L’excellent blogueur catholique (tendance traditionnaliste) italien Leonardo Lugaresi (entre autres, un spécialiste de Dante, nous l’avons déjà rencontré ici) a remarqué que Benoît XVI, qui a pourtant toute sa vie placé la liturgie au centre de sa réflexion théologique et de sa pastorale, n’est même pas cité dans la lettre apostolique récemment publiée Desiderio desideravi [cf. Qui s’intéresse encore au pape?]. Un comble, puisque cette lettre est censée traiter… de liturgie, précisément. Mais au fond, cette omission n’est qu’un pas de plus dans la rupture entre le pontificat actuel et le précédent.
Benoît XVI, c’était qui?
J’ai lu rapidement la lettre apostolique Desiderio desideravi, que le pape m’a adressée, comme à tous les « fidèles laïcs », le 29 juin. Après une vie passée sur les livres, aussi par métier, je lis vite, mais je ne suis pas fou au point de croire qu’une « lecture rapide » est une vraie lecture, donc je m’abstiens de tout commentaire sur ce texte. Tout ce que je peux dire, c’est qu’à première vue, il me semble qu’il y a des pages belles et utiles, mais je crains qu’elles ne servent guère au but énoncé par le pape en ouverture, à savoir aider les chrétiens à « contempler la beauté et la vérité de la célébration chrétienne ». Pour cela, je pense que les belles paroles sur la liturgie ne suffisent pas, mais il faudrait plus de beauté et plus de vérité dans la célébration chrétienne. Il faudrait, en substance, une réforme de la réforme liturgique post-conciliaire. Mais c’est une autre discussion, que je ne me risquerai même pas à ouvrir.
Si et quand j’aurai l’occasion de revenir en arrière et de méditer avec la lenteur qui s’impose sur le texte de cette lettre, je vous dirai volontiers le fruit que j’en aurai glané, mais il y a une annotation que je ne peux m’empêcher de faire, car à mon avis elle est aussi importante que soutenable même sur la base d’une première lecture. Dans Desiderio desideravi, Benoît XVI est totalement absent, comme l’ont déjà noté nombre de commentateurs. Parmi les papes précédents, Léon le Grand (deux fois), Pie XII (une fois) et Paul VI (une fois) sont mentionnés, point final. Un historien de l’Église qui prendrait en main ce document dans un avenir lointain ne soupçonnerait jamais l’existence de Benoît XVI, ou, s’il entendait parler de lui par d’autres sources, il penserait qu’il ne s’est jamais occupé de liturgie !
On dira : qu’est-ce que cela change? Quand un auteur écrit un texte, il n’est pas obligé de citer tous les autres. Cela vaut également pour les papes. Au contraire, n’aurait-il pas été pire, d’un certain point de vue, que dans un document de François soutenant une ligne contraire à celle de Benoît XVI, quelques citations de « convenance » aient été glissées, juste pour rendre un hommage formel au prédécesseur ? Cela n’aurait-il pas été de l’hypocrisie, ce qui a au moins été évité ? Oui, mais le problème est justement là: il est évident pour tous, au moins depuis la promulgation de la lettre apostolique Traditionis custodes il y a un an, qu’entre celui qui exerce actuellement le ministère pétrinien et son prédécesseur immédiat (qui n’est plus pape, mais qui est toujours vivant), il n’existe pas seulement une différence d’accentuation, ni même une différence de position, mais une véritable discontinuité ; et pas sur une question secondaire, mais sur quelque chose qui est au cœur même de notre foi. Pour le dire en termes très simples et populaires, adaptés aux simples soldats que nous sommes : l’un des deux pense que la Messe vetus ordo est vivante, l’autre pense qu’elle est morte. Comme deux médecins qui, face à un corps humain, disent : « il est vivant, c’est une personne vivante » ; « non, c’est juste un cadavre » [allusion à une page du « Pinocchio » de Collodi]. Sauf que nous ne sommes pas dans une page de Pinocchio.
Cette antithèse est objectivement un scandale, au sens étymologique de « pierre d’achoppement ». Et elle doit être traitée comme telle. On ne peut pas fermer les yeux sur ce problème, le contourner comme s’il n’existait pas. Revenons, comme on le voit, au problème de la continuité, qui me semble crucial pour l’Eglise d’aujourd’hui et qui a été évoqué ici à d’autres occasions (dernièrement à propos du changement de position sur les actes homosexuels). Si l’Église catholique change de doctrine, un problème se pose. Je dirais un gouffre. Si le pape dit : ‘la messe Vetus Ordo – que certains, même des jeunes, insistent pour demander, après cinquante ans ! (ce qui doit signifier quelque chose) – doit être déracinée parce qu’elle ne correspond pas à la foi de l’église’, de deux choses l’une : soit elle ne correspond plus à la foi de l’église parce que cette foi a changé ( !?!?!?!?!), soit elle était déjà mauvaise avant (!?!?!?!?!?!). Le seul tertium proposé, pour échapper à ces deux désastres, est de soutenir que la « vieille messe » correspond et exprime la foi de l’église (donc elle est bonne !), mais que, face à la demande de beaucoup de ses enfants qui demandent à être nourris d’une nourriture qu’ils reconnaissent en conscience comme la plus appropriée pour leur bien spirituel, la mère église refuse de la leur donner simplement parce qu’elle en a décidé ainsi. Mais quel genre de mère serait-ce ? Benoît XVI, qui tout au long de sa vie a placé la liturgie au centre de sa réflexion théologique et de sa pastorale (et qui aurait peut-être mérité qulque attention de la part des rédacteurs de Desiderio desideravi), en tant que pape a senti qu’il devait le leur donner, ce pain que les fidèles demandaient. François, au moins depuis un an, a décidé exactement le contraire : il leur en laisse un petit peu en attendant qu’ils meurent, et puis plus rien. Ils ne peuvent pas avoir raison tous les deux.
Si Benoît s’est trompé, François devrait le dire et éventuellement le prouver. Faire comme si ce n’était pas le cas est contraire à la vérité. Et s’il n’y a pas de vérité, il ne peut y avoir de beauté non plus.
C’est pourquoi le silence sur Benoît XVI dans cette lettre apostolique est à mon humble avis incompréhensible et inacceptable.
Leonardo Lugaresi
6 juillet 2022