Ecole Ratzinger. Un aimable lecteur, le père M, m’a transmis le texte de la conférence prononcée par le cardinal Ratzinger au Meeting de Rimini le 23 août 2002. Ce texte est disponible en anglais sur le site du Vatican, et le père M. a recopié pour moi la version en italien (langue dans laquelle je pense qu’il a été prononcé, et où l’on reconnaît mieux le style de Benoît XVI, notamment par l’usage, commun avec sa langue maternelle, de « l’infinitif substantivé », et d’expressions telles que « pour ainsi dire »), mais a priori pas en français. J’ai tenté de réparer cette lacune éventuelle, en me servant plutôt de la version en italien, et dans la mesure du possible, pour faciliter la lecture, j’ai un peu « aéré » le texte, typographiquement parlant (les caractères gras peuvent être ignorés, je les ai mis simplement comme jalons dans ma propre lecture).

Jusqu’à présent, l’ « Ecole Ratzinger » n’a pas encore proposé de texte aussi long et d’un tel niveau, qui doit assurément être lu et relu en profondeur. Mais les passages extraordinairement érudits où il « tutoie les étoiles » voisinent avec des considérations plus prosaïques en tout cas d’accès plus aisé, dans lesquelles on peut facilement se projeter et puiser pour répondre aux situations concrètes qui se présentent à nous.

« La perception des choses, la contemplation de la beauté »

Chaque année, dans la Liturgie des Heures pour le Carême, je suis frappé à nouveau par un paradoxe dans les Vêpres du lundi de la deuxième semaine du Psautier.

On y trouve, côte à côte, deux antiennes, l’une pour le Carême, l’autre pour la Semaine Sainte. Toutes deux introduisent le psaume 45, mais elles présentent des interprétations contradictoires frappantes. Le psaume décrit les noces du Roi, sa beauté, ses vertus, sa mission, et devient ensuite une exaltation de son épouse. Pendant le Carême, le psaume 45 est encadré par la même antienne que celle utilisée pendant le reste de l’année. Le troisième verset du psaume dit : « Tu es le plus beau des enfants des hommes et la grâce est répandue sur tes lèvres ».

Naturellement, l’Église lit ce psaume comme une représentation poético-prophétique de la relation sponsale du Christ avec son Église. Elle reconnaît le Christ comme le plus beau des hommes, la grâce répandue sur ses lèvres indique la beauté intérieure de ses paroles, la gloire de son annonce. Ce n’est donc pas seulement la beauté extérieure de l’apparence du Rédempteur qui est glorifiée : c’est plutôt la beauté de la Vérité qui apparaît en lui, la beauté de Dieu lui-même qui nous attire à lui et qui, en même temps, nous saisit avec la blessure de l’Amour, la sainte passion (eros), qui nous permet d’aller ensemble, avec et dans l’Église son Épouse, à la rencontre de l’Amour qui nous appelle.

Le lundi de la Semaine Sainte, cependant, l’Eglise change l’antienne et nous invite à interpréter le psaume à la lumière d’Isaïe 53,2 : « Il n’avait ni beauté, ni majesté, rien pour attirer nos regards, aucune grâce pour nous réjouir de lui ».

Comment concilier cela ? L’apparence du « plus beau des enfants des hommes » est si misérable que personne ne désire le regarder. Pilate l’a présenté à la foule en disant : « ecce homo! », pour susciter la sympathie pour l’Homme écrasé et meurtri, en qui ne subsistait aucune beauté extérieure.

Augustin, qui avait écrit dans sa jeunesse un livre sur le Beau et l’Harmonieux [De pulchro et apto] et qui appréciait la beauté dans les mots, dans la musique, dans les arts figuratifs, appréciait vivement ce paradoxe et se rendait compte qu’à cet égard, la grande philosophie grecque du beau n’était pas simplement rejetée, mais plutôt dramatiquement remise en question et que ce que le beau pouvait être, ce que la beauté pouvait signifier, devait être débattu à nouveau, dans la souffrance. Se référant au paradoxe contenu dans ces textes, il parlait des souffles contrastés de « deux trompettes », produits par le même souffle, le même Esprit. Il savait qu’un paradoxe est un contraste et non une contradiction. Les deux citations proviennent du même Esprit qui inspire toute l’Écriture, mais y font résonner des notes différentes. C’est ainsi qu’il nous place devant la totalité de la vraie Beauté, de la Vérité elle-même.

