pasteurs luthériens? Comment peux-tu penser honnêtement que la rébellion contre Dieu et la trahison de l'Église peuvent avoir donné de bons résultats?
Quand donc, je te le demande, un Concile a-t-il causé tant de torts et de dommages à l'Église? Est-ce arrivé avec le Concile de Nicée, avec celui de Constantinople, avec le Tridentin, avec le Concile Vatican I? Certainement pas: après tous ces Concile, l'Eglise a bénéficié de conversions, de véritables réformes, de nouveaux Ordres religieux, d'un nouvel élan apostolique, de Saints et de Saintes exemplaires et d'édification pour les fidèles. Et qu'a produit ce Concile Vatican II?
Dans cette partie, qui est la conclusion de la lettre de Baronio, apparaissent clairement toutes les limites de sa dénonciation. Tout d'abord, une simplification historique hâtive: tous les Conciles du passé ont eu des effets bénéfiques; seul Vatican II a eu des effets désastreux. Peut-être que si l'on étudiait l'histoire avec une plus grande attentiion, on s'apercevrait que dans le passé aussi, les Conciles ont été accompagnés de polémiques et de luttes souvent violentes. Du reste, il suffirait d'aller relire le discours de Benoît XVI à la Curie romaine du 22 décembre 2005:
Personne ne peut nier que, dans de vastes parties de l'Eglise, la réception du Concile s'est déroulée de manière plutôt difficile, même sans vouloir appliquer à ce qui s'est passé en ces années la description que le grand Docteur de l'Eglise, saint Basile, fait de la situation de l'Eglise après le Concile de Nicée: il la compare à une bataille navale dans l'obscurité de la tempête, disant entre autres: "Le cri rauque de ceux qui, en raison de la discorde, se dressent les uns contre les autres, les bavardages incompréhensibles, le bruit confus des clameurs ininterrompues a désormais rempli presque toute l'Eglise en faussant, par excès ou par défaut, la juste doctrine de la foi...".
Le Concile, voit-on affirmé, est cité pour légitimer les pires déviations doctrinales et morales.
Honnêtement, il ne me semble pas que Vatican II soit tellement cité que cela, de nos jours. On se réfère à un vague "esprit du Concile", mais on ne cherche pas dans les textes conciliaires le fondement de ces déviations. Aussi parce que, même s'il peut y avoir dans le Concile des ambiguïtés de langage, il me semble plutôt ardu d'y trouver le soutien à certaines théories. Du reste, cette attitude d'indifférence envers les textes du Concile n'est pas surprenante: elle fait partie de la thèse de l'Ecole de Bologne, selon laquelle ce qui compte c'est l'événement conciliaire, et non ses documents, fruits de compromis au rabais. Les textes du Concile ont certainement été cités davantage au cours des cinquante dernières années, lorsqu'ils ont servi de base à la "reconstruction" dont nous parlions plus haut (pensez, pour ne citer qu'un exemple, au Catéchisme de l'Église catholique).
La preuve de la bonté d'un concile résiderait, selon Monsignore, dans la condamnation des erreurs qui s'opposent à son enseignement.
On peut certainement discuter de l'opportunité du choix de Vatican II de ne pas formuler de dogmes et de ne pas lancer d'anathème; comment on peut discuter de la pertinence de le considérer simplement comme un Concile pastoral. Mais cela n'enlève rien à sa légitimité, à son autorité et à la valeur de ses enseignements.
Une autre preuve du caractère pervers du Concile serait donnée, selon Baronio, par l'identité de ses auteurs. À la question: «Qui l'a fait, ce Concile?», il répond en énumérant des hérétiques, des personnages de conduite douteuse et d'idées révolutionnaires, des adeptes du modernisme et des pasteurs luthériens, qui auront été là, mais en oubliant complètement les principaux protagonistes du Concile, à savoir les Évêques. Cela ne me semble pas être un détail secondaire: un Concile est d'abord fait par les évêques. Qu'ensuite ceux-ci se servent du travail de théologiens et d'experts (qui peuvent être plus ou moins orthodoxes), c'est vrai, mais à la fin ce sont les Évêques qui approuvent les documents finaux; et c'est à eux que l'assistance de l'Esprit Saint est garantie.
Il me semble donc que la thèse selon laquelle «la cause de la crise de l'Église, de la défection du clergé, de l'immoralité dans les Séminaires et dans les universités, de l'abandon des vocations, de la diminution de la fréquence des sacrements, de la perte de la foi dans le peuple» a été le Concile, reste largement non démontrée.
Les phénomènes énumérés - indéniables - peuvent trouver une explication exhaustive dans de nombreux facteurs autres que Vatican II. Le fait qu'ils se soient produits après le Concile ne prouve pas qu'ils se sont produits à cause du Concile (post hoc, ergo propter hoc).
Personnellement, je crois que ces phénomènes ne doivent pas être attribués au Concile Vatican II, mais plutôt à sa non-application. Pour donner un exemple, les couvents sont vides non pas parce que les ordres religieux ont mis en œuvre le renouveau souhaité par le Concile, mais précisément parce qu'ils ne l'ont pas fait. Le Concile n'a pas demandé aux religieux d'assouplir la discipline, mais plutôt de redécouvrir l'inspiration primitive. Les instituts (peu nombreux, en vérité) qui l'ont fait n'ont pas connu de crise des vocations. Plus généralement, je crois que l'Église est en crise non pas parce qu'il y a eu Vatican II, mais parce que ce Concile a été trahi.
Penser que, pour contrer la dérive actuelle, il est nécessaire d'abjurer Vatican II et revenir à la situation antérieure est une pure illusion. Non seulement parce que l'histoire ne revient jamais en arrière, mais aussi et surtout parce que, sans le Concile, nous n'aurions pas les instruments pour lire correctement la situation actuelle, en évaluer la gravité réelle et y trouver un remède adéquat.
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