Nous l’avons évoqué ici. Il a été prononcé à Bologne en 2017, mais il pourrait l’avoir été hier, en guise de commentaire ( aux accents parfois ratzingériens) à la crise que nous traversons: pour comprendre ce que nous vivons, qui n’est pas vraiment ou pas simplement une forme de résurgence du communisme, il faut remonter à la Révolution française. Nous nous dirigeons à présent vers un ordre post-occidental.

Le discours a été prononcé en anglais alors que Vaclav Klaus se trouvait à Bologne, à l’occasion de sa réception à l’Accademia delle Scienze.
Dans la première partie, au ton très personnel, il évoque son parcours de jeune intellectuel qui a eu le malheur, mais aussi l’opportunité, de vivre une grande partie de sa vie sous le joug communiste: sa connaissance du système marxiste est donc non pas livresque, comme celle de beaucoup d’intellectuels occidentaux, mais intérieure, « dans la chair ».
Il évoque également son lien particulier avec l’Italie, et s’excuse avec humour de sa maîtrise imparfaite de la langue, entrecoupant son discours de mots en italien.

Il serait erroné de concentrer notre attention sur des ennemis extérieurs ou des quasi-ennemis, qu’il s’agisse de la Russie, de l’Islam ou des îles résiduelles du communisme. L’Occident est surtout attaqué de l’intérieur, par nous-mêmes, par notre manque de volonté, par notre manque de détermination, par notre manque de courage, par nos intellectuels publics, par nos universités, par nos médias, par nos politiciens politiquement corrects.


Notes pour Bologne: le communisme soviétique est fini. Mais la liberté?

https://www.klaus.cz/clanky/4210
Ma traduction

C’est un grand plaisir et un honneur pour moi d’être dans votre ville historique. C’est un honneur de recevoir à la fois le Premio Impegno Civico et la Medaglia d’onore dell’Accademia delle Scienze. Je suis vraiment heureux d’avoir l’occasion extraordinaire de m’adresser à ce public distingué dans une si belle salle, in questa sala tanto bella.

Je n’ai visité Bologne qu’une seule fois dans ma vie. C’était il y a plus de deux décennies, alors que j’assistais à une conférence économique organisée par le prix Nobel Robert Mundell. Je me souviens que nous avons discuté de questions de politique monétaire très sophistiquées. Ne craignez rien, ce ne sera pas mon sujet ici, ce matin, même si j’aimerais bien parler de la politique irrationnelle, qui met en danger notre futur, de la Banque centrale européenne.

J’ai le sentiment de devoir révéler explicitement le lien très particulier qui m’unit à votre pays, à l’Italie. Il y a plus d’un demi-siècle, en 1966, j’ai été choisi par le gouvernement italien pour participer à un cours de troisième cycle à Naples, à l’ISVE, l’Istituto di studi per lo sviluppo economico. L’idée de ce projet était d’amener en Italie des jeunes (nous étions 36 étudiants de 25 pays) qui pourraient potentiellement accéder à des postes importants dans leurs pays respectifs et qui resteraient de bons amis de l’Italie.

Je n’ai pas vérifié les CV de mes condisciples d’alors, mais je crois qu’avec ma carrière politique qui vient d’être rappelée je me suis révélé être un bon choix, un bon investissement. L’argent des contribuables italiens n’a pas été entièrement perdu. Le seul problème est que le cours était dispensé à la fois en anglais et en italien et que, pour cette raison, je n’ai pas suffisamment bien appris votre langue, io non ho imparato la lingua italiana sufficientemente.

Les temps étaient assez compliqués dans les années 60. Mon séjour à Naples, mia primavera a Napoli, a été ma dernière visite dans votre pays pendant les 25 années qui ont suivi. La raison en est liée au sujet de mon discours d’aujourd’hui. À la suite des développements de l’ère de la Primavera di Praga et surtout de sa fin tragique causée par l’occupation soviétique hostile de la Tchécoslovaquie en août 1968, j’ai été exclu de l’Académie des sciences tchécoslovaque – étant considéré comme un leader universitaire antimarxiste et un opposant explicite à l’invasion des armées du Pacte de Varsovie dans mon pays. Pour cette raison, je n’ai pas été autorisé à me rendre à l’Ouest pendant les deux décennies suivantes.

Mon voyage suivant en Italie n’a donc eu lieu qu’au début des années 1990. J’y étais déjà venu en tant que ministre des finances de la Tchécoslovaquie enfin libre (en participant au Forum Ambrosetti qui s’est tenu à la Villa d’Este, à Cernobbio, sur les rives de l’exceptionnel Lago di Como).

Cette histoire m’amène à mon sujet du jour. Il y a trois semaines, nous avons commémoré le 100e anniversaire de l’un des événements les plus importants – et dans ses conséquences désastreuses et ruineuses l’un des plus maléfiques – du 20e siècle, ce qu’on a appelé la Grande Révolution socialiste d’Octobre. Pour quelqu’un comme moi, le communisme n’était pas seulement un domaine d’études universitaires ou un objet de curiosité. Je ne l’ai pas étudié comme un observateur passif venu de l’étranger. J’ai eu le triste « privilège » de passer 40 ans de ma vie dans un tel système.

Nous avons beaucoup perdu à cette époque, mais nous avons aussi beaucoup appris. Cette expérience a aiguisé notre regard. Notre vie dans le communisme nous a donné une occasion unique d’acquérir une connaissance profonde et intime d’un système politique et économique hautement centralisé, oppressif et antidémocratique, dirigiste et interventionniste dans sa forme pure.

Ce « regard aiguisé » est toujours avec nous. Nous l’utilisons pour regarder le monde actuel et, surtout, pour examiner la réalité politique et économique contemporaine en Europe (et dans tout l’Occident) qui présente de plus en plus de caractéristiques ressemblant à notre passé communiste.

Nous devons nous servir de notre expérience passée. Contrairement à de nombreux observateurs, qui ont vécu au moment de la chute du communisme dans l’Occident libre, nous n’avons pas été entièrement surpris que l’un des systèmes les plus irrationnels, oppressifs, cruels et inefficaces de l’histoire ait cessé d’exister si soudainement et si relativement tranquillement. Nous étions bien conscients du fait que le régime communiste était déjà à ce moment-là, à bien des égards, une coquille vide. Nous savions également qu’au cours des dernières étapes du communisme, pratiquement personne dans nos pays ne croyait aux piliers originaux de son idéologie, au marxisme et à son dérivé, la doctrine communiste.

Le communisme s’est dissout (ou est mort), il n’a pas été vaincu. Il y a des gens et des groupes de gens qui prétendent avoir eux-mêmes vaincu le communisme. C’est très controversé. Nous ne devons pas créer de nouveaux mythes (ou de récits pour s’auto-justifier).

Nous sommes déjà à plus d’une génération de la fin du communisme. Nous estimons qu’il est de notre devoir d’en garder la mémoire vivante. Nous devons continuer à rappeler aux générations actuelles et futures toutes les cruautés et les atrocités de l’époque communiste. Il est toutefois nécessaire d’interpréter correctement les dernières étapes, plus douces à bien des égards, du communisme. Sans cela, il est difficile de comprendre la fin plutôt soudaine et sans effusion de sang du communisme, de comprendre tous les principes de la transition post-communiste et – ce qui est le plus important – de regarder attentivement l’époque actuelle.

Une des conséquences de la disparition rapide du communisme est que nous avons cessé de discuter et d’analyser le communisme, en particulier ses dernières étapes, comment il s’est affaibli, vidé, progressivement adouci, ainsi que son renoncement total à se défendre ou, heureusement, à riposter. Les seuls livres et études qui ont continué à être publiés ont porté sur le communisme des périodes antérieures, beaucoup plus laides, sur l’époque du « goulag » en Union soviétique ou sur les années 50 dans d’autres pays communistes, où des gens ont été tués, et pas seulement emprisonnés ou renvoyés de leur travail.

Quand je suggère que nous sommes à bien des égards en train de revenir en arrière, je ne parle pas du marxisme et du communisme. Je ne pense pas qu’il soit très intéressant d’étudier les travaux de célébrités intellectuelles contemporaines influentes et de trouver éventuellement la preuve de leur inspiration dans le marxisme et le communisme. Je ne vois pas de « résurgence marxiste » ou quelque chose de similaire à l’heure actuelle.

Quelque chose d’autre me dérange. Je vois la résurgence d’idées tout aussi dangereuses avancées sous d’autres noms et basées sur des motifs et des arguments différents. Leurs partisans nieraient furieusement tout lien avec le marxisme et le communisme. Beaucoup d’entre eux sont depuis longtemps des antimarxistes et des anticommunistes explicites.

Le monde contemporain est caractérisé par de nombreux traits qui me rappellent l’époque communiste. Je constate un déclin visible de la liberté et un manque d’intérêt irresponsable pour la liberté et la démocratie parlementaire authentique. Je n’appelle pas cela un retour du communisme.

Où puis-je trouver les principales caractéristiques de cette évolution ?

  1. Je les vois dans un glissement du pouvoir des représentants élus vers la bureaucratie non élue, des autorités locales et régionales vers les gouvernements centraux, des législateurs vers les exécutifs, des parlements nationaux vers Bruxelles (et Strasbourg), ce qui, ensemble, signifie du citoyen vers l’État.
  2. Je les vois dans une réglementation et un contrôle cumulatifs, en croissance exponentielle, de toutes sortes d’activités humaines. L’État réglementaire et administratif a commencé à toucher également les sphères intimes et très personnelles de nos vies, et pas seulement le domaine économique comme c’était le cas auparavant.
  3. Je les vois et j’en suis témoin dans le remplacement de la liberté par des droits. L’idéologie des droits – je l’appelle le human-rightisme (droitdelhommisme) – est devenue la base d’un nouveau modèle de société, de ses arrangements institutionnels, de ses principes directeurs. Elle fait partie de l’illusion éternelle de tous les non-démocrates d’abolir la politique.
  4. Je les vois dans la croisade victorieuse de l’environnementalisme et de l’alarmisme du réchauffement climatique. Je suis d’accord avec l’auteur français Pascal Bruckner pour dire que « toutes les bêtises du bolchevisme et du marxisme sont reformulées au nom de la sauvegarde de la planète ».
  5. Je les vois aussi dans les croisades triomphantes du féminisme et du sexisme, du multiculturalisme, du politiquement correct et d’autres « ismes » et doctrines similaires.

Il est difficile de trouver un dénominateur commun approprié à tous ces nouveaux « ismes ». Ce n’est pas le marxisme. Nous devons remonter plus loin dans l’histoire. Je vois les racines ultimes de l’engouement intellectuel actuel (et de la confusion) dans la Révolution française (ou chez les penseurs français qui avaient inspiré la Révolution).

De la Révolution française, nous avons hérité l’idée de progrès, de progressisme et, tout récemment, de progressisme transnational. Nous vivons à une époque d’adoration du soi-disant progrès, de l’égalité, de la justice et du moralisme vide, à une époque de mépris des résultats des élections et des référendums, à une époque de fausse solidarité et d’adoration de tout ce qui porte des préfixes globaux, « multi » ou « supra ». Elle a conduit à l’actuelle monoculture intellectuelle post-moderne de gauche. Grâce à elle, nous nous dirigeons vers un ordre post-occidental.

Comme conséquence, l’Occident est entré dans la phase critique de son déclin relativement progressif. Il serait erroné de concentrer notre attention sur des ennemis extérieurs ou des quasi-ennemis, qu’il s’agisse de la Russie, de l’Islam ou des îles résiduelles du communisme. L’Occident est surtout attaqué de l’intérieur, par nous-mêmes, par notre manque de volonté, par notre manque de détermination, par notre manque de courage, par nos intellectuels publics, par nos universités, par nos médias, par nos politiciens politiquement corrects.

Le président Trump a déclaré récemment à Varsovie que « la question fondamentale de notre époque est de savoir si l’Occident a la volonté de survivre ». Il a posé la question : « Avons-nous le désir et le courage de préserver notre civilisation ? ». Je ne trouve pas que ces mots soient exagérés. Ils vont droit au but.

J’espère que les habitants de Bologne ont les mêmes préoccupations ou des préoccupations similaires.

Je vous remercie de votre attention. Et merci pour le prix que vous m’avez décerné.

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