Elle est posée par le blogueur The Wanderer: tout en protestant de son affection et de son « immense » admiration pour Benoît XVI, il dit ne pas comprendre la raison qu’il a donnée pour son abdication (l’insomnie, avec un élément déclenchant, selon Georg Gänswein, l’impossibilité pour lui de se rendre aux prochaines JMJ de Rio), et il l’accuse d’un forfait qui dans le jargon juridique se nomme « dol » [1]. C’est excessif, on dira que c’est une image, et le blogueur argentin est sans doute obnubilé par son antipathie pour François… mais les questions sur la renonciation demeurent (et les mises au point successives ne font qu’aggraver la confusion (cf. La « vraie » raison de la démission de Benoît XVI: vraiment?)

Le dol éventuel de Benoît XVI

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À de nombreuses reprises, j’ai mis en avant la figure du pape Benoît XVI et ma profonde admiration pour lui, une personne d’une grande profondeur théologique et spirituelle. J’ai également souligné qu’il fut un homme moderne qui pensait en dehors des schémas plus traditionnels de la théologie catholique – la scolastique – que nous pouvons plus ou moins aimer, mais ce qui est certain, c’est qu’elle est absolument légitime. Notre foi ne s’identifie pas à une école théologique particulière, et encore moins à une méthode théologique et philosophique, comme la scolastique. Notre foi est en Dieu et en son messager Jésus-Christ, et il existe de nombreuses façons de parler de Dieu au sein de l’orthodoxie. Par conséquent, même si je préfère le langage thomiste, je ne peux refuser à quiconque d’exprimer le mystère de Dieu dans un langage personnaliste, par exemple, comme le faisait le pape Benoît.

Cependant, l’une des choses qui ne m’a jamais convaincu est sa démission. Car on peut la considérer, comme je l’ai fait moi-même pendant un bon moment, comme la décision d’un homme honnête et prudent qui se rend compte qu’il ne peut plus remplir son devoir. Mais ce que je me suis demandé encore et encore, c’est si le jugement par lequel il a conclu qu’il n’était plus capable de faire ce qu’il devait faire était juste.

La vérité est qu’il a vécu près de dix ans après sa démission, la plupart du temps en bonne santé et en pleine lucidité, alors qu’est-ce qui l’a empêché de continuer à exercer le munus pour lequel il a été élu et qu’il a librement choisi ?

Le livre de Gänswein souligne que le premier déclic, le plus important, est que lors du voyage au Mexique, il s’est senti très fatigué et a fait une chute dans la salle de bains. C’était pour le Saint-Père le signe qu’il s’affaiblissait. Et ce qui l’a terrifié, c’est que l’année suivante, il devait se rendre aux Journées mondiales de la jeunesse à Rio de Janeiro et qu’il ne pourrait pas y aller.

À cela s’ajoutent au moins trois autres facteurs : les Vatileaks, la mauvaise gestion de la Curie par le cardinal Bertone, qu’il ne voulait pas démettre de ses fonctions parce qu’il était son ami, et le fait qu’il ne voulait pas que se répète au cours de son pontificat ce qui s’était passé dans les dernières années de celui de Jean-Paul II, où personne ne savait qui était responsable dans l’Église.

Cependant, comme il ressort des mémoires de Gänswein, le facteur déterminant était l’impossibilité qu’il prévoyait de se rendre au Brésil en 2013. Il affirme qu’on lui a dit que de toute façon, il n’était pas nécessaire qu’il se déplace et qu’il pouvait être présent virtuellement, via des écrans géants. Mais cela n’a servi à rien.

Cette raison de sa démission me semble saugrenue. Qu’une invention de Jean-Paul II, toujours aussi histrionique et assoiffé de foules, comme les JMJ, conditionne la permanence du successeur de Pierre sur le trône papal, n’a ni queue ni tête. Comme si l’Église ne pouvait pas se passer des JMJ, et comme si les JMJ ne pouvaient pas se passer de la présence du Pape. En août prochain, les JMJ auront lieu à Lisbonne, et le Vatican lui-même prédit que ce sera un échec retentissant, pour deux raisons : parce que la figure du pape François n’attire personne, surtout pas les jeunes, et parce que le monde se déchristianise de plus en plus. Selon les critères du pape Ratzinger, si l’échec devait se produire, ce serait une tragédie équivalente au schisme de Byzance ou à la montée du protestantisme. C’est absurde.

Mais ce n’est pas tout. Vendredi dernier, les médias du monde entier ont publié la nouvelle selon laquelle Benoît XVI, quelques mois avant sa mort, avait écrit une lettre à son biographe Peter Seewald, dans laquelle il avouait que la raison de sa démission était l’insomnie dont il souffrait depuis 2005. Ses médecins l’avaient traité, mais les médicaments étaient de moins en moins efficaces. C’est précisément la raison de sa chute au Mexique. Je pense qu’il devait prendre un hypnotique, s’est levé dans la nuit pour aller aux toilettes, qu’il était groggy à cause de la drogue, et qu’il est tombé.

Je connais de nombreuses personnes qui souffrent d’insomnie, qui prennent des médicaments pour la traiter et qui continuent à vivre. C’est un trouble difficile et qui peut être torturant, mais ils n’abandonnent pas leur travail ni leurs devoirs d’état. Comme l’a dit le cardinal Sodano dans une homélie célèbre, Notre Seigneur n’est pas descendu de la croix, et saint Pierre non plus, et être cloué à la croix est plus douloureux que de souffrir d’insomnie. En bref, la démission de Benoît XVI aurait pu être résolue avec le Melatol [un somnifère].

Si c’était le cas, un juge terrestre – je ne me prononcerai pas sur le Juge divin – pourrait inculper Ratzinger pour dol éventuel. En droit pénal, le dol éventuel est commis par une personne qui, bien que connaissant le résultat et le dommage qu’une certaine action peut causer, continue à la faire et n’exclut pas le résultat qui peut se produire. Par exemple, un automobiliste qui est en retard pour son travail et qui traverse à grande vitesse une zone où se trouvent de nombreux piétons. Il sait que le résultat de son action peut être la mort d’un piéton, mais il persiste dans son action.

Dans notre cas, le pape Benoît, lorsqu’il a démissionné, savait parfaitement, parce qu’il connaissait le collège des cardinaux – et s’il ne les connaissait pas, c’était encore pire – que n’importe qui pouvait être élu. Il est vrai que son ami le cardinal Scola pouvait être élu, ou un membre de la curie, mais on pouvait aussi élire un cardinal progressiste, ou un fou, ou un fripon, ou un menteur, ou un déséquilibré, ou tout cela à la fois, ce qui est précisément ce qui s’est passé.

Pour cette raison, et bien que cela me fasse mal en raison de l’énorme affection et de l’admiration que j’ai pour le pape Benoît, je dois dire que, à mon avis, il est coupable de dol éventuel et, par conséquent, pénalement responsable du fait que, depuis presque dix ans, l’Église est à la merci de la volonté de Bergoglio et traverse l’une des crises les plus graves de son histoire. Dante, s’il mettait à jour sa Divine Comédie, le placerait sans doute en Enfer à côté de Saint Célestin [2]. J’intercéderais pour lui et le supplierais de l’envoyer au purgatoire.

Ndt

[1] Dans l’article du Wanderer, c’est le dol en droit pénal argentin (?) qui est évoqué. Il parle, de façon précise, de « dol éventuel ».
En droit français:

On dénomme dol, l’ensemble des agissements trompeurs ayant entraîné le consentement qu’une des parties à un contrat n’aurait pas donné, si elle n’avait pas été l’objet de ces manoeuvres. Le dol suppose à la fois, de la part de l’auteur des manoeuvres, une volonté de nuire et, pour la personne qui en a été l’objet, un résultat qui lui a été préjudiciable

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[2] Célestin V, au siècle Pietro Angelerio da Morrone (dont on se souvient pour le geste « prophétique » de Benoît XVI déposant son pallium sur sa tombe, lors de sa visite à l’Aquila en 2009), fut placé par Dante dans le « cercle des veules » (girone degli Ignavi, d’autres traductions disent « vestibule des lâches »), autrement dit ceux qui ont vécu sans infamie et sans louange, pour avoir accompli le geste que le grand poète décrit comme «le grand refus».

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