Compte-rendu par Giuseppe Rusconi (Rosso Porpora) de la présentation de « La solitude de François », dernier livre de Marco Politi. Vu du bord « opposé », de (néanmoins) très intéressantes remarques et admissions.

>>> Voir aussi ma traduction de l’interview de Marco Politi par Giuseppe Rusconi en juin 2014, à l’occasion de la sortie de son livre « François parmi les loups »: Les loups de François

La solitude de François
Un Pape prophétique, une Eglise dans la tempête

Giuseppe Rusconi a assisté à la présentation-débat à Rome (en présence du Père Lombardi, ex-directeur de la Salle de Presse et actuellement président de la Fondation Vaticane consacrée à Benoît XVI) du dernier livre de Marco Politi, que mes lecteurs connaissent (cf. Les loups de François). 
Un « vaticaniste » d’extrême gauche – si cet oxymore peut avoir un sens – qui a travaillé à la Repubblica, et au Fatto Quotidiano (deux publications pas franchement cathophiles), qui fut particulièrement critique envers Benoit XVI, et qui semble être devenu un supporter qu’on peut qualifier de raisonnable de François, auquel il a déjà consacré un ouvrage au titre éloquent, traduit en français: « François parmi les loups » (publié même en poche ce qui en dit long sur la connivence du monde des médias avec le nouveau cours); il n’appartient pas à la catégorie que Giuseppe Rusconi appelle ironiquement les «thuriféraires». Un bon point pour lui, donc.
Même si, comme c’est mon cas, on n’est pas vraiment de la même chapelle, on doit reconnaître qu’il n’a pas un bandeau sur les yeux, et qu’il n’entend pas en poser un à ses lecteurs: on apprend ou on trouve confirmation de choses très intéressantes, comme par exemple l’aversion que François suscite chez beaucoup de catholiques, en particulier de prêtres, exaspérés par ses constantes récriminations; sa baisse de popularité en Italie (là où il est le plus visible médiatiquement); et le rejet global de son obsession immigrationiste.
L’article de Giuseppe Rusconi s’achève sur la résurrection de Hans Küng (disparu depuis plusieurs années des écrans radar), que l’auteur a rencontré dans son bureau, submergé sous une « montagne de livres », et à qui revient le mot de la fin, sans surprise: «Il faut soutenir François».


Marco Politi: La solitude de François

Giuseppe Rusconi
17 juillet 2019
Rosso Porpora
Ma traduction

Présentation à Rome du dernier ouvrage de Marco Politi, concernant la deuxième partie du pontificat de François. Parmi les orateurs de la soirée, le Père Federico Lombardi. Quelques citations du débat et du texte, très denses et réalistes pour décrire une situation jamais enregistrée en ces termes dans le catholicisme.

Récente présentation à Rome de «La solitude de François. Un Pape prophétique. Une Église dans la tempête», un ouvrage dans lequel Marco Politi, collègue vaticaniste chevronné, souligne le lourd malaise d’une partie non négligeable du corps ecclésial envers le pontife jésuite et argentin. Il compte un peu plus de deux cents pages, avec une dédicace «à Greta et à Gino Belleri, prêtre», que l’auteur a divisées en 12 chapitres, s’ouvrant – ce n’est pas un hasard – par «Le Dieu de François» et se terminant tout aussi significativement par «Je vais de l’avant».

Marco Politi, pendant de longues années vaticaniste de la Repubblica, puis éditorialiste du Fatto Quotidiano, est également bien connu de nos lecteurs (voir l’interview détaillée que nous avons faite de lui pour la sortie de «François parmi les loups» ).
Certes, c’est un laïc de gauche en termes de formation et d’expérience, mais il a sa propre pensée indépendante (il n’est donc pas un thuriféraire); il sait bien travailler sur le terrain, ses enquêtes et ses analyses sont orientées, mais en même temps elles reflètent une certaine réalité. Il en est de même pour son «La solitudine di papa Francesco», qui contient des notes parfois difficiles à digérer, qu’un thuriféraire n’aurait jamais, au grand jamais, le courage de souligner. Nous en citerons quelques-unes à la fin, après avoir souligné les nombreux points d’intérêt qui ressortent de la présentation romaine.


QUELQUES CITATIONS.

