Une interview d'AM Valli

à propos de la sortie de son livre 'Uno sguardo nella notte'. Benoît XVI, la renonciation, le rôle du Pape émérite: "Certains indices me font penser que Ratzinger n'avait pas imaginé les turbulences actuelles" (31/5/2019)

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Un livre sur Benoît XVI

 

Benoît XVI, la renonciation, le rôle du Pape émérite


www.aldomariavalli.it
30/5/2019
Ma traduction

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Aldo Maria Valli, Vous êtes l'auteur du livre Uno sguardo nella notte. Ripensare Benedetto. La "démission" de Benoît XVI, loin d'être tombée dans l'oubli, est d'une actualité brûlante: que sait-on du geste historique de Joseph Ratzinger?

J'ai eu l'occasion de parler longuement sur ce sujet avec divers représentants de l'Eglise et, en particulier, de la Curie romaine. Le tableau qui en ressort présente un pape, Benoît XVI, qui, déjà depuis 2010, l'annus horribilis des attaques contre l'Eglise catholique pour des cas d'abus sexuels commis par des prêtres, commence à penser à la possibilité de quitter le trône pétrinien. Pas tant pour abandonner le navire dans de mauvaises eaux, mais parce qu'il ressent qu'il n'a pas assez de force, tant sur le plan physique que sur le plan moral, pour affronter une situation aussi difficile. Selon lui, la barque de Pierre a besoin d'un timonier plus robuste et plus décidé, capable d'ouvrir une nouvelle page et de redonner espoir à une Église qui apparaît à ce moment à la merci de la tempête. Nous ne devons pas oublier que le Vatican est dans ces années-là, je me réfère à la période de 2010 à 2013, au centre de scandales et de controverses sans fin. Il n'y a pas que le scandale des abus sexuels, qui se répand surtout aux États-Unis. Il y a l'affaire Vatileaks avec la fuite de documents confidentiels, il y a les tensions au sein de l'IOR avec l'introduction d'une nouvelle loi, au nom de la transparence, voulue par Benoît XVI lui-même mais contrecarrée par des forces internes au Vatican (tensions qui vont conduire au renvoi du Président de l'IOR, Gotti Tedeschi). Bref, un tableau vraiment compliqué, à l'égard duquel Benoît XVI ressent de manière de plus en plus décisive qu'il n'est plus en mesure de gouverner.
Il ne faut pas oublier l'action d'opposition, plus ou moins visible, conduite par certains cardinaux de la ligne progressiste. Comme nous l'apprendrons plus tard par les révélations de l'un d'eux, le cardinal Godfried Danneels de Bruxelles, des cardinaux tels que Kasper, Silvestrini, Van Luyn, Martini, Murphy O'Connor, Lehman, da Cruz, Husar, Hume, faisaient partie du groupe dit "la mafia de Saint-Gall" (du nom du monastère suisse où ils se rencontraient), et leur action, selon Dannells, visait non seulement à favoriser l'élection de Jorge Mario Bergoglio dans le conclave de 2013, mais aussi à créer les conditions favorables à la "démission" de Ratzinger. A présent, il y a des cercles dans l'Église selon lesquels, à la lumière de ces révélations, l'élection de Bergoglio serait invalide, parce que la constitution apostolique Universi Dominici Gregis promulguée par Jean-Paul II interdit les complots et accords entre cardinaux pour influencer l'élection d'un pape. Mais, au-delà de cet aspect, ce que Danneels (disparu en mars de cette année) a révélé nous fait comprendre que la démission historique de Benoît XVI (11 février 2013), vécue par l'opinion publique comme un éclair dans un ciel clair, a eu en fait une longue incubation.
En tout cas, l'état de santé et l'état de fatigue ont certainement joué un rôle décisif. Comme l'a dit le père Stephan Horn, qui fut l'assistant de Ratzinger à l'Université de Ratisbonne, les médecins ont fortement conseillé à Benoît XVI de ne pas voyager, et comme une importante Journée mondiale de la Jeunesse au Brésil (juillet 2013) était en vue, Benoît XVI a pris sa grande décision au début de cette année, pour que les JMJ se tiennent avec le nouveau pape.

Quel rôle le scandale de la pédophilie a-t-il joué dans la démission de Benoît XVI?

