J’ai traduit récemment un article (L’Empire européen: quand l’Empire des Habsbourg redevient un modèle possible pour l’Europe) d’un philosophe italien fièrement indépendant – issu de la gauche radicale, mais il semble avoir pas mal évolué -, que j’apprécie justement pour sa liberté de ton. Giorgio Agamben se référait à une possible renaissance de l’Empire austro-hongrois, ou, en remontant plus loin dans le temps, au Saint-Empire Romain germanique pour prendre le relais d’une Union Européenne à bout de souffle et sans identité. Je trouve intéressant de compléter son analyse par le commentaire d’un autre philosophe – de droite! Marcello Veneziani prolonge la réflexion à travers un second article (Capitalismo communista) où Giorgio Agamben identifie dans la Chine l’ « autre » empire, réunissant en une seule figure les deux « monstres » qui ont dominé la seconde moitié du XXe siècle : le communisme et le capitalisme (et nous en avons eu un avant-goût avec la crise-covid).

Agamben émet l’hypothèse qu’un conflit est en cours entre le capitalisme occidental, qui coexistait avec l’État de droit et les démocraties bourgeoises, et le nouveau capitalisme communiste ; et de ce conflit, ce dernier semble sortir vainqueur.

(…)

Le nouveau régime réunira en lui l’aspect le plus inhumain du capitalisme et l’aspect le plus atroce du communisme étatiste, combinant l’aliénation extrême des relations entre les hommes et un contrôle social sans précédent.

Pour nous sauver de l’Union européenne, il n’y a que le Saint Empire Romain

www.marcelloveneziani.com/articoli/per-salvarci-dallunione-europea-ce-solo-il-sacro-romano-impero/

Et si, pour nous sauver de l’Union européenne, de la mondialisation, de la puissance chinoise et américaine, il fallait repenser le Saint Empire romain? Je ne suis pas devenu fou, je relaie, avec une certaine complicité, une thèse du philosophe italien vivant le plus connu.

Préambule. Nous sommes à l’ère de la dépolitisation intégrale, droite et gauche, traditionalistes et progressistes ne rêvent plus de révolutions et de restaurations ou de percées radicales. A l’ère de la neutralisation, où les gouvernements deviennent des gouvernances, et se contentent d’administrer le présent sans oser de rupture avec le pouvoir global, permettez-moi un instant de m’adonner au Mythe, au Film Apocalyptique et de voir grand. Puis je redescendrai sur terre, mais pour une fois, laissez-vous aller. Pour ce faire, nous ne ferons pas appel aux Grands du passé, de Platon à plus loin dans le temps, mais à un philosophe vivant qui n’est certainement pas de droite. Le philosophe en question est Giorgio Agamben, que beaucoup ont connu pour ses positions critiques au moment de la pandémie et de la vaccinocratie. Je ne reprendrai pas ses réflexions sur l’usage liberticide de la pandémie mais sur quelque chose qui est au ciel et non sur terre. Ainsi le philosophe, autrefois situé à la gauche, même radicale, propose la constitution d’un « empire latin » promu par les trois grandes nations latines (France, Espagne et Italie), en accord avec l’Église catholique et ouvert aux pays méditerranéens. Son rêve, écrit-il explicitement sur le site Quodlibet, est même la création d’un empire européen semblable à l’empire austro-hongrois ou à l’Imperium envisagé par Dante dans De monarchia. Agamben s’inspire du philosophe Alexandre Kojève, mais son idée d’empire l’unit à d’autres penseurs vivants tels que Remi Brague, Massimo Cacciari, et même Alain de Benoist.

Agamben soutient que dans la situation extrême dans laquelle nous nous trouvons, c’est précisément un modèle politique aussi ancien qui peut redécouvrir une actualité inattendue. La condition préalable à cette redécouverte, explique le philosophe, est que les citoyens des États-nations européens retrouvent un lien avec leurs propres lieux et traditions culturelles et se projettent dans l’idée d’une citoyenneté européenne, incarnée non pas par un parlement ou d’obscures commissions, mais par un pouvoir symbolique semblable au Saint Empire romain germanique. La question de savoir si un tel empire européen est possible ou non, dit Agamben, ne nous intéresse pas et ne correspond pas à nos idéaux : elle prend néanmoins une signification particulière si nous prenons conscience que l’actuelle communauté européenne n’a pas de véritable consistance politique et s’est même transformée, comme tous les États qui en font partie, en un organisme malade qui court plus ou moins consciemment vers sa propre autodestruction. Ainsi parlait Agamben le 6 février.