  • Franco Frattini (ex-commissaire européen chargé de la justice, de la liberté et de la sécurité, deux fois ministre des affaires étrangères de Berlusconi, converti par la suite à Mario Monti): Le Pape François a fait preuve d’un leadership que les autres dirigeants européens n’ont pas… Il y a un changement dans l’Église qu’on n’avait jamais vu auparavant… Ratzinger est là pour témoigner un autre type d’Église.
  • Marinella Perroni (théologienne, «catholique soixanthuitarde»): Avec François, il y a une réinterprétation de l’«Extra Ecclesiam nulla salus».
  • Fabrizio Barca (économiste et politicien, ex- soutien de Monti, passé au PD) : Il y a un effort incroyable de Bergoglio pour changer les valeurs et les modalités du catholicisme… Dans le livre il y a Bergoglio dans sa volonté de déstabiliser… Bergoglio invite à faire de la politique, à nous engager pour modifier le cadre social.
  • Lucia Annunziata (directrice du Huffington Post, qui ne connaît qu’une seule église, celle communiste, où elle a grandi): Le Pape est en pleine tempête…. au milieu d’une énorme guerre, attaqué comme tout autre protagoniste sur la scène mondiale… Le Pape est en minorité sur le thème de la famille… Le Pape a moins de problèmes à être avec les musulmans qu’avec Salvini… L’histoire de Viganò (Carlo Maria) m’a rendue malade.
  • Père Federico Lombardi/1 (ancien porte-parole du Saint-Siège, président de la Fondation Ratzinger): Je peux être d’accord avec l’essentiel du livre, très utile dans sa substance…Politi porte sympathie et respect à la personne de François…Je suis un ‘continuiste’, enclin à lire le pontificat de François en continuité avec celui de Ratzinger… La manière dont François parle est d’une efficacité, d’une clarté, elle passe avec une fécondité sans pareil…
  • Père Federico Lombardi/2 : Les nouveautés de François…. le nom (acte extraordinaire de courage spirituel… Santa Marta (autre grand message)…… Le Conseil des Cardinaux (réponse concrète aux discours entendus dans les Congrégations générales pré-Conclave)….La réforme du Synode (un des aspects clés)…la relation personnelle et le style aussi de la rencontre…la dimension du dialogue, non préparé (il est clair qu’il y a des bavures)…le thème de la miséricorde (passé d’une nouvelle manière)…sa façon d’être un prophète dans le chaos global… Malgré tout, il y a de grandes perspectives: il va de l’avant sans crainte…Est-il seul, ou pas seul? Moi, je dis : il n’est pas seul.
  • Marco Politi/1 François se met sur les routes du monde, avec les autres comme interlocuteurs… il s’engage à rester jusqu’au bout…. il y a une accélération des voyages à l’étranger… il est conscient qu’il doit bien utiliser son temps.
  • Marco Politi/2 : Le panorama autour de François a cependant changé… Il y a une escalade d’agressivité avec des cardinaux et des évêques qui écrivent des livres, des cardinaux (une histoire de fou!) qui demandent une correction fraternelle… La situation internationale a changé avec la Pologne et la Hongrie, nations catholiques imprégnées de ‘nationalcléricalisme’. Trump se situe sur une ligne de non-communicabilité avec le Vatican, et 52% des catholiques ont voté pour lui, avec un agenda publiquement opposé à celui du Pape. Même en Italie, pour la première fois, il y a un leader élu par un catholique pratiquant sur trois, avec un agenda publiquement opposé à celui du Pape… il y a aussi une opposition théologique à Bergoglio, composée de personnalités de bonne foi et pas d’accord avec le Pape comme par exemple le cardinal Scola.