En premier lieu, le texte d’Isaïe fournit la question qui intéressait les Pères de l’Église, à savoir si le Christ était beau ou non. Implicitement, c’est la question plus radicale de savoir si la beauté est vraie ou si ce n’est pas la laideur qui nous conduit à la vérité la plus profonde de la réalité. Celui qui croit en Dieu, en ce Dieu qui s’est manifesté, précisément dans l’apparence altérée du Christ crucifié comme amour « jusqu’au bout » (Jn 13,1), sait que la beauté est vérité et la vérité beauté ; mais dans le Christ souffrant, il apprend aussi que la beauté de la vérité embrasse aussi l’offense, la douleur, et même le sombre mystère de la mort, et qu’on ne peut la trouver qu’en acceptant la souffrance, et non en l’ignorant.

Certes, la conscience que la beauté a quelque chose à voir avec la douleur était également présente dans le monde grec. Prenons par exemple le Phèdre de Platon. Platon considère la rencontre avec la beauté comme le choc émotionnel salutaire qui fait sortir l’homme de sa coquille et déclenche son « enthousiasme » en l’attirant vers ce qui est autre que lui.

L’homme, dit Platon, a perdu la perfection originelle qui avait été conçue pour lui. Il est désormais en quête perpétuelle de la forme primitive réparatrice. La nostalgie et le désir le poussent à poursuivre cette quête ; la beauté l’empêche de se contenter de la vie quotidienne. Elle le fait souffrir. Dans un sens platonicien, on pourrait dire que la flèche de la nostalgie transperce l’homme, le blesse et, de cette façon, lui donne des ailes, l’élève vers le transcendant. Dans son discours du Symposium [autre nom du « Banquet »], Aristophane dit que les amoureux ne savent pas ce qu’ils veulent vraiment l’un de l’autre. De la recherche de ce qui est plus que leur plaisir, il est évident que les âmes des deux ont soif de quelque chose d’autre que le plaisir amoureux. Mais le cœur ne peut exprimer cette « autre » chose, « il n’a qu’une vague perception de ce qu’il veut vraiment et s’interroge à ce sujet comme une énigme ».

Au XIVe siècle, dans le livre sur la vie du Christ du théologien byzantin Nicolas Kabasilas, on trouve cette expérience de Platon, dans laquelle l’objet ultime du désir continue à rester sans nom, transformé par la nouvelle expérience chrétienne. Kabasilas affirme : « Les hommes qui ont en eux un désir si puissant qu’il dépasse leur nature, et qui aspirent et désirent plus que l’homme n’est capable d’aspirer, ces hommes ont été blessés par l’Époux lui-même ; il a envoyé dans leurs yeux un rayon brûlant de sa beauté. La largeur de la blessure révèle déjà quelle est la cible, et l’intensité du désir laisse deviner qui a lancé le dard ».

La beauté blesse, mais c’est précisément en cela qu’elle rappelle l’homme à sa Destinée ultime. Ce qu’affirme Platon et, plus de 1500 ans plus tard, Kabasilas, n’a rien à voir avec l’esthétisme superficiel et l’irrationalisme, avec la fuite loin de la clarté et de l’importance de la raison. La beauté est certainement une connaissance, une forme supérieure de connaissance car elle frappe l’homme avec toute la grandeur de la vérité.

En cela, Kabasilas est resté entièrement grec, car il place la connaissance au commencement. « L’origine de l’amour est la connaissance », dit-il, « la connaissance engendre l’amour ». Parfois, poursuit-il, la connaissance peut être si forte qu’elle produit en même temps l’effet d’un filtre amoureux. Il ne laisse pas cette affirmation en termes généraux. Comme le veut la rigueur de sa pensée, il distingue deux types de connaissance : la connaissance par l’instruction, qui reste pour ainsi dire une connaissance « de seconde main » et n’implique pas de contact direct avec la réalité elle-même. Le second type, au contraire, est la connaissance par l’expérience propre, par le rapport que l’on entretient avec les choses. « Par conséquent, tant que nous n’avons pas fait l’expérience d’un être [infinitif substantivé!] concret, nous n’aimons pas l’objet comme il doit être aimé ». La vraie connaissance, c’est être frappé par le dard de la beauté qui blesse l’homme, être touché par la réalité, « par la Présence personnelle du Christ lui-même  » comme il le dit. Être frappé et conquis par la beauté du Christ est une connaissance plus réelle et plus profonde que la simple déduction rationnelle. Il ne faut certes pas sous-estimer l’importance de la réflexion théologique, de la pensée théologique exacte et rigoureuse : elle reste absolument nécessaire. Mais à partir de là, dédaigner ou rejeter le choc provoqué par la correspondance du cœur dans la rencontre avec la beauté comme la vraie forme de connaissance, appauvrit et flétrit la foi, ainsi que la théologie. Nous devons redécouvrir cette forme de connaissance, c’est une nécessité pressante de notre temps.