Je dirais qu'il a eu un rôle important, mais indirect. Je veux dire que Benoît XVI n'a pas abandonné le trône pétrinien à cause de ces scandales, mais les événements liés à ces scandales ont certainement contribué, comme je l'ai déjà dit, à rendre la situation de l'Église particulièrement complexe et difficile, ce qui a amené Ratzinger à prendre conscience de la nécessité de donner à la barque de Pierre un nouveau timonier.
Permettez-moi de faire une brève parenthèse. Je ne parle jamais de "scandale de la pédophilie" car, à la lumière des faits, nous sommes confrontés non pas à des abus commis contre des mineurs, mais, dans la grande majorité des cas, à des abus commis par des religieux contre des adolescents, voire des hommes mûrs. Il s'agit donc d'éphébophilie (intérêt sexuel de l'adulte vers le milieu ou la fin de l'adolescence), conséquence directe de l'homosexualité.
Cette précision terminologique (qui me semble nécessaire pour mieux expliquer quel est le problème) étant faite, j'ajouterais que Benoît XVI, aussi longtemps qu'il le pouvait, a travaillé avec une grande efficacité pour combattre le phénomène des abus. Et même, il a certainement été le pape qui a oeuvré plus que quiconque dans cette direction. Il suffit de penser aux nouvelles normes pour les crimes les plus graves (Normae de gravioribus delictis) de 2010, qui ont accéléré les procédures pour déterminer des responsabilités, prévoient la présence de laïcs dans les tribunaux de l'Église, protègent également les personnes ayant un usage limité de la raison et introduisent le cas de la pédopornographie.
Bref, Benoît XVI ne s'est pas retiré face aux scandales, comme on a tendance à le faire croire aujourd'hui. Au contraire, il s'est battu, a pris des mesures et est intervenu plusieurs fois avec de fortes dénonciations. Pensons à la Lettre aux catholiques d'Irlande (2010), mais aussi à ce qu'il a dit à l'occasion de ses voyages aux États-Unis et en Australie, en 2008, où ses discours (basés sur deux principes: rendre justice et aider les victimes) ont été très appréciés.

Y a-t-il vraiment une dialectique entre le pontife actuel et le précédent?

Cela dépend de ce que l'on entend par "dialectique". Si nous nous en tenons aux images et aux déclarations officielles, il est clair que les deux papes, le pape régnant et le pape émérite, s'aiment beaucoup et s'estiment mutuellement, et je pense que c'est vraiment le cas (???). François parle souvent de Benoît comme du "grand-père sage" et Benoît n'a jamais fait manquer sa prière pour François. Cependant, il est tout aussi évident que tous deux sont très différents à bien des égards. Outre le niveau de préparation (Ratzinger est peut-être le dernier grand théologien du XXe siècle encore en vie), Bergoglio a une vision beaucoup plus horizontale, sociale et politique de l'action de l'Église, tandis que Ratzinger a toujours préféré la question du rapport entre l'homme et Dieu et entre raison humaine, vérité et loi divine. Si Bergoglio s'est concentré sur l'idée de miséricorde, mettant résolument au second plan l'obligation morale qui découle du respect de la loi divine et évitant de re-proposer ce qu'on appelait autrefois les "principes non négociables" (protection de la vie de la conception à la mort naturelle, défense de la famille fondée sur le mariage catholique, défense du droit à la liberté éducative), Ratzinger, même avec son ton aimable, s'est battu comme un lion contre les débordements doctrinaux. Tandis que Ratzinger voyait dans le relativisme, qui désormais s'est introduit dans l'enseignement de l'Église, un ver qui risque de vider la foi de l'intérieur, Bergoglio semble même favoriser une certaine "liquidité" doctrinale en faveur d'une image de l'Église plus disposée à justifier et accueillir. Bref, les différences sont profondes, et il ne pourrait en être autrement si l'on considère l'histoire personnelle des deux papes et leurs origines: d'un côté un théologien bavarois, de l'autre un Jésuite sud-américain. D'un côté un des derniers représentants de la grande culture européenne (ce n'est pas par hasard qu'un pape élu a décidé de prendre le nom de Benoît, le saint patron de l'Europe), de l'autre un Argentin qui a décidé de se nommer François pour rappeler la pauvreté de l'Eglise. D'un côté, un homme qui a connu le drame du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale, de l'autre, un homme qui a grandi dans le péronisme et au milieu des déséquilibres sociaux. Avec la liste des différences, on pourrait continuer pendant longtemps. C'est pourquoi aujourd'hui dans l'Église, inutile de le cacher, il y a deux "partis", celui plus favorable à François et celui qui regrette Benoît. Jusqu'à quel point cette tension peut être endurée par l'Église sans créer de dangereuses fractures (il n'est pas rare aujourd'hui, que certains observateurs aillent même jusqu'à prévoir le risque d'un schisme), c'est un problème réel, auquel l'Église elle-même a été confrontée sans préparation adéquate. De ce point de vue, sur la base des témoignages que j'ai recueillis, je peux dire que Benoît XVI lui-même est préoccupé. Mais quand on me demande si, de son côté, au moment de sa démission, il y avait une sous-estimation du problème, je ne sais sincèrement pas comment répondre. Je ne sais pas si Ratzinger n'avait pas prévu les tensions qui se déclencheraient, s'il les avait sous-estimées ou, au contraire, s'il avait jugé nécessaire de les faire ressortir. Pour moi, cela reste une question non résolue. Cependant, certains indices me font penser que Ratzinger n'a pas imaginé les turbulences actuelles. On m'a dit qu'il était convaincu que son successeur serait l'archevêque de Milan de l'époque, le cardinal Angelo Scola, ce qui aurait garanti une certaine continuité dans la ligne doctrinale et pastorale. Mais les choses se sont passées très différemment au conclave de 2013.