DE « LA SOLITUDINE DI FRANCESCO » : CONSIDÉRATIONS DE MARCO POLITI SUR LA BASE DE SES ENQUÊTES ET DE SES CONVICTIONS

  • Bergoglio et Carlo Maria Viganò: La démarche de Viganò est un acte politique dans la guerre civile souterraine qui se déchaîne contre François dans le monde catholique depuis 2014. A la périphérie de l’empire catholique, en Afrique de l’Ouest, un évêque s’exprime en privé avec une rude franchise: «Ce pape vit dans le péché et est porteur d’une fausse annonce. Il y a de la résistance contre lui : les vrais évêques, les vrais cardinaux le renverseront». François est pleinement conscient que des humeurs de ce type sont enracinées dans l’Église. (chap. VI)
  • Bergoglio et la protestantisation: François ne s’attendait pas à trouver des résistances aussi tenaces, signes de craintes profondes dans la hiérarchie ecclésiastique parmi ceux qui redoutent une «protestantisation» de l’Église catholique. Des résistances souvent exprimées de manière nuancée mais inébranlable. (chap. VI)
  • Bergoglio et le faux Osservatore Romano (ndt: allusion à une fausse version du journal officiel du Pape qui a circulé sur internet en février 2017, nous en avions parlé ici: benoit-et-moi.fr/2017): on ne sait toujours pas qui sont les auteurs du faux ‘Osservatore Romano‘, réalisé sur Internet, qui ridiculise le pape et les prélats qui lui sont proches. Un travail réalisé en reconstruisant la première page du journal avec le gros titre titre «Il a répondu», en référence aux dubia des quatre cardinaux. On y lit un (faux) texte pontifical sarcastique dans lequel Bergoglio est amené à dire point par point une chose et son contraire. Pour les affiches – se souvient Giovanni Maria Vian, alors directeur de l’Osservatore Romano – le Pape a ri, mais pour le faux journal, il était très en colère, car ses collaborateurs directs étaient attaqués». (chap. VI)
  • Bergoglio et la curie: Six ans après son élection, aucun feeling ne s’est établi entre la curie et le pontife venu du bout du monde. Au fil du temps, crescendo, François a fustigé l’état-major de l’Église. (…) La réaction des cardinaux aux rebuffades n’a pas été la conversion, mais plutôt le mécontentement, la colère, la consternation et – même parmi les partisans de Bergoglio – une certaine perplexité. (…) La Curie romaine, dans la seconde moitié du pontificat de Bergoglio, est un animal irrité. Presque personne ne veut parler ouvertement. On commente à voix basse, on se couvre d’anonymat. (…) Après le licenciement du cardinal Müller – explique un membre de la curie idéologiquement ratzingerien – plus personne n’a le courage d’exprimer des doutes. Parce qu’alors lui prend «des mesures de rétorsion». (chap. VII)
  • Curie et gay: Pour les Romains, la présence d’un bon nombre de monsignori gays au Vatican n’a jamais été un secret. Des prêtres qui travaillent dans les bureaux du Vatican – vivant discrètement leur sexualité – reconnaissent que la proportion d’homosexuels dans la citadelle apostolique est plutôt élevée, et plus élevée que dans les séminaires et dans un diocèse.
  • Pape et principes non négociables: Le Pape est très dur contre les fidèles qui considèrent le problème de la bioéthique comme grave et le problème des migrants comme secondaire. François connaît parfaitement les campagnes qui se sont déchaînées contre lui pour sa prédication qui mêle foi et engagement social. (…) Le Pape estime qu’il a aussi à ses côtés des économistes de renom, comme Jeffrey Sachs, qui, lors d’une conférence de l’Académie pontificale des sciences sociales, a dénoncé la prédominance d’une économie de rapine visant à «faire passer l’avidité illimitée en premier», faisant fi de toute morale. (chap. IX)
  • Le Pape et le Pacte mondial (Global Compact) sur les migrants : Un coup porté à la stratégie sociale du Pape a également été la non-approbation, de la part d’un certain nombre de pays, du Global Compact, la Convention des Nations Unies sur les Migrants. Un accord non contraignant, mais qui définit les critères d’une migration disciplinée et sûre, établissant les droits fondamentaux de chaque migrant, luttant contre la xénophobie et favorisant l’intégration. Cent soixante-quatre pays ont adhéré au Pacte. Pas les États-Unis. L’Europe s’est partiellement divisée avec l’Autriche, la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Croatie, la Slovénie, la Bulgarie, l’Estonie et la Suisse. Le premier ministre belge a adhéré, mais son gouvernement a été immédiatement mis en difficulté par le parti nationaliste flamand. L’Italie n’a pas signé. Le gouvernement Netanyahou s’y est également opposé…(chap. IX).
  • Bergoglio et les prêtres: Les prêtres se sentent fustigés par le Pape François. (…) L’Italie, dont le pape est « primat », est le véritable miroir des contradictions. Une minorité des quelque trente-deux mille prêtres en service actif a accueilli avec enthousiasme l’avènement du pape argentin. Ils étaient déjà ‘bergogliens’ avant Bergoglio. (…) Il y a une grande partie du clergé qui ne supporte pas les avertissements du Pape contre les prêtres «narcissiques» et «pleins d’onction», attachés à leur belle voiture, habitués à la routine, à «on a toujours fait ainsi»; ou, au contraire, contre les «efficaces» qui ont dans la tête plans et programmes. Ce sont des critiques ponctuelles qui sont toutefois accueillies avec irritation par une masse de porteurs de l’Evangile, souvent réduits à des fonctionnaires du sacré… (…) Une partie consistante de la nouvelle génération de prêtres est nostalgique de la tradition. (chap. XI)
  • Bergoglio et les jeunes: Dans ce panorama, les grands absents sont les jeunes. Se limiter à regarder les rassemblements de masse avec les jeunes qui applaudissent le pape est trompeur. Leur sympathie pour Bergoglio est incontestable, mais sur le terrain, dans la réalité des paroisses, leur présence est réduite. A Rome, don Cassano, dans une paroisse de six mille habitants, n’a pas pu réunir plus de sept à huit jeunes pour gérer l’oratoire du dimanche pour les enfants. L’organisation d’un centre d’été pour enfants devient une tâche difficile parce qu’il n’y a pas de jeunes disponibles, pas même en offrant un petit dédommagement pour les frais. (…) François parle un certain langage et le jeune public apprécie son authenticité, son caractère concret et sa sincérité. Mais la plupart des nouvelles générations ignorent largement le contexte de mémoire religieuse dans lequel se situe le pontife. (chap. XI)
  • Bergoglio et l’Italie: en 2018, Francesco a vu sa popularité diminuer considérablement. Il est toujours le plus aimé des Italiens, mais d’un coup, le consensus à son égard s’est effrité dans une partie de la population. Si en 2013 le pape argentin avait 88 pour cent d’opinions favorables, cinq ans plus tard il est tombé à 71-72 pour cent (…) Le consensus pour François parmi les jeunes de moins de vingt-cinq ans n’atteint que 58 pour cent. Chez les jeunes de vingt-cinq à trente-quatre ans, c’est encore moins: 55 %. (…) Le Pape a pensé qu’il était de son devoir de continuer sa route. Cependant, en Italie, une bonne moitié de la population refuse politiquement la prédication de François sur la question cruciale des migrants. Son appel à la fraternité (…) est maintenant en conflit avec le contre-chant permanent de l’homme fort de la politique italienne. (chap. II, intitulé… « Un antipape en Italie » – [Note de la rédaction : il y a quelques jours, le 15 juillet, des données ont été publiées sur le pourcentage des contribuables italiens qui allouent le huit pour mille à l’Église catholique. Année d’imposition 2013: 37,04%, 2014: 35,46%, 2015: 34,46%, 2016: 33,67%, 2017: 32,78% – ils représentent un peu moins de 80% de ceux qui choisissent de cocher la case huit pour mille pour le destiner aussi à d’autres entités religieuses ou à l’Etat]