Sur la base de cette conception, Hans Urs von Balthasar a construit son opus magnum de l’Esthétique théologique, dont de nombreux détails ont été intégrés dans le travail théologique, tandis que son approche de fond, qui constitue réellement l’élément essentiel de l’ensemble, n’a pas du tout été acceptée. Il ne s’agit évidemment pas seulement, ou plutôt pas principalement, d’un problème de théologie, mais aussi de pastorale, qui doit à nouveau favoriser la rencontre de l’homme avec la beauté de la foi.

Si les arguments tombent si souvent dans l’oreille d’un sourd, c’est parce que, dans notre monde, trop d’arguments opposés se font concurrence, au point qu’il vient spontanément à l’homme la pensée que les théologiens médiévaux avaient formulée ainsi : la raison « a un nez de cire », c’est-à-dire qu’on peut la diriger, si l’on est assez habile, dans les directions les plus diverses. Tout est si raisonnable, si convaincant, à qui faire confiance ? La rencontre avec la beauté peut devenir la flèche qui blesse l’âme et lui ouvre ainsi les yeux, de sorte que l’âme, grâce à l’expérience, dispose désormais de critères de jugement et est également capable d’évaluer correctement les arguments.

Une expérience inoubliable pour moi reste le concert Bach dirigé par Léonard Bernstein à Munich après la mort précoce de Karl Richter. J’étais assis à côté de l’évêque évangélique Hanselmann. Lorsque la dernière note d’une des grandes cantates du ThomasKantor s’est éteinte triomphalement, nous avons spontanément tourné nos regards l’un vers l’autre et, tout aussi spontanément, nous nous sommes dit : « Celui qui a entendu cela sait que la foi est vraie ». Une force si extraordinaire de la Réalité présente était perceptible dans cette musique que nous avons compris, non plus par des déductions, mais par l’impact du cœur, qu’elle ne pouvait pas provenir du néant, mais qu’elle ne pouvait naître que par la force de la Vérité qui se réalise dans l’inspiration du compositeur.

Icône de la Trinité (1410-1427), Andrei Roublev

Et la même chose n’est-elle pas évidente lorsque nous sommes émus par l’icône de la Trinité de Roublev? Dans l’art des icônes, comme dans les grandes peintures occidentales de l’époque romane et gothique, l’expérience décrite par Cabasilas, à partir de l’intériorité, est représentée visiblement et on peut la partager.

Pavel Evdokimov a indiqué de manière extrêmement poignante quel cheminement intérieur l’icône présuppose. L’icône n’est pas simplement la reproduction de ce qui est perceptible par les sens, mais présuppose plutôt, comme il le dit, un « jeûne de la vue ». La perception intérieure doit se libérer de la simple impression des sens et, dans la prière et l’ascèse, acquérir une capacité nouvelle et plus profonde de voir, passer de ce qui est purement extérieur à la profondeur de la réalité, de sorte que l’artiste voit ce que les sens en tant que tels ne voient pas et qui apparaît néanmoins dans le perceptible : la splendeur de la gloire de Dieu, la « gloire de Dieu sur le visage du Christ » (2 Co 4,6).

Admirer les icônes, et en général les grands tableaux de l’art chrétien, nous conduit sur un chemin intérieur, un chemin de dépassement de soi et ainsi, dans cette purification du regard, qui est une purification du cœur, nous révèle la Beauté, ou du moins un rayon de celle-ci. C’est précisément de cette manière qu’elle nous met en relation avec la puissance de la vérité. J’ai déjà souvent exprimé ma conviction que la véritable apologie de la foi chrétienne, la démonstration la plus convaincante de sa vérité, contre toute négation, sont d’une part les saints, et d’autre part la beauté que la foi a engendrée. Pour que la foi grandisse aujourd’hui, nous devons nous amener et amener les personnes que nous rencontrons à rencontrer les Saints, à entrer en contact avec le Beau.

Mais il nous faut maintenant répondre à une autre objection.

Nous avons déjà rejeté l’affirmation selon laquelle ce qui a été soutenu jusqu’à présent est une fuite dans l’irrationnel, dans le simple esthétisme. C’est plutôt le contraire qui est vrai : c’est précisément de cette manière que la raison est libérée de sa torpeur et rendue capable d’agir.

Une autre objection a aujourd’hui plus de poids : le message de la beauté est complètement remis en question par le pouvoir du mensonge, de la séduction, de la violence et du mal. La beauté peut-elle être authentique, ou n’est-elle finalement qu’une illusion ? La réalité n’est-elle pas finalement le mal ? La crainte qu’en fin de compte, ce ne soit pas la beauté qui nous conduise à la vérité, mais que le mensonge, la laideur et la vulgarité constituent la véritable « réalité » a angoissé les hommes à travers les âges.