En quoi Ratzinger a-t-il été prophétique au sujet des événements de l'Église et du monde?

Dès les années soixante du siècle dernier, le professeur Ratzinger commença à parler d'une Église catholique qui, soumise à une dure confrontation avec la modernité, allait émerger redimensionnée, avec peu de fidèles, contrainte d'abandonner de nombreux lieux de culte. Une Église de minorité, un petit troupeau sans influence sur les choix politiques, souvent humiliée, mais paradoxalement revigorée, car plus proche de ses origines, moins impliquée dans le pouvoir, plus simple et plus spirituelle. Quand je pense que cee tableau a été tracé par Ratzinger à l'occasion de plusieurs émissions de radio diffusées en Allemagne en 1969, je me rends compte qu'il a vraiment vu loin. A cette époque, le Concile Vatican II (1962-1965) venait de s'achever et l'Eglise, malgré la tempête de protestations qui a suivi Soixante-huit, semblait plutôt bien équipée pour faire face aux nouveaux défis. Au contraire, Ratzinger l'imaginait réduite, presque contrainte de vivre dans un coin, sinon précisément dans les catacombes. Bien des années plus tard, en 2009, en réponse à nous, journalistes, lors du vol Rome - Prague, Benoît XVI a parlé des "minorités créatives" qui généralement "déterminent le futur", et en ce sens, a-t-il ajouté, l'Église catholique doit se considérer justement comme une minorité créative. Autrement dit être consciente de la fin de la civilisation chrétienne et du fait que, appelée à témoigner de l'Évangile de Jésus dans un monde désormais païen, elle devait maintenir la flamme de la foi vivante d'une manière créative, c'est-à-dire d'une manière totalement nouvelle par rapport au passé, en profitant des opportunités offertes par les nouvelles situations. Bref, il ne sert à rien de regretter le passé en tant que système. Il s'agit plutôt de témoigner la foi, sachant que l'Évangile est toujours jeune et toujours nouveau, parce qu'il parle à l'homme de chaque époque.
Dans ces conférences à la radio Ratzinger a été prophétique aussi parce qu'il a expliqué que l'Eglise devrait abandonner la tentation, née de la nécessité de répondre aux temps nouveaux, de réduire les prêtres à des assistants sociaux et leur travail à une proposition sociale et politique. L'Église, a-t-il dit, connaîtra une crise profonde, mais elle se régénérera, et quand les hommes réaliseront qu'ils vivent dans un monde plein de solitude et de désespoir, elle sera prête à donner espoir.

Quel rôle dans un proche avenir, selon vous, pour le pontife émérite?

Il n'est pas difficile d'imaginer qu'avec l'allongement de la vie, la présence d'un pape émérite ne sera plus à l'avenir un phénomène aussi rare et exceptionnel. Je pense donc qu'après le cas de Benoît XVI, nos enfants et petits-enfants en verront d'autres. Jusqu'à Benoît XVI, nous pensions que la mort était la seule possibilité de quitter l'office. Au contraire, justement parce qu'il s'agit d'un office (il n'y a pas de consécration du pape, mais une élection), canoniquement, nous avons, à côté des règles d'accès, aussi celles qui régissent la cessation. Tout cela a aussi une importance théologique, car cela nous rappelle que le pontificat est un service. C'est pourquoi il est nécessaire que l'Église se prépare, tant du point de vue théologique que canonique, à cette nouvelle situation. Actuellement, il y a trop de zones d'ombre. Si certains aspects sont plus d'image qu'autre chose (est-il juste, par exemple, que le pape émérite s'habille encore en blanc?), d'autres sont beaucoup plus substantiels. C'est-à-dire: un pape émérite peut-il vraiment exister ? Et, si oui, quel devrait être son rôle? Parmi les spécialistes, le débat est ouvert. Beaucoup soutiennent que, légalement, il ne peut y avoir qu'un seul pape et que le titre de "pape émérite" n'a aucun sens. Sans entrer dans la querelle, je me bornerai à souligner qu'en présence de profondes divisions au sein de l'Église, l'existence de deux papes ne fait que radicalise le choc, car elle permet de dresser le régnant contre l'émérite.

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