  • Conclusion: Aucun pape de l’époque contemporaine n’a été aussi détesté que François. (…) Aujourd’hui on assiste à la montée d’une haine et d’un mépris viscéral, moléculaire. François n’a pas seulement à faire face aux loups de la hiérarchie ecclésiastique qui sont contre lui, mais aussi à la sombre vague d’un bouillonnement social qui aime le langage plébéien et se présente de manière hystériquement identitaire, brandissant un orgueil national-clérical, intolérant à la confrontation des idées. Sur internet, l’agressivité envers lui se poursuit dans une escalade illimitée. (…) François déstabilise. Ouvrir la nouvelle année en montrant du doigt ceux qui «vont à l’église, sont là tous les jours et vivent en détestant les autres et en parlant mal des gens», dire qu’ils sont un scandale et qu’«il vaut mieux vivre comme un athée que de donner un contre témoignage du fait d’être chrétien», est un ‘choc’ pour l’establishment ecclésial. (…) Le rythme frénétique avec lequel il se déplace suggère que le pontife argentin a l’intention d’exploiter chaque moment de son existence pour sa mission. (…) L’Église catholique est entrée dans une phase de turbulence, non seulement à cause des questions doctrinales agitées par une corporation de cardinaux et d’évêques, mais pour un remaniement social, politique et religieux général. En Europe de l’Est a émergé un nationalisme catholique qui a des ramifications politiques également dans la partie occidentale du Vieux Continent. François est alarmé par le vent peu libéral qui souffle en Europe et dans le monde. (….) 
    La démission de Benoît XVI, affirmait le défunt cardinal Karl Lehmann, président pendant de nombreuses années de la Conférence épiscopale allemande, a changé la physionomie de la papauté. Le rôle sacré du pontife est entré en crise. Quiconque démissionne, se soumet au jugement de tous et remet à son successeur une fonction qui n’a plus l’aura d’un statut éternel. L’intangibilité de la papauté a vacillé avec Benoît XVI et est soumise à de forts chocs avec François (…) Maintenant chaque rôle semble être soumis à un ‘like‘. (…) Le pape argentin, remarque Hans Küng, «est entouré d’évêques qui ne parlent pas, ne prennent pas position, se couchent… toutes créatures de Wojtyla et Ratzinger» 
    Dans son bureau, au milieu de montagnes de livres, Küng conclut à voix basse: «Il faut soutenir François» (chap. XII) [NDLR : Et c’est sur ces considérations de Hans Küng que le livre de Marco Politi se conclut aussi].
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