Je reste troublé et ému. C’est un idéal élevé, magnifique, et en même temps aussi éloigné qu’il peut l’être aujourd’hui de la réalité et des hommes qui dirigent l’Europe, les nations, les pouvoirs en place. Et c’est un idéal qui semblait déjà inaccessible à l’époque de Dante. Il serait d’ailleurs curieux de traduire cet espoir d’empire dans la figure d’un empereur.

Mais Agamben s’est-il attaqué au seul empire en vigueur dans notre époque globale, à savoir le capitalisme ? Oui, et il en arrive à une conclusion rigoureuse et stupéfiante. En effet, il affirme que le capitalisme qui se consolide à l’échelle planétaire n’est plus le capitalisme occidental : il s’agit plutôt du capitalisme dans sa variante communiste, qui associe un développement rapide de la production à un régime politique totalitaire. C’est là, prévient le philosophe dans une note également publiée dans Quodlibet le 15 décembre [www.quodlibet.it/giorgio-agamben-capitalismo-comunista], l’importance historique majeure que la Chine est en train de prendre non seulement dans l’économie, mais aussi comme forme de gouvernement, comme l’a montré l’utilisation politique de la pandémie. Et nous n’avons pas encore fait nos comptes avec la technoscience et le transhumanisme, ajouterais-je.

Les régimes établis dans les pays communistes étaient une forme particulière de capitalisme d’État, adaptée aux pays économiquement arriérés, réfléchit le philosophe, mais personne ne s’attendait à ce que cette forme de capital-communisme, qui avait échoué, soit destinée à devenir, dans une configuration technologiquement à jour, « le principe dominant de la phase actuelle du capitalisme mondialisé ». Agamben émet l’hypothèse qu’un conflit est en cours entre le capitalisme occidental, qui coexistait avec l’État de droit et les démocraties bourgeoises, et le nouveau capitalisme communiste ; et de ce conflit, ce dernier semble sortir vainqueur. Ce qui est certain, poursuit le philosophe, c’est que le nouveau régime réunira en lui l’aspect le plus inhumain du capitalisme et l’aspect le plus atroce du communisme étatiste, combinant l’aliénation extrême des relations entre les hommes et un contrôle social sans précédent.

Bref, si vous avez compris ce que j’ai compris, dans une perspective eschatologique, le conflit final qui se prépare dans les cieux, avant d’être sur la terre, est entre un Saint Empire romain et ses alliés potentiels dans le monde, et le capitalisme communiste, qui réunit en une seule figure les deux  » monstres  » qui ont dominé la seconde moitié du XXe siècle : le communisme et le capitalisme. C’est le conflit final entre le Katechon, celui qui arrête la dissolution, et l’Antéchrist, sur lequel Agamben lui-même et Cacciari ont écrit.

Troublant.

Alors que sur la terre et dans nos régions nous débattons de Sanremo [le festival italien de la chanson, qui cette année a été une véritable vitrine-LGBT] , et de la Foire du Livre [et en France de la réforme des retraites et de Palmade!], au ciel se prépare une bataille radicale de Grande Politique, que seuls les philosophes apocalyptiques peuvent voir. Curieux que cette vision ne vienne pas d’un Pape, d’un Père de l’Eglise, d’un Prophète, d’un Penseur de la Tradition, mais d’un philosophe qui écrit dans Il Manifesto [quotidien italien d’extrême-gauche]. De Karl Marx à Charlemagne [Carlo Marx/Carlo Magno: le français ne permet pas de saisir l’homophonie qui mesure le grand écart d’Agamben].

L’aspect tragique et surréaliste de la question est que l’ennemi à vaincre est vivant et réel, tandis que son remède, le Katechon, se trouve dans les cieux. Alors, attendons-nous la providence divine, ou espérons-nous simplement l’imprévisibilité humaine ?

En attendant, respirons un souffle d’Histoire, de Pensée et de Sacré dans une époque qui les nie.

La Verità – 19 février 2023

Mots Clés :
Share This