Dans le présent, elle s’est exprimée par l’affirmation qu’après Auschwitz, on ne pouvait plus faire de poésie, après Auschwitz, on ne pouvait plus parler d’un Dieu bon. On se demande : où était Dieu quand les fours crématoires fonctionnaient ? Or cette objection, pour laquelle il y avait des raisons suffisantes même avant Auschwitz, dans toutes les atrocités de l’histoire, indique en tout cas qu’une conception purement harmonieuse de la beauté ne suffit pas. Elle ne fait pas le poids face à la gravité de l’interrogation sur Dieu, sur la vérité, sur la beauté. Apollon, qui pour le Socrate de Platon était « le Dieu » et le garant de la beauté imperturbable comme « le vrai divin », ne suffit absolument plus.

Nous revenons ainsi aux « deux trompettes » de la Bible dont nous sommes partis, au paradoxe qui fait que l’on peut dire du Christ à la fois « Tu es le plus beau des fils de l’homme » et « Il n’a ni apparence ni beauté… Son visage est défiguré par la douleur ».

Dans la Passion du Christ, l’esthétique grecque, si digne d’admiration pour son contact pressenti avec le divin, qui reste indicible, n’est pas supprimée, mais dépassée. L’expérience de la beauté a reçu une nouvelle profondeur, un nouveau réalisme. Celui qui est la Beauté même s’est laissé frapper au visage, cracher dessus, couronner d’épines – le Saint Suaire de Turin peut nous faire imaginer tout cela de façon touchante. Mais c’est précisément dans ce Visage défiguré qu’apparaît la beauté authentique, extrême : la beauté de l’amour qui va « jusqu’au bout » et qui, précisément en cela, se révèle plus fort que le mensonge et la violence.

Ceux qui ont perçu cette beauté savent que c’est précisément la vérité, et non le mensonge, qui est le dernier recours du monde. Ce n’est pas le mensonge qui est « vrai », mais précisément la vérité. C’est, pour ainsi dire, une nouvelle ruse du mensonge pour se présenter comme « vérité » et nous dire : « au-delà de moi, il n’y a fondamentalement rien, cessez de chercher la vérité ou même de l’aimer, vous êtes sur la mauvaise voie ». L’icône du Christ crucifié nous libère de cette tromperie qui sévit aujourd’hui. Mais elle pose comme condition que nous nous laissions blesser avec lui et que nous croyions en l’Amour, qui peut risquer de déposer la beauté extérieure pour annoncer, précisément de cette façon, la vérité de la Beauté.

Le mensonge, cependant, connaît aussi un autre stratagème : la beauté mensongère, fausse, une beauté éblouissante qui ne fait pas sortir les hommes d’eux-mêmes pour les ouvrir dans l’extase de l’ascension, mais les emprisonne totalement en eux-mêmes. C’est ce genre de beauté qui n’éveille pas la nostalgie de l’indicible, la disponibilité à s’offrir, à s’abandonner, mais qui réveille la convoitise, la volonté de puissance, de possession, de plaisir.

C’est ce type d’expérience de la beauté dont parle la Genèse dans le récit du péché originel : Eve a vu que le fruit de l’arbre était « beau » à manger et « agréable à regarder ». La beauté, telle qu’elle la vit, éveille en elle le désir de possession, la fait se replier, pour ainsi dire, sur elle-même.

Qui ne reconnaîtrait pas, par exemple dans la publicité, ces images qui, avec une extrême habileté, sont faites pour tenter irrésistiblement l’homme de tout s’approprier, de rechercher la satisfaction du moment au lieu de s’ouvrir à autre chose que lui-même ? Ainsi, l’art chrétien se trouve aujourd’hui (et l’a peut-être toujours été) entre deux feux : il doit s’opposer au culte du laid qui nous dit que tout le reste, toute beauté est tromperie et que seule la représentation de ce qui est cruel, bas, vulgaire, serait la vérité et la véritable illumination de la connaissance. Et il doit s’opposer à la beauté mensongère, qui rapetisse l’homme au lieu de le rendre grand, et qui, pour cette raison même, est un mensonge.

Qui n’a pas connu la phrase souvent citée de Dostoïevski : « La beauté nous sauvera » ? Nous oublions cependant, la plupart du temps, de nous rappeler que Dostoïevski entend ici la beauté rédemptrice du Christ. Nous devons apprendre à Le voir. Si nous apprenons à le connaître non seulement par des mots, mais si nous sommes frappés par la force de sa beauté paradoxale, alors nous faisons vraiment sa connaissance et nous ne le connaissons pas seulement en entendant parler de lui par d’autres. Nous avons alors rencontré la beauté de la Vérité, de la Vérité rédemptrice. Rien ne peut nous mettre plus en contact avec la beauté du Christ lui-même que le monde de la beauté créé par la foi et la lumière qui brille sur les visages des saints, à travers laquelle Sa propre Lumière devient visible.

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