La lettre de Benoît XVI au Cardinal Müller
Contribution au livre collectif publié pour le 70e anniversaire du cardinal (1er/1/2018, mise à jour le 2/1)
>>> Voir ici: benoit-et-moi.fr/2017
Eminence, cher confrère,
Ton 70e anniversaire approche, et bien que je ne sois plus en mesure d'écrire une véritable contribution scientifique pour le recueil d'analyses qui te sera consacré pour cette occasion, je voudrais y participer malgré tout avec un mot de salut et de remerciement.
Vingt-deux ans se sont écoulés depuis que tu m'as offert ton Katholische Dogmatik für Studium und Praxis der Theologie en mars 1995. Ce fut pour moi à ce moment-là un signe encourageant que dans la génération théologique post-conciliaire aussi, il y avait des penseurs avec le courage d'aborder la totalité, c'est-à-dire de présenter la foi de l'Église dans son unité et son intégralité. En effet, tout comme l'exploration des détails est importante, il n'est pas moins important que la foi de l'Église apparaisse dans son unité interne et dans son intégrité, et qu'en fin de compte la simplicité de la foi émerge de toutes les réflexions théologiques complexes. Parce que le sentiment que l'Eglise nous charge d'un fardeau de choses incompréhensibles, qui finalement ne peuvent intéresser que les spécialistes, est le principal obstacle à la proclamation du 'oui' au Dieu qui nous parle en Jésus-Christ. À mon avis, on ne devient pas un grand théologien parce qu'on est capable de traiter de détails minutieux et difficiles, mais parce qu'on est en mesure de présenter l'unité ultime et la simplicité de la foi.
Mais ton Dogmatik en un volume m'a également intéressé pour une raison autobiographique. Karl Rahner avait présenté dans le premier volume de ses écrits un projet pour une nouvelle construction de la dogmatique, qu'il avait élaborée avec Hans Urs Von Balthasar. Ce fait éveilla évidemment en nous tous une soif incroyable de voir ce schéma rempli de contenu et mené à son terme. Le désir d'une dogmatique signée Rahner-Balthasar, qui naquit à cette occasion, se heurta à un problème éditorial. Dans les années 1950, Erich Wewel avait convaincu le père Bernard Häring d'écrire un manuel de théologie morale qui, après sa publication, devint un grand succès. Alors, l'éditeur eut une idée: que dans la dogmatique aussi quelque chose de semblable devait être fait et qu'il était nécessaire que ce travail fût écrit en un seul volume, d'une seule main. Il s'est évidemment adressé à Karl Rahner, lui demandant d'écrire ce livre. Mais Rahner s'était empêtré entre-temps dans une telle masse d'engagements qu'on ne pouvait pas s'attendre à ce qu'il accomplisse une si grande entreprise. Curieusement, il conseilla à l'éditeur de s'adresser à moi qui, au début de mon chemin, enseignait la théologie dogmatique et fondamentale à Freising. Cependant, bien que j'en fusse à mes débuts, j'étais moi aussi impliqué dans de nombreux engagements et je ne me sentais pas capable d'écrire un travail aussi imposant en un temps acceptable. Alors je demandai de pouvoir impliquer un collaborateur - mon ami le père Alois Grillmeier. Dans la mesure du possible, j'ai travaillé sur le projet et j'ai rencontré le Père Grillmeier à plusieurs reprises pour une consultation approfondie. Cependant, le Concile Vatican II requérait tous mes efforts, en plus de me demander de réfléchir d'une manière nouvelle à toute l'exposition traditionnelle de la doctrine de la foi de l'Église. Lorsque je fus nommé archevêque de Münich-Freising en 1977, il était clair que je ne pouvais plus penser à une telle entreprise. Quand en 1995 ton livre m'est arrivé entre mes mains, je vis de façon inattendue qu'un théologien de la génération suivant la mienne avait réalisé ce qui avait été souhaité plus tôt, mais qu'il n'avait pas été possible d'accomplir.
J'ai ensuite pu te connaître personnellement, quand la Conférence épiscopale allemande te proposa comme membre de la Commission théologique internationale. Tu t'y distinguas avant tout pour la richesse de ton savoir et pour la fidélité à la foi de l'Église qui jaillissait de toi. Lorsque le Cardinal Levada quitta son poste de Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi pour des raisons d'âge en 2012, tu apparus, après diverses réflexions, comme l'évêque le plus apte à recevoir cette charge.
Quand j'acceptai cet office en 1981, l'archevêque Hamer - alors secrétaire de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi - m'expliqua que le Préfet ne devait pas nécessairement être théologien, mais un sage qui, en abordant les questions théologiques, ne fît pas d'évaluations spécifiques, mais reconnût ce qu'il fallait faire à ce moment pour l'Église. La compétence théologique, on devait plutôt la trouver chez le secrétaire qui dirige les Consulta, c'est-à-dire les réunions d'experts, qui ensemble donnent un jugement scientifique précis. Mais comme en politique, la dernière décision n'appartient pas aux théologiens, mais aux sages, qui connaissent les aspects scientifiques et, en plus de ceux-ci, savent considérer l'ensemble de la vie d'une grande communauté. Durant les années de mon office, j'ai cherché à répondre à ce critère. Dans quelle mesure j'y ai réussi, d'autres peuvent l'évaluer.
Dans les temps confus dans lesquels nous vivons, l'ensemble de compétence théologique, scientifique, et de sagesse, de celui qui doit prendre la décision finale me semble très important. Je pense, par exemple, que dans la réforme liturgique, les choses se seraient terminées différemment si la parole des experts n'avait pas été la dernière instance, mais si, en plus, une sagesse capable de reconnaître les limites de l'approche d'un "simple" spécialiste avait jugé.
Au cours de tes années romaines, tu t'es toujours employé à ne pas agir seulement comme spécialiste, mais aussi comme sage, comme père dans l'Église. Tu as défendu les traditions claires de la foi, mais selon la ligne du Pape François, tu as cherché à comprendre comment elles peuvent être vécues aujourd'hui.
Le Pape Paul VI voulait que les grandes charges de la Curie - celle du Préfet et du Secrétaire - ne fussent assignées que pour cinq ans, afin de protéger ainsi la liberté du Pape et la flexibilité du travail de la Curie. Entre-temps, ton contrat quinquennal à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a pris fin. De cette façon, tu n'as plus une charge spécifique, mais un prêtre et surtout un évêque et un cardinal ne part jamais en retraite. C'est pour cette raison que tu peux, et que tu pourras aussi à l'avenir, servir publiquement la foi, à partir de l'essence intime de ta mission sacerdotale et de ton charisme théologique. Nous sommes tous heureux qu'avec ta grande et profonde responsabilité et le don de la parole qui t'est fait, tu seras aussi présent dans le futur, dans la lutte de notre temps pour une juste compréhension de la condition d'homme et de chrétien. Que le Seigneur te soutienne.
Enfin, je tiens également à exprimer un remerciement tout personnel. En tant qu'évêque de Ratisbonne, tu as fondé l'Institut Papst Benedikt XVI, qui - dirigé par l'un de tes élèves - accomplit un travail vraiment louable pour maintenir publiquement présent mon travail théologique dans toutes ses dimensions. Que le Seigneur te récompense de tes efforts.
Cité du Vatican, Monastère Mater Ecclesiae
31 juillet 2017
Fête de saint Ignace de Loyola
Ton Benoît XVI
Mise à jour (2/1)
Deux jours après sa publication en italien (je n'ose parler de ma pauvre traduction en français), ce texte du Pape n'a encore eu pratiquement aucun écho.
La page Facebook <La Vigna del Signore>, qui se fait habituellement l'écho "officieux" bienveillant de toutes les informations concernant le Pape émérite, le cite en lien, précédé d'une mise en garde: le titre choisi par La Bussola n'a aucun rapport avec le contenu. Et de commenter il s'agit d'une opération incorrecte accomplie par des gens qui disent aimer Benoît XVI.
Mieux (ou pire) encore: le site "officiel" Fondazione Vaticana Joseph Ratzinger-Papa Benedetto XVI, censé relayer TOUS les évènements liés au Pape Emérite, n'en fait à ce jour AUCUNE MENTION.
Doit-on attribuer ce silence uniquement à la trêve des confiseurs? Ou s'agit-il d'une forme de censure?
Réponse (par la force des choses) très bientôt